RechercherRecherche AgendaAgenda

Textes & documents

Revenir

L’archaïque, le tourbillon

Texte introuvable, où se lit la problématique de Claude Rabant, regard avec vue sur Kafka. Vertige tenu des grandes années Lacan, tenu par une pensée solide, solidement poétique. Bien entendu la multiréférentialité éclaire de ses feux par essence divers émis par des foyers à peu près convergents, des concepts-clés comme celui d’archaïsme, que la réflexion de la psychothérapie relationnelle apporte à propos de la régression. Ceci est une autre histoire. À la lumière de laquelle celle que raconte ici Claude Rabant prend d’autant plus de relief.

Philippe Grauer



Bordeaux, 7 novembre 1992

Rencontre avec l’archaïque

« Nous restons archaïques, pour plus des neuf dixièmes de notre épaisseur, écrivait Michel Serres dans Statues, enfoncés jusqu’aux yeux dans le passé immensément long de l’attente de la science. »

Je saisirai au passage cette proportion : plus des neuf dixièmes de notre épaisseur, et cette métaphore de marécage : enfoncés jusqu’aux yeux. Pourquoi jusqu’aux yeux ? Que font les yeux dans cette épaisseur de l’archaïque ? Les yeux eux-mêmes sont-ils plongés dans l’archaïque ? Voient-ils l’archaïque, ou l’archaïque voile-t-il les yeux ? L’archaïque voit-il à travers les yeux, nous regarde-t-il à travers les larmes ? Qu’est-ce qu’un regard qui traverse les larmes, un regard traversé par les larmes ? Si l’on trace une limite aux yeux, de quel côté tombe le regard ? Où passe le rasoir de la vue claire sur l’œil ténébreux — souvenez-vous des premières images du Chien andalou de Bunuel, ce regard étalé de la lune sur laquelle passe un nuage, puis le rasoir sur l’œil ? Le regard tranche l’œil. La vue claire couperait dans l’archaïque sombre.

On ne rencontre pas l’archaïque – le commencement même des choses – face à face, dans un regard droit et lucide, mais dans un éblouissement, un excès, un regard torse, détourné, halluciné. Un regard qui reçoit la lumière plus forte, au lieu de la porter lui-même vers les choses (signe de la lucidité), un regard où les choses s’effacent et s’estompent dans un éblouissement plus vaste. Pour le dire d’un mot, nous ne recevons l’archaïque que dans l’hallucination, en tant que la pulsion – nommons-la comme cela – hallucine son objet. La réflexion sur l’archaïque peut nous faire avancer sur la nature de cet objet — ou de ce quasi-objet, selon le terme Michel Serres.

En tant qu’objet ou quasi-objet, le regard est, face à l’archaïque, un signe de contradiction : il devrait être lucide, et se trouve ébloui. Il devrait être pénétrant, et se trouve excédé. Il devrait être unique comme la lune au milieu de la nuit, et se trouve effiloché comme un nuage qui passe, plein d’un tragique incertain et tremblant. Il y a un tremblement du regard face à l’archaïque – ou comme archaïque. Un tremblement du scopique lui-même plongé…

Mais plongé dans quoi ? L’archaïque évoque le nocturne, l’indicible, l’instinct et l’indistinct. Qu’est-ce que l’instinct ? Faut-il faire encore un sort à ce concept, après qu’il ait été dégrossi, décapé dans le concept de pulsion ? La pulsion n’est pas l’archaïque même. Elle en est la face civilisée, ordonnée, mythologisée. La pulsion, notre mythologie, comme disait Freud, répond à l’archaïque et de l’archaïque. Elle lui réplique, depuis la civilisation, c’est-à-dire depuis ces trous du corps, ces bords qui déterminent notre niveau d’émergence dans l’être, hors du marécage. Pourtant nous voyons bien que quelque chose peut nous y faire replonger, une malchance, une malencontre, selon cette structure du sado-masochisme qui fait le plus ordinairement du monde la structure du symptôme. Une malchance qui a à voir aussi, bien sûr, avec la structure sociale elle-même et ses archaïsmes.

L’instinct, dit Imre Hermann, a une structure fondamentalement tourbillonnaire. « Dans sa manifestation la plus caractéristique, écrit Hermann, (l’instinct) se présente de manière tourbillonnaire. Aussi son déroulement ne suit-il pas la ligne droite mais procède selon un principe d’incurvation. » C’est là-dessus que je voudrais m’arrêter. Et si l’hallucination est notre rencontre même avec l’archaïque, son texte ou son tissu, faudra-t-il dire aussi que l’hallucination a une structure tourbillonnaire ? C’est ce que je voudrais essayer de montrer en m’attachant aux traces que I. Hermann nous a laissées.

L’archaïque et la turbulence

Imre Hermann dessine, dans L’instinct filial , une topologie dynamique de l’instinct, et donc de l’archaïque, puisque l’archaïque et l’instinct sont deux termes qui s’appellent l’un l’autre. L’archaïque pose la question de l’orientation primitive et de son essaimement dans toutes sortes de dimensions et de plans d’existence. Notons d’abord que ce faisant Hermann exclut de sa recherche tout débat sur la « nature » supposée de l’instinct, pour dégager une forme qui en induit axiomatiquement le transfert et l’essaimement. Il y a une sorte de mimesis généralisée de la forme tourbillonnaire de l’instinct. En se décollant de son fond biologique, l’instinct devient susceptible, en se formalisant, d’essaimer mimétiquement partout. « Quant au concept même de l’instinct, écrit-il, il est fortement contesté. Aussi, dans les pages qui suivent, laisserons-nous de côté son élaboration biologique et formelle, pour nous limiter uniquement aux faits instinctuels et à leurs variantes, observés chez les Mammifères supérieurs. Nous éviterons donc toute discussion concernant la nature même de l’instinct. Nous ne retiendrons que les critères propres à décider si tel ou tel phénomène relève de cette appellation. Bien entendu, il ne s’agit pas de critères rigides, absolus, mais plutôt de repères susceptibles de faciliter l’orientation dans la complexité des faits de la nature« .

Hermann énumère ensuite sept critères dont il souligne le caractère axiomatique : « D’une façon générale, ces critères doivent être appliqués comme de véritables axiomes. Ils peuvent être pris isolément, ou par deux ou trois, ce qui permet de distinguer plus d’une centaine de groupes de phénomènes » . Une axiomatique de l’instinct , voilà qui ôte à l’archaïque sa dimension toujours possible d’obscurantisme.

Les premiers critères concernent les caractères les plus triviaux de l’instinct, son caractère réflexe, la détermination fixe de son objet et la motivation vitale de son accomplissement. Mais, suivant la suggestion d’Hermann lui-même (on peut les grouper par deux ou trois), j’aimerais prendre ensemble les critères 4, 6 et 7. Les critères 4 et 6 affirment respectivement :

« 4°– Il se manifeste (dans l’instinct) des phénomènes impliquant des relations spécifiques à la spatialité

6°– L’instinct comporte une extériorisation brusque qui se produit lors de l’exacerbation d’un courant interne à peu près continu. »

Le critère n° 7 affirme son caractère tourbillonnaire. Dans ces trois critères, il s’agit donc de l’espace et de l’orientation dans l’espace. L’instinct apparaît comme un mode de rapport fondamental à la spatialité, ou un faisceau de relations fondamentales à l’espace. Le critère 6 évoque un retournement de l’intérieur vers l’extérieur, qui sera repris topologiquement par Lacan sous la forme du retournement du tore. Hermann y ajoute l’élément temporel de la brusquerie, ce que nous pourrions appeler le saut. La manifestation de l’instinct sera donc le retournement de l’intérieur vers l’extérieur sous la forme du saut. On pourra considérer ce critère 6 comme le passage à la spatialisation et au déploiement externe de la pulsion, puisqu’il désigne la manière dont un courant intérieur continu (la « poussée », au sens freudien) saute dans une forme spatiale externe. Par là même, cette forme se prête à figurer aussi l’émergence de l’hallucination : l’hallucination primaire comme proto-constitution d’un rapport du sujet avec le réel dans l’espace du dehors.

Qu’est-ce donc que le principe d’incurvation de l’instinct ? « D’une façon générale, l’orientation primitive n’est pas en ligne droite » (ibid., p. 66). Tel est le principe qui nous amène à concevoir la prise originaire de l’espace comme originairement courbe. L’instinct nous plonge dans un espace courbe, un jeu de vecteurs déterminant des lignes de courant et de rotation, des surfaces de tourbillon dont la détermination suppose plus que l’espace euclidien, un espace de dimension N, voire de dimension fractale, comme on dit maintenant, depuis que le concept d’objet fractal a été avancé par Benoît Mandelbrot et repris pas David Ruelle dans son propre concept d’attracteur étrange — la fractalité désignant une dimension non entière. Quand on sait l’intérêt de Hermann pour les géométries non euclidiennes, on ne verra là rien de surprenant.

L’instinct « archaïque » a donc une logique qui n’est pas linéaire, mais qui est déterminée par la sinuosité, l’alternance du proche et du lointain, selon des courbes qui peuvent s’incurver jusqu’à la boucle. On retrouve alors, en ce cas, le tracé de la pulsion freudienne comme retour en arrière, ou la forme légèrement modifiée par Lacan, de la pulsion faisant le tour de son objet. Mais visiblement Hermann se donne un modèle plus souple, plus ouvert, plus dynamique, incluant la boucle dans un système de sinuosités, d’oscillations et de périodicités plus ou moins aléatoires, dans un système turbulent. Du même coup, ce modèle permet d’effectuer un saut qui a l’air immense, depuis l’instinct animal jusqu’à ce mode de discours ultra-sophistiqué introduit par la psychanalyse, qu’est l’association libre. « Les processus conscients (comme la pensée logique) se déroulent en ligne droite. L’instinct, lui, effectue en alternance des moments de rapprochement ou d’éloignement par rapport à son objet, jusqu’à revenir parfois à son point de départ. Une telle démarche est caractéristique, chez l’Homme, de toutes les conduites fortement gouvernées par l’inconscient.

Ainsi, dans la cure psychanalytique, la « libre association » s’écarte sans cesse de la représentation consciente, ou inconsciente, de son but, mais ne manque pas d’y revenir périodiquement. De même, les autres processus régis par l’inconscient suivent des voies sinueuses. Cela vaut pour la marche de la vie à l’extérieur de l’analyse ; cela vaut aussi pour le développement psychique dans la cure » . Autrement dit, l’instinct n’est pas euclidien, il n’est pas « triviaire » … Il est régi par un espace où les droites sont des courbes, de telle sorte que nos droites euclidiennes — c’est-à-dire les vecteurs de notre logique consciente et de sa représentation imaginaire dans la linéarité discursive — sont des limites de cet espace courbe. Comme êtres logiques ou civilisés, nous sommes la limite de l’animal. « Nous rencontrerons le même schéma dans les expériences faites sur la spatialisation des demi-singes Lémurs. Ceux-ci, pour atteindre le but proposé, adoptaient la ligne courbe, souvent en arc de cercle, chaque fois, en particulier, que la tâche à accomplir était assortie de conditions rendues difficiles. De fait, même la démarche rectiligne inclut de manière latente celle en arc de cercle, celle-ci n’étant qu’un cas limite de celle-là ».

On peut donc dire aussi bien que l’association libre mime le mouvement de l’instinct ou que l’instinct est déjà un discours imprégné d’une forme dynamique et topologique. La prégnance de cette forme traverse toutes les couches de phénomènes, depuis l’association libre jusqu’aux protozoaires : «  Chez les protozoaires, la « direction » n’est pas davantage à concevoir dans un sens de linéarité précise ; il s’agit d’une orientation qui, en direction ou à partir d’une région ou d’une sphère, joue en quelque sorte le rôle stimuligène qualitatif  » (ibid., p. 66). Au fond, c’est moins l’instinct qui régit l’espace, que l’espace qui régit l’instinct. Et l’archaïque n’est peut-être que la prise de la spatialité sur nous, son exigence topologique et dynamique originaire. Cette exigence n’est pas linéaire, elle n’est pas euclidienne, elle est tourbillonnaire, et résiste à l’idéal euclidien qui, au moins jusqu’à une date récente, a forgé l’ordre de la science et du discours conscient.

L’archaïque n’est donc pas sans forme, il est au contraire fondamentalement prise de possession de l’espace dans une forme, qui est soit aléatoirement turbulente, soit par préférence organisée en tourbillons. Hermann nous propose, en 1931, une vision très moderne de l’archaïque comme chaos turbulent. Or cette mise en forme de l’archaïque vaut d’abord pour le scopique lui-même. « Selon une disposition fondamentale, les {Gestalten primitives ne sont pas des formes à contours rectilignes, mais des figures circulaires ou cycloïdes. Les premières sensations visuelles traduisent des spirales, des ondulations, des mouvements de tourbillon et non des trajets en lignes droites} » (ibid.). Elle vaut aussi pour les mouvements moteurs, qui se trouvent donc avoir même matrice que le scopique. «  Les processus moteurs primitifs se déroulent également sous forme de courbes, de cercles, d’ellipses et de tourbillons  » (ibid.). L’archaïque instinctuel est une danse plutôt qu’un magma, une morphogenèse plutôt qu’un marais informe. L’énergie pousse à la forme, elle est originellement forme. La matrice est incurvation et tourbillon, elle ploie l’espace et le force à la courbe, et par là au retour et à la répétition.

On définit ainsi une isomorphie qui traverse toute l’épaisseur du vivant, depuis le protozoaire jusqu’au névrosé. L’instinctuel est « archaïque » parce qu’il traverse toute l’épaisseur des phénomènes par cette isomorphie. Cela est vrai de la psychopathologie elle-même. En particulier de la dépression et de l’anorexie. Mais cela suppose une théorie du centre attracteur, ou plutôt du trou attracteur. Les phénomènes obéissent à des trajectoires, à la fois dans le temps et dans l’espace, qui sont déterminées par leur degré de proximité à ce centre ou à ce trou, et nous allons voir apparaître quelque chose comme le vide qui cerne l’objet, et donc la naissance de la pulsion à partir de l’instinct.

« Nous constatons le caractère tourbillonnaire de l’instinct dans la pratique psychanalytique, comme dans la vie quotidienne … Dans la cure psychanalytique, c’est surtout chez les malades déprimés que nous observons un tel schéma : au début les changements d’humeur sont longs à se manifester, plus tard ils s’imposent avec une violence croissante … Les tendances nourries par l’instinct se propagent selon la loi du tourbillon : elles conservent une trajectoire incurvée, le long de laquelle elles se déploient en passant d’un niveau à l’autre. Le degré de proximité par rapport au centre attractif commande l’intensité de la contrainte qui les maintient sur leur trajectoire ; il en est ainsi de l’instinct sexuel quand il cherche à s’investir dans l’amour, ou de l’acte sexuel, lorsque, empruntant les voies de l’avant-plaisir, l’excitation sexuelle déclenche et annexe sans cesse de nouvelles sources de volupté » (ibid. p. 66-67). La loi du tourbillon est donc la marque de l’archaïque et le signe de sa présence, la signature de son action dans les phénomènes psychopathologiques et la psychanalyse elle-même. Freud parlera, dans Les Constructions dans l’analyse (1937), du tourbillon des processus négatifs qui se produisent lorsqu’on approche de la zone de la {Verleugnung .}

Le cramponnement et le vide

Qu’est-ce que le centre attracteur ? Le tourbillon lui-même fait crampon, en quelque sorte, pour l’ensemble des phénomènes vitaux, qui sont des phénomènes de prédation et de capture — de recherche et d’agrippement, de rapt, de dévoration . Le tourbillon ne donne pas l’objet comme tel, il ne présente pas l’objet dans sa pure et simple valeur d’usage, il agrippe un vide. Il est la main qui lâche autant que la main qui saisit, de la même façon que le concept « d’instinct archaïque » suit un double mouvement : se décollant du biologique pour essaimer dans le culturel, tout autant qu’il plonge l’altérité de l’objet dans la profondeur vitale elle-même. Le tourbillon fait crampon, mais autour d’un trou — le tourbillon lui-même agrippe la prédation par un leurre, par le leurre de la spatialité offerte. L’archaïque, c’est la prédation et son leurre. Ce qui nous fait revenir à la dimension fondamentale de l’hallucination. L’archaïque, c’est un trou et l’hallucination de ce trou — plus encore que celle de l’objet supposé le combler. Sinon, il n’y aurait ni dépression, ni anorexie, ni … masturbation.

Hermann place en effet au centre du tourbillon psychopathologique — encadrée par la dépression et l’anorexie — la masturbation. Et elle est bien, d’une certaine manière, le modèle, précisément par ce leurre d’une absence qui s’hallucine sous la forme du tourbillon. C’est le trou lui-même ou l’absence ou la perte qui sont hallucinés par le tourbillon, non le semblant d’objet qui se substituerait à quelque objet réel — qu’il n’y a jamais eu. « On connaît aussi le ’gouffre’ de la masturbation : l’abstinence d’abord maintenue avec succès, cède après une déception amoureuse. Dès lors, et pour un temps prolongé, l’onaniste aura perdu la maîtrise de son penchant » (ibid. p. 67). Le terme de « gouffre » entre guillemets souligne la nature de trou de ce centre attracteur où la sexualité, pour ainsi dire, se dévore elle-même. C’est l’abstinence qui se change en gouffre pour halluciner la déception amoureuse et la prolonger en une déception sans fond.

Le tourbillon marsturbatoire hallucine la déception amoureuse et s’en repaît comme de sa proie, jusqu’à ce que le deuil se fasse, moins de l’objet perdu, que de cette dévoration même, comme par une saturation de soi. Car la satisfaction laisse toujours en elle la place au vide et au creux d’un défaut de satisfaction, comme s’il fallait d’abord que la faim se dévore elle-même avant de pouvoir se satisfaire de son objet. Chaque tourbillon est autoréférentiel et s’avale lui-même avant d’avaler la chose, quelle qu’elle soit, qu’il agrippe. C’est sans doute cela l’automatisme de répétition, autour d’une mélancolie primitive. «  Katz, dit Hermann, rappelle qu’un appétit peut être satisfait à divers niveaux : la satisfaction d’une faim lipidique particulièrement exaspérée ne signifie pas forcément que tous les besoins lipidiques de l’organisme soient aussitôt satisfaits. Non moins graduel apparaît l’étanchement de la soif » (ibid., p. 67). Inversement, la faim tend à s’effacer d’elle-même en s’exaspérant, selon la même loi tourbillonnaire. «  L’observation de sujets affamés (hommes et animaux) montre que la sensation de la faim, avec la force de l’instinct, atteint son apogée au cours des premières journées pour, ensuite, bien qu’à titre passager, disparaître presque complètement » (ibid., p. 67).

L’anorexie enfin montre en plein jour une forme où l’instinct peut aussi bien s’abstraire de soi jusqu’à s’annuler que plonger dans un abîme de dévoration immaîtrisable : «  J’ai eu moi-même l’occasion de traiter une malade qui observait des jeûnes par contrainte psychique. Si, après des journées sans nourriture, elle ne s’accordait que quelques bouchées, elle était parfaitement capable de continuer son jeûne, mais si elle s’abandonnait à son instinct, elle n’était plus en mesure de maîtriser son désir de dévorer  » (ibid., p. 67). La loi du tourbillon vaut dans les deux sens, soit comme pente abyssale de la boulimie, soit comme accès continu au jeûne et au vide, attraction du rien. Dans la nouvelle de Kafka intitulée Un champion de jeûne , le jeûneur professionnel doit être arraché à son jeûne par son impresario, qui avait fixé la limite arbitrairement à quarante jours. Le jeûneur résiste alors et se débat car ce moment est précisément «  le plus beau du jeûne », celui où, le bord ayant été franchi, le jeûne pourrait continuer indéfiniment .

«  À ce moment-là le champion se défendait toujours… Pourquoi cesser juste à ce moment, juste après quarante jours ? Il aurait pu tenir encore longtemps, il aurait pu tenir un temps illimité ; pourquoi cesser juste à ce moment, au plus beau du jeûne, et même pas ? Pourquoi voulait-on lui ravir la gloire de jeûner encore, et, sinon de devenir le plus grand champion de jeûne de tous les temps — il devait l’être de toute façon — du moins de battre ses propres records, de les battre jusqu’à l’absurde, car il ne sentait aucune limite à sa faculté de jeûner « . Ainsi l’archaïque est-il au bord extrême comme au point primitif. Ainsi est-il la fin sans fin de la faim aussi bien que la faim de l’origine. Il est la fin annoncée dès le commencement et la faim de finir, la faim de l’extrême, la pulsion de mort autant que la pulsion de vie, et la structure tubulaire qui les réunit. La limite marquée par le symbolique apparaît alors arbitraire au regard de ce tourbillon emporté et impérieux de l’instinct. L’arbitraire du chiffre se pose de manière immatérielle et quasi désespérée sur le bord de ce gouffre. La pulsion et son chiffre ne tiennent qu’un instant face à la puissance de l’instinct lui-même. Elle ne peut simuler que dans un imaginaire peu emballant cet emportement et cet empire, et projeter malgré lui le jeûneur absolu dans le monde d’une altérité toute fictive, dans le clinquant passager d’une admiration collective, susceptible d’ailleurs de se retourner elle-même, comme un vaste tourbillon ravageur, en dédain d’une époque méprisante, oublieuse des gloires insondables qui n’ont lieu que de soi à soi, dans le défi de l’absolu.

Le vertige de l’instinct doit donc être soutenu par l’hallucination du tourbillon lui-même et par le spectacle intérieur de sa beauté, la face visible de son quasi-objet, sinon il n’y aurait rien, rien que la mort, le commencement se dévorant sans laisser de reste. Ce reste que le jeûneur devient quand on l’enterre avec la paille de son grabat — non sans laisser derrière lui, comme son sillage, la lueur d’un au-delà — que nous pourrions appeler, nous, l’au-delà du principe de plaisir, ou sa trace : «  Ce furent là ses derniers mots, mais dans ses yeux mourants brillait la conviction, ferme encore, malgré sa fierté disparue, qu’il continuait à jeûner  » . L’archaïque n’est-il pas ce qui mène à l’écriture de cette trace, dont l’inconscient est la mémoire — ou la sublimation ? Qu’est-ce que la sublimation ? Dans la perspective hermanienne que j’ai suivie aujourd’hui, je dirai que la sublimation peut se concevoir comme un vaste mouvement tourbillonnaire ascendant — forme pulsionnelle de l’instinct — mettant en continuité l’espace archaïque avec les diverses strates de la pensée logique et de la pensée créatrice, et traversant l’inconscient lui-même.

De sorte que non seulement la sublimation, dans ses différentes figures, conserve la marque de l’archaïque et de sa puissance dynamique, mais que l’inconscient lui-même est animé d’un mouvement de sublimation qui le fait passer de l’archaïque au culturel, ou de l’instinctuel au pulsionnel