Elle écrivait au fil de la plume, en épistolière sincère et souvent inspirée, comme on peut le lire dans ces extraits.
En réponse à ceux qui me disent que je suis grosse (parodie de la tirade du nez de Cyrano de Bergerac).
… Ah non, c’est un peu court, jeune homme. On pouvait dire, O Dieu, bien des choses en somme. En variant le ton. Par exemple, tenez : Agressif : Si j’avais une telle cuirasse, Il faudrait sur-le-champ que je m’en débarrasse. Amical : Mais il doit vous gêner, ce gros ventre. Dans une brouette, poussez-le donc, que diantre. Descriptif : C’est un mont, c’est bien trouvé, pas mal un mont ! non, que dis-je, c’est un ballon d’Alsace. Curieux : De quoi sert cette énorme besace ? De sac à provisions ? Peut-être de football ? Gracieux : C’est commode au milieu d’un naufrage de vous avoir à bord, bouée de sauvetage. Et c’est là que l’on voit que vous êtes aimable, et combien vous sont chers, Madame, vos semblables. Truculent : Ah ça, quand par hasard vous passez dans un petit salon, a-t-on des paravents ? En hiver, je l’espère, enfin réfléchissez, c’est un ventilateur, un être corpulent ! (…).
Je suis un enfant, me répète-t-on. J’ai 20 ans et j’en accuse 12 moralement. C’est fort ennuyeux, car je crains (dans le cas où, en effet, je serais vraiment une enfant) que, le jour où s’éveilleront en moi des sentiments que je ne connais soi-disant pas encore, je crains, avec la nature ardente et exclusive que je crois avoir, n’être plus capable de lutter et alors… si cela devait être, j’aimerais mieux mourir à l’instant même. Cependant, il y a, je crois, une grave erreur dans cette opinion sur moi. On oublie mon enfance plutôt précoce sous le rapport envisagé et je crois que personne ne saura jamais et moi non plus peut-être, quoique je m’en doute, l’influence formidable qu’a eue sur moi le chagrin de la mort de l’oncle Pierre. Je ne peux pas y repenser sans re-souffrir, non plus pour le présent mais rétrospectivement. J’étais une enfant, c’est entendu, mais, pour moi, ces enfantillages étaient une réalité indiscutable et qui absorbait complètement mon esprit en étant le pivot de toutes mes pensées. A 12 ans, l’âge où commence la transition, la mort de ma soeur Jacqueline a fait que je n’avais plus trop de mon âme pour m’absorber dans des réflexions extrêmement troublantes et captivantes. Suis-je en retard ? Ou au contraire, suis-je trop en avance ? Toujours est-il qu’il manque certainement de la cohésion, ce qui fait que je ne me sens pas comme les autres jeunes filles de mon âge et j’en souffre énormément (…).
Il y a des choses qui – on le sait – doivent arriver un jour ; on voudrait en retarder le moment – mais lorsqu’il est venu, il faut savoir les accueillir. Cette lettre, confiante mise au point définitive, brisera peut-être tout entre nous et alors mieux vaut maintenant car nous ne pourrions que nous faire plus de mal en continuant à nous voir avec des malentendus entre nous ; mais elle risque aussi de me réhabiliter à tes yeux et de sauver notre affection. Si je suis » ton » enfant, je ne suis plus » une » enfant. Au lieu d’être » très triste » de m’aimer » malgré tout » tu comprendras peut-être que je suis une femme qui te fait honneur – tout autant qu’à ma mère d’ailleurs. Alors, même si je dois te voir encore plus rarement ou pas – je ne regretterai pas les heures passées à t’écrire (…).
L’évolution grandissante de la névrose de maman devait aboutir à me fermer la porte de la maison ; mais il lui fallait aussi m’en donner la responsabilité. C’est peut-être la seule raison qui donna à ce détail banal d’une porte fermée – derrière moi et non sur elle qui ne nous suivait pas du
tout – l’envergure dramatique qu’il a eue. J’ai beau être habituée à ces malades, j’ai eu longtemps l’espoir de me tromper sur maman et je voulais à tout prix essayer de trouver dans une intonation, un geste ou un mot de ma part, quelque chose qui eût en effet, en soi-même, le pouvoir de déclencher des interprétations revendicatrices quitte à les dire exagérées. Mais hélas, depuis plusieurs mois, je suis obligée de voir clair. Il n’est pas là désir de me séparer d’elle, de haine ni même de blâme. Si maman avait un cancer lui en voudrais-je ? et c’est un mal moral aussi grave dont elle est la proie et elle souffre terriblement.
