Intervention lors de la rencontre organisée en juillet 1999 à Marseille par le Centre National de la Danse, à l’occasion de la rétrospective consacrée à Oskar Schlemmer par les Musées de Marseille. A paraître dans les Actes du Colloque « Oskar Schlemmer », Editions du Centre National de la Danse, Paris, 2001.
Dans une note manuscrite datée du 14 mai 1922, et publiée seulement après sa mort, en 1940, consacrée à la tête de Méduse, Freud pose une égalité troublante, qu’il donne pour une évidence, et dont il déduit un syllogisme interprétatif : « Couper la tête = châtrer. L’effroi devant la Méduse est donc effroi de la castration, qui est lié à un regard ». La castration refoule ici le meurtre en arrière-fond : curieusement, il n’est question, dans cette note, ni de la guerre, ni de la mort. Il est question de l’effroi devant le sexe féminin, mais non devant les horreurs de la guerre. Pourtant, ce regard de la Méduse, on peut penser qu’il est comme un regard entre deux guerres, dont Persée assurerait la transition civilisatrice. « Le regard de la Méduse fige le spectateur, le change en pierre ». Il est donc question, en même temps, de la naissance des statues. Quel regard engendre les statues ? Quel regard les anime ou les ruine ?
La Gorgone, telle qu’on la voit notamment au musée de Corfou, sur le grand fronton de la façade ouest du temple d’Artémis, apparaît bien en effet comme une déesse archaïque de la guerre et de la mort (déesse lunaire). Elle apparaît porteuse d’effroi, dans toute sa majesté, mais non la tête coupée, entourée de Pégase et de Chrysaor, ses deux enfants qui incarnent la puissance de la foudre, et de deux énormes lions-panthères. Elle est plus proche de certaines figures précolombiennes que des futures divinités grecques. Déesse de la mort, maîtresse des bêtes sauvages, du monde d’en bas . Mortelle à son tour (Méduse, la seule des trois Gorgones à être mortelle, selon Hésiode), Persée réussit par ruse à lui trancher la tête, pour en faire offrande à Athéna, dont elle ornera désormais l’égide, de même que la foudre transportée par Pégase deviendra l’apanage de Zeus. Autrement dit, la sauvage guerrière, déesse de mort, est dès lors mise au service de la fonction civilisatrice, comme un bouclier nucléaire protégeant la paix et la culture. Le regard pétrifiant a changé de nature et de fonction, il devient le regard pacifié de la cité qui a surmonté le meurtre.
Le théâtre aurait-il à faire face, non seulement à ce regard, mais surtout à ce changement de fonction, à ce changement de scène, qu’on pourrait désigner comme sa transition de phase ? On comprendrait mieux alors qu’à la guerre et à ses horreurs soit substituée, en phase civilisatrice, la fonction apotropaïque du sexe, où l’effroi peut virer au grotesque, fonction à laquelle Freud se réfère à la fin de sa note :
« Dès lors que la tête de Méduse supplée la représentation du sexe féminin, bien plus, isole l’effroi qu’il éveille du plaisir qu’il suscite, on peut se souvenir que montrer son sexe est par ailleurs un geste apotropaïque bien connu. Ce qui vous plonge dans l’effroi aura sur l’ennemi à repousser le même effet. Dans Rabelais encore, on voit le diable prendre la fuite lorsque la femme lui montre sa vulve.
Le membre mâle érigé lui aussi peut servir d’apotropaïque, mais grâce à un autre mécanisme. Montrer son pénis – et tous ses substituts – veut dire : Je n’ai pas peur de toi, je te nargue, j’ai un pénis. C’est donc une autre méthode pour intimider l’esprit malin ».
On oublie peut-être un peu, puisqu’il s’agit de sculpture et de dessin, que la bouche en même temps pousse un cri, un cri bouche grand’ouverte venu de l’abdomen, un cri de guerrier qui lui-même stupéfie d’effroi et fige l’ennemi sur place (ainsi la Tête de Méduse de Giacinto Calandrucci, au Musée du Louvre, reproduite dans Mémoires d’aveugle , de J. Derrida, ressemble à la grimace guerrière d’un Indien). « Il est clair que quelque son terrifiant était la force qui à l’origine se trouvait derrière la Gorgone : un son guttural, un hurlement animal qui sortait, avec un grand souffle, de la gorge, demandant une bouche distendue ». Le spectateur qui se fige quand le train passe, bouche bée (Kafka, Journal, p. 1), voilà qui nous évoque aussi la guerre jamais close entre l’individu et la civilisation (le sujet « désubjectivé » par la technique, suffoqué et pétrifié par elle !). Le diabolique est la face cachée, non (encore) civilisée, du symbolique (que n’a-t-on pas dit, écrit ou montré sur la puissance terrible et médusante des locomotives, depuis « l’entrée du train en gare de La Ciotat » jusqu’à La Bête humaine de Zola-Renoir?).
Dans ce face à face, le sexe joue un double jeu, à la fois diabolique et source de sublimation. Apotropaïque, il fait fuir l’ennemi en redevenant sauvage, source d’effroi, castrateur (rétorsion du sauvage sur le civilisé – ce qui donne une tout autre portée à ladite « menace de castration »), mais peut aussi faire rire, voire chasser la tristesse du deuil. « Alors l’apotropaïque réserve toujours plus d’une surprise », écrit J. Derrida – surprise, notamment, sur la castration elle-même . Y aurait-il, par exemple, une fonction apotropaïque de la pornographie ? Le fil tranchant de la civilisation aurait alors à séparer finement, comme entre l’érotisme et la pornographie, à l’intérieur même du sexe, « l’effroi qu’il éveille du plaisir qu’il suscite », rejetant l’effroi dans les marges transgressives et guerrières pour intégrer le plaisir dans l’ordre social et la paix des ménages, autrement dit instaurant le principe de plaisir comme principe de réalité, ce qui laisse en suspens la question de son au-delà, notamment sous la forme de la cruauté et de la jouissance propre au geste artistique lui-même.
Jusqu’à quel point ce fil tranchant serait-il dès lors le même que ce que Schlemmer nomme l’abstraction ? De sorte que notre ambivalence concernant la mécanisation, la technique, etc., continuerait à être guidée par ce fil lui-même. « Une des marques de notre temps est l’abstraction, qui d’une part travaille à disjoindre les composants d’un ensemble existant pour les mener chacun à l’absurde ou les porter à leur plus haut degré de puissance. (…) Marque de notre temps ensuite, la mécanisation, processus inexorable qui s’empare de tous les domaines de la vie et de l’art ». Séparation du tranchant de la main, entre ombre et lumière, qu’on voit jouer dans l’autoportrait Selbstbildnis mit erhobener Hand (1931-32). Ce tranchant doit frayer la voie à quelque chose comme la joie – « Non aux lamentations sur la mécanisation ! Oui au plaisir de la mathématique ! », proclame la Mathématique de la danse – une joie à la fois novalissienne et nietzschéenne !
Il y a donc une intrication extrêmement complexe entre la guerre, la mort, le regard, l’effroi, le sexe, l’apotropaïque, le diable, l’ennemi (l’esprit malin), et le mouvement (la fuite) ou le figement (la représentation) – et la joie. Quelle scène peut supporter la présentation ou la représentation d’une telle intrication ? Quelle scène peut prendre en charge un tel regard ? Quelle représentation peut présenter la scène de ce regard ? Le plaisir mis à la porte revient-il alors comme jouissance, et laquelle ? Telle serait au fond la question de la jouissance esthétique comme contrepoint ou contrepartie (hantise) du cruel et de l’apotropaïque (comme capture optique, chez Schlemmer, de cette scène du regard et de la cruauté).
Une tête devenue main, une tête-main coupée avec tous ses doigts multipliés par l’action meurtrière comme des serpents, une main-regard où le meurtre contemple le meurtrier, une tête-main-regard-bouche qui regarde dans le meurtrier son meurtre, et dispense l’effroi, fige la fuite, invente la statue . Le regarde droit dans les yeux ou, de dos, fixe sa nuque (Bauhaustreppe, 1932, L’escalier du Bauhaus, ou la montée des nuques… ). La Gorgone de Corfou elle-même est saisie dans la posture dite de « la course agenouillée », très semblable à la posture de yoga dite « posture du guerrier », le genou gauche fléchi latéralement à angle droit, le buste et le visage de face, la bouche distendue, langue pendante entre les dents , les bras largement étendus de chaque côté, dans un mouvement général qui peut paraître aussi bien une mise en garde et un défi qu’une course latérale arrêtée dans un plan fixe. Posture étrangement identique – à l’orientation près du visage et du buste (car ce qui caractérise la Gorgone est précisément sa facialité) – à celle de l’homme schlemmerien courant « dans le cercle des idées » (dans la planche Der Mensch im Ideenkreis, 1928, reproduite p. 122 du Catalogue).
Une main donc magiquement pétrifiante, qui tue et qui sculpte à la fois. Peut-être incarnant le geste même de la civilisation, la vitesse de propulsion (froissant l’air comme l’éclair du sabre) figeant dans son malaise le spectateur, c’est à dire l’homme civilisé lui-même : « Les spectateurs se figent quand le train passe ». Double mouvement d’oscillation, du sujet sur lui-même, et de la technique sur elle-même, dessinant le bord d’une scène oblique. Novalis parlait de la « nature acoustique de l’âme » et de l’analogie ondulatoire entre la pensée et la lumière, « puisque toutes deux se joignent et s’associent à des oscillations ». Mais alors, cela veut dire que le romantisme s’inverse, que le sens de la coupure s’inverse ; ce n’est plus la fantasmatique imaginaire, mais la technique elle-même, dans sa précision physique, qui pourra décider de nos révélations. « Je suis persuadé qu’on parvient plus vite à de véritables révélations par la froide intelligence technique et un sens moral au repos, que par la fantaisie qui semble bien ne nous mener qu’au royaume des spectres, cet antipode du vrai ciel ».
Du même coup le sens du meurtre pourra être retourné lui aussi, et comme refluer sur lui-même, dans le sens d’une métamorphose – au sens où Novalis disait que la mort elle-même était une métamorphose (« Nous ne mourons que dans une certaine mesure … »). Il sera donc toujours question néanmoins du sang – « des fonctions invisibles du dedans, battements du coeur, circulation du sang, respiration, activité du cerveau et des nerfs », mais il s’agira aussi de la transformation du corps humain par la technique, de sa métamorphose vers l’abstraction. On voit surgir ainsi à l’horizon un espoir qui inverserait une ombre mortelle, en prolongerait au loin la trace négative dans une mer de papiers et d’esquisses. « Ou bien il … jette son ancre au loin, dans la mer de l’imagination et des possibles les plus lointains. Alors ses projets demeurent papiers et modèles, matériaux pour conférences et expositions sur l’art de la scène. Ses plans sombrent devant l’impossibilité de leur réalisation. En fin de compte, c’est sans importance pour lui… ». Sans importance ? Etrange titre de Kokoschka auquel Schlemmer collabore en 1921 : Mörder, Hoffnung der Frauen (Assassin, Espoir des femmes). Or ce meurtre qui porte l’espoir porte aussi la trace d’un avortement qui n’a pas eu lieu, et le figement défait réitère l’arrêt prématuré d’une vie qui s’est pourtant remise en marche ; le figement remis en mouvement dans « les possibilités de figuration extraordinaires de la technique » garde la mémoire d’un voeu de mort grâce auquel le sang (des menstrues) aurait pu couler de nouveau. Espoir des femmes ? Persée, comme Oedipe, n’aurait pas dû naître : l’oracle avait annoncé à Danaé que, si elle avait un fils, il tuerait son grand-père ; celui-ci fit enfermer sa fille, mais Zeus se changea en pluie d’or pour la féconder. A la limite, pure rétroaction oedipienne : le corps maternel se voile désormais du sang noirci du meurtre du père, l’égide de ce meurtre la protège et la met à jamais à l’écart (à l’abri de toute souillure). Germe repris à la mort, cellule rendue au flux souterrain de la fécondité. Hallucination du doigt coupé, flottant dans l’air comme une arme dissuasive (épée de Chrysaor ?). Oedipe en caressant sa mère a du sang sur les mains. Ce sang, peut-être, se change en pluie d’or, ensemençant l’avenir de sa transition générative (« L’homme cultivé vit complètement pour l’avenir », dit Novalis ). La tête coupée se projette alors au dehors comme un masque (dans le mythe d’Hésiode, c’est au moment où Méduse meurt que Pégase et Chrysaor jaillissent de son col tranché). Sublimation à vif. Dans le grand Persée en marbre de Camille Claudel (1902), le masque de la Gorgone est un auto-portrait. De l’une des ailes de la Gorgone, sur le corps décapité de laquelle Persée se dresse comme un Saint Michel terrassant le dragon, se déploie un long drapé qui dissimule le sexe de Persée avant de s’enrouler autour de son bras gauche en se mêlant aux flots de sang figé sortant du cou de la Gorgone. Cette tête, qu’il tient levée en arrière de sa propre tête, dirige son regard vers sa nuque. La chevelure de serpents s’enroulent autour de son avant-bras. De sa droite, il tient devant lui le bouclier-miroir, orienté de telle sorte que puissent s’y refléter à la fois son propre visage juvénile et le masque de la Gorgone, qui est celui, vieillissant, de Camille elle-même. Dans un marbre plus petit sur le même thème, Persée a l’air d’une jeune fille. « Quelle est cette tête à la chevelure sanglante qu’il élève derrière lui, sinon celle de la folie ? », écrira Paul Claudel . « Soleil cou coupé », écrira Rimbaud.
Dans Mémoires d’aveugle, Derrida énumère « les valeurs du masque. D’abord la dissimulation : le masque dissimule tout sauf (d’où la fascination jalouse qu’il exerce) les yeux nus, seule partie du visage à la fois visible, donc, et voyante, le seul signe de nudité vivante qu’on croit soustrait à la vieillesse et à la ruine. Ensuite la mort : tout masque annonce le masque mortuaire, il participe toujours de la sculpture et du dessin. Enfin (par conséquent, et cette déduction quasi transcendantale n’a nul besoin de mythe, d’événement ou de nom propre) l’effet « médusant » : le masque montre des yeux dans un visage découpé qu’on ne peut regarder en face sans se voir signifier l’objectivité pétrifiée, la mort ou l’aveuglement. Chaque fois qu’on porte un masque, chaque fois qu’on le montre ou dessine, on répète l’exploit de Persée ».
Il suffit de rappeler ici l’importance du masque dans l’oeuvre d’Oskar Schlemmer, et d’abord cet autoportrait où il se figure comme le masque de lui-même, en redoublement du masque qu’il tient de la main gauche juste au-dessous de son propre visage, comme une métonymie. Son propre visage devient son propre masque, et donc son propre masque mortuaire, la saisie de biais, indirecte, du regard de l’Autre sur lui, qui le fige dans une stupéfaction d’être soi (soulignée dans le regard à l’affût derrière la grille concentrique qui découpe le visage, comme s’il s’ouvrait depuis une « autre scène »). « Ces corps à demi aveugles, que seul le déplacement de l’axe peut orienter dans l’espace, on les trouve aussi chez Schlemmer ».
Un travail, un art souterrains, sont nécessaires pour faire ressurgir sans cesse le mouvement sous la contrainte qui le fige, à proportion de la puissance de cette contrainte, la vision sous l’aveuglement, ou au travers de lui, comme la percée d’un axe ou d’un tunnel. L’art ici tend à renverser le sens de la technique. (Se) voir sans être vu. Se laisser voir (uniquement) comme regard toujours vivant – « le seul signe de nudité vivante » qu’on pourrait croire soustrait à la ruine. Seule nudité sous le masque, sous le travestissement et le costume mécanique. Seul reste d’une nudité absolue (mortelle) à l’intérieur du dessin, de la géométrie, de la scène métaphysique. Le masque fait alors surgir un autre regard, de nulle part, né de l’intervalle même, de l’entre-deux du masque et du visage. « D’autres êtres surgissent alors ; la scène qu’ils investissent devient la métaphore d’un monde inconnu dont le corps dansant se fait à la fois le visionnaire et le révélateur ». Doubles des morts, non-nés, ombres, fantômes, revenants. Métaphore ou transparition, transfiguration ? « Qui est parfaitement conscient a pour nom le voyant. (…) Un homme qui devient esprit – est en même temps un esprit qui devient corps. Cette forme supérieure de la mort, si j’ose m’exprimer ainsi, n’a rien à voir avec la mort ordinaire – ce sera quelque chose que nous pouvons appeler transfiguration (Verklärung) « , écrit Novalis . Néanmoins, il y a à l’inverse de cela une fausse esthétique, une esthétique trompeuse, une « fausse transfiguration », qui est celle des spectres -« résultat d’un obscurcissement ». Toujours ce tranchant ou cette bascule – quel regard fera fuir les spectres ? Et quel regard transfigurera le corps humain ?
Qu’est-ce qui hante ainsi l’histoire ? Est-ce la Révolution française ? Toute l’Europe aura été hantée par le régicide et par la guillotine. Présence spectrale des têtes coupées. On retrouve une trace de cette Zerlegung, qui conjoint le regard incisif, oblique, de Persée avec les scissions horizontales du corps, tracées « à la guillotine », dans la Zerlegte Figur (Kopf und Arme), 4, de 1928-29 (Catalogue Schlemmer, p. 141). Masque tranché au regard de biais. « Persée pourrait devenir le patron de tous les portraitistes. Il signe tous les masques. (…) Sans faire face au regard fatal de Méduse, seulement à son reflet dans le bouclier de bronze poli comme un miroir, Persée voit sans être vu, quand il regarde de côté pour décapiter le monstre ou quand il exhibe sa tête pour faire fuir ses ennemis menacés d’être pétrifiés. Là encore, nulle intuition directe, seulement des angles et l’obliquité du regard. (…) C’est chaque fois la ruse d’un regard oblique ou indirect. Elle consiste à esquiver plutôt qu’à affronter la mort qui vient par les yeux ».
Mais alors, comment cette obliquité peut-elle jouer face à la Révolution et à la guillotine ? Car la figure humaine est décomposée, sciée, mise en fragments non selon ses articulations naturelles, mais selon des scissions mécaniques, des coupures propres à la machine, qui seront donc aussi des coupures « propres », sans bavure, nettes, automatiques. A la différence du samouraï, dont le sabre doit trancher les têtes dans un geste d’une finesse et d’une précision absolues, d’une exactitude métaphysique permettant d’assimiler la chute des têtes à celle des fleurs de cerisier tombant légèrement sous l’effet du vent, la guillotine inaugure la grossière propreté mécanique et répétitive de la machine, première version d’une industrialisation de la mort. Une netteté et une exactitude infatigables qui permettent d’ériger la coupure de la décapitation en spectacle permanent . Qu’est-ce qui subsiste alors, sinon le regard lui-même, le regard confronté à la mort, le regard affronté, comme à son autoportrait, au masque effrayant de la mort elle-même ? Ce n’est pas dès lors un simple changement sur la scène ou dans la scène qui permet une telle (re)présentation de la mort, mais une subversion de la scène tout entière, une subversion de la coupure affectant de proche en proche toutes les coupures susceptibles d’affecter non seulement la politique, mais l’écriture, la langue, le théatre, la peinture, le sexe. Qu’on imagine alors un peuple d’aveugles, où le bourreau aveugle conduirait un condamné aveugle à son excécution capitale devant un souverain lui-même aveugle. La hache à tâtons trouvera-t-elle la bonne articulation, ou bien ratera-t-elle (indéfiniment) son coup, dans une bavure inextinguible ? La guillotine serait la réponse à cette objection du tâtonnement : elle instaure depuis son action mécanique la possibilité d’un peuple d’aveugles (de nouveaux-nés sales et sanglants, joueurs de têtes) focalisé autour d’un point hautement médiatique. On aura peut-être alors une idée du regard qui s’ouvre sur cette scène désormais totalement obscure d’une nouvelle Gorgone. (Le regard de Méduse sur la nuque de Persée ouvrant à tant d’autres nuques exécutées d’une balle qu’il fallait payer ensuite.)
Büchner en est témoin. Jusqu’à quel point la Révolution, ou la hantise de la Révolution, créent-elles (désormais) une communauté impossible (l’horizon ou le présent d’une communauté d’aveugles) ? Une communauté impossible comme présent ? Une communauté hantée par la castration et sa transparence? Une communauté partagée par la folie et son enveloppe ? Hantée par l’apotropaïque ? La société du spectacle commence ici, comme société des aveugles enveloppée dans la transparence de l’Etat. « HERAULT : … Nous sommes tous des fous, et nul n’a le droit d’imposer à un autre sa propre folie. Il faut que chacun puisse jouir à sa façon, à condition que personne n’ait le droit de jouir aux dépens d’un autre ou de le gêner dans sa jouissance propre. – CAMILLE : Il faut que l’Etat soit un vêtement transparent qui épouse le corps du peuple. Il faut que chaque dilatation des artères, chaque tension des muscles, chaque sursaut des tendons y laisse son empreinte ». Le théâtre de la cruauté commence ici – dans les empreintes d’une jouissance éclatée comme autant de folies singulières, enveloppées dans celle de l’Etat.
La décapitation se répand dans tout le corps, devient nombres. La coupure se fait à la fois soif et panique. « La tête coupée : les Nombres s’écrivent dans le rouge de la révolution à venir. « Nous dansons sur un volcan », ce fut le mot prononcé dans un bal donné, à la veille d’une révolution, par le duc d’Orléans au roi de Naples. (…) Vous commencez à suivre le rapport d’une certaine érection brandissante et d’une certaine tête ou parole coupée, le brand ou la pique s’élevant dans la manifestation de la coupure, ne pouvant se présenter que dans le jeu, le rire même qui montre les dents aiguisées, de la coupure. Se présenter, c’est à dire se dresser. Le se-dresser annonce toujours qu’un seul meurtre est en cours ». Sollers héritier de Büchner ? Derrida tramant dans la dissémination les deux faces de l’apotropaïque, tissant le meurtre à la présence par le jeu de la coupure – dents aiguisées du rire de la Méduse ? « DANTON : Oui, je sais, – la Révolution est comme Saturne, elle dévore ses propres enfants ». Qu’est-ce dès lors que l’érection ? Quelle genre de phallicité s’en trouvera déduite ? Quel sexe nous restera-t-il (question de Danton) ?
La guillotine est invoquée comme le dieu de la pluie. Le seul remède à l’Unique qui n’est plus est la terreur dictatoriale de la vertu, l’arbitraire du signe érigé en Loi, c’est à dire en peuple, c’est à dire, encore une fois, en corps. Dionysos hante alors l’Etat vertueux lui-même, comme la perspective de son autodestruction. En écho au « romantisme de la guillotine » évoqué par Büchner, Nietzsche dans la Préface d’Aurore
parle du « fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre… ».
Quelle scène, donc, pourrait exorciser une telle dictature ? Quelle « autre scène » ? Face au Surhomme et à ses impasses tragiques viendrait s’imposer son double construit, figure d’un avenir plus proche du rieur nietzschéen : la « surmarionnette ». « Marque de notre temps encore, poursuit Schlemmer, et non des moindres : les possibilités nouvelles apportées par la technique et l’invention qui donnent souvent naissance à des hypothèses entièrement nouvelles et peuvent ainsi engendrer – ou laisser espérer – les plus audacieuses productions de l’imagination ». Quelle autre scène, donc, sinon, peut-être, celle du temps lui-même, métamorphosé par la technique ? « La dimension de cette nouvelle scène serait donc le temps, celui par exemple que distille, dans sa giration lente, le Modulateur espace-lumière de Moholy-Nagy, élaboré tout au long des années vingt, en partie dans la proximité du théâtre de Schlemmer ». Sur une telle scène métaphysique de dématérialisation, « les possibilités sont extraordinaires grâce aux progrès actuels de la technique. (…) La figure d’art s’autorise n’importe quel mouvement, n’importe quelle position pour le temps voulu ». Car il s’agit bien d’une double métamorphose, analogue à la transfiguration réciproque de l’esprit et du corps annoncée par Novalis : « La mise en rapport de l’homme « nu » naturel avec la figure abstraite représente un phénomène tout aussi important : les deux trouvant dans cette confrontation un renforcement de la spécificité de leur essence ». Un renforcement, ou aussi bien un échange, une interpénétration, une « transvertébration » comme dira Proust au début de la Recherche… ?
Comme « la forme supérieure de la mort » selon Novalis, il s’agit donc bien d’une utopie, d’un espace sans lieu, d’une scène à construire de toutes pièces. En effet, en tant que réponse à la menace (au sens où la menace s’est déjà réalisée, ainsi qu’en témoignait Nijinski dès 1919, et ne pourra que se répéter et s’amplifier – en ce sens encore le regard de la Méduse demeure un regard entre deux guerres), la danse (la « danse théâtrale » de Schlemmer) est une proposition de liberté presque absolue. Une liberté hors champ qui serait précisément à l’abri du devoir (Pflicht), de la morale portée par le mot, le son, le geste, c’est à dire le discours. Selon le Programme de la première représentation du Ballet triadique à Stuttgart, le 30 septembre 1922 : « La danse théâtrale aujourd’hui peut redevenir un germe (Keimzelle). Contrairement à l’opéra et au théâtre, elle n’est pas soumise à l’obligation (verpflichtet) du mot, du son et du geste, elle est libre et prédestinée à faire pénétrer (prädestiniert … zu senken) en douceur le nouveau dans les sens : masquée et surtout – discrète ». Quel est donc ce silence sous le masque (ou du masque) – cette discrétion par-dessus tout (vor allem) ? Masquée et discrète : verschwiegen – sous le masque elle sait se taire, plus que tout, avant tout. Germinale et discrète, masquée. Discrète et masquée pour pouvoir être, en toute liberté, germinale. Ni mot ni son ni geste, rien ne l’oblige – nulle morale. Elle échappe pour reparaître, à nouveau, comme le nouveau lui-même. Germinale, elle est la nouveauté qui pénètre les sens. En douceur (auf sachte Weise) : sans doute de cette « douceur inflexible » dont parle Nietzsche au debut de la Préface d’Aurore, qui plonge (senken) souterrainement dans un travail « qui fore, qui sape, qui mine (…) à condition d’avoir des yeux pour un tel travail des profondeurs ». Germination du regard sur les rouges aurores (Morgenröthe). Vierge, comme Artémis qui protège les naissances et les nouveaux-nés. Entre Dionysos et Apollon : Artémis. Elle court sous la civilisation comme une source encore imprévue. Elle n’apparaît qu’à ses marges, sur ses bords, elle est la résurgence des confins, à la fois sauvage et cultivée. Maîtresse des accouchements, Artémis règne sur « les confins, les zones limitrophes, les frontières où l’Autre se manifeste dans le contact qu’on entretient régulièrement avec lui, sauvage et cultivé se côtoyant, pour s’opposer certes, mais pour s’interpénétrer tout autant ». Germe de l’avenir, de ce que Novalis appelle « la génération infinie – celle qui conclut le drame universel ». Ce germe, ajoutait Novalis, nous le sommes nous-mêmes, comme « amour devenu visible entre la nature et l’esprit ou l’art » – copulation féconde en nous de la nature et de l’art .
Résistance à la dictature, à toute dictature, à toute hégémonie, du centre, du sens, du mot, du ton, du geste, du point fixe, de la vertu, de la masse. « ROBESPIERRE, seul : (…) Celui qui, dans une masse qui va de l’avant, s’arrête offre autant de résistance que s’il la heurtait de front : il se fait écraser. Nous ne laisserons pas le vaisseau de la Révolution s’échouer sur les bancs de fange et les vils calculs de ces gens-là, il nous faut trancher la main qui ose le retenir, et tant pis s’il s’y agrippe avec les dents ! ». A cette main qui résiste à la masse et que la dictature (le « fanatisme moral ») tranchera, coupant s’il le faut la tête à la fois (liens organiques de la main et des yeux), répond comme en négatif (creux souple du désagrippement et de la liberté conquise, silencieusement) cette « petite chose à Wuppertal, pas plus grande qu’une main d’enfant, quelques taches de couleur, le souvenir d’une fenêtre d’intérieur » qui concentre à la fin, dans un « espace minuscule », la densité folle et fascinante d’une énergie créatrice et de sa liberté souterraine . Est-ce en effet cela la sagesse, la réconciliation ultime avec l’Autre, cette parcelle de néant ? Et pourtant, à la fin, la parole sera de nouveau et à jamais coupée. Le visage s’effondrera sur lui-même en laissant pour l’avenir (la « génération infinie ») ses masques et ses empreintes. Reste alors le jeu, cette « expérimentation du hasard », comme dit Novalis, faisant écho au fragment 52 d’Héraclite – le jeu du temps lui-même avec lui-même, poussant ses pions : « Le temps (aiôn) est un enfant qui joue, pousse ses pions … ». Un jeu taciturne, à l’écart – écart, temps, silence, lenteur, selon le fascinum nietzschéen : « … cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent … ». Alors, peu importe en effet la réalisation (comme oeuvre finie et « définitive »), ce qui compte plus que tout (vor allem), c’est « la transformation intérieure de l’homme spectateur, alpha et omega des conditions de tout acte artistique » – le temps indéfiniment utopique, mais en même temps bien concret pour chaque génération nouvelle, de la génération infinie.