Quand, après la mort de Jacqueline, elle est tombée dans sa grande dépression neurasthénique, aboutissant à la fièvre et au délire de Vic-sur-Cère, qu’a résolue la seule thérapeutique morale d’une jeune médecin psychologue, puis la grossesse et la naissance de Jacques, fallait-il lui en vouloir ?
Si tu le veux, un jour je t’expliquerai le mécanisme psychologique qui fait de la période actuelle – commencée il y a une huitaine d’années – une autre phase de la même maladie, moins pénible à supporter pour maman elle-même, mais tout autant pour l’entourage (…).
L’enfant aveugle n’est jamais phobique (alors que c’est la névrose majeure de tous les jeunes enfants, celle qui entraîne le mécanisme de défense compulsif). Les aveugles de naissance — autant que j’ai pu en juger — sont très peu anxieux. Il semble que la condition d’aveugle soit en ce sens totalement à l’opposé de la condition du sourd de naissance (cependant encore avantagé par rapport au sourd tardif sur ce point, ce dernier est persécuté).
Les aveugles de naissance échappent au couplage de la lumière du regard maternel et de la satisfaction ou de l’insatisfaction des couplages coenesthésiques divers, entre autres du couplage muqueux bouche-sein et du couplage fonctionnel téter-lait, couplage corporel auquel met fin le rassasiement estomac-lait, tandis que commence le couplage des masses corporelles, celle passive du nourrisson et celle active de la mère. Toutes les sensations de variations coenesthésiques internes dans le corps-à-corps à la mère sont, pour le voyant, accompagnées de cet éclat du regard maternel qui centre la face de la mère, port d’attache élu du regard de l’enfant. Rien pour le voyant n’a plus de sens que l’expression du visage et, dans celui-ci, des regards, toutes les inquiétudes et angoisses de la mère, toutes ses jubilations (…).
Excuse-moi d’avoir tardé à te répondre, je suis très occupée.
Tu me demandes si ton père a le droit de décider pour toi. Certainement pas et si c’était son intention ce ne serait pas un père. Mais tu me dis que pour les grandes choses tu aimes demander conseil et te ranger aux opinions de tes parents.
Cela prouve que tu n’es pas encore libre, et ta façon de penser – qu’un homme peu instruit mais intelligent et intelligent de ses mains (ce qui a au moins autant sinon plus de valeur que bien des professeurs instituteurs ou agrégés qui ne savent que manier les mots) – prouve que tu ne sais pas encore qui te convient (…). Tu me dis que tu l’aimes et ne voudrais » fâcher » personne. La question de l’aimer est la seule importante, mais comment ? Le mariage n’est pas une aventure ni sexuelle ni sentimentale. C’est en fait le lien de deux êtres libres qui veulent se donner l’un l’autre la vie du coeur, du corps, de l’âme et par-delà marier deux lignées dans la personne des éventuels enfants.
L’important c’est de ne pas l’aimer » contre » ton père mais en ton for intérieur te dire Papa ne comprend pas mais moi je l’honore en choisissant cet homme et sa famille. Il honore ma famille en m’épousant (…).
Je ne m’occupe pas d’autre chose que de psychanalyse, c’est-à-dire d’écouter des gens qui se sentent marginaux et qui souffrent d’angoisse, qui se sentent malades affectifs. Vous vous sentez en bonne santé mentale et morale. Luttez pour défendre tout ce que vous voulez mais acceptez de rester » marginaux » parce que l’homophilie exclusive en fait partie. La plupart des êtres humains ont des désirs homophiles et hétérophiles. Ceux qui, devenus adultes, ne sont qu’homophiles se trouvent donc les marginaux, mais ce sont des marginaux qui ont civiquement les mêmes droits que tous, hétérophiles, impuissants sexuels, hétérophiles frigides sexuels. Ils sont des citoyens autant que les hétérophiles hétérosexuels jugés ou non, eux seuls le savent, dans l’hétérosexualité qu’ils affectent, mariés ou concubins. La question d’être » écrasés » comme vous dites est une question de subjectivité coupable. Coupable de quoi puisque vous payez vos impôts, que vous travaillez ? Coupable de se sentir marginal ? Mais c’est un fait, ni mal ni bien, et puis qui peut juger pour un autre s’il est véridique et que ses actes répondent à son authentique désir ? (…).
Ces lettres et ces documents sont extraits des deux volumes de correspondance de Françoise Dolto parus chez Gallimard en 2003 et 2005
© Le Monde — mercredi 22 octobre 2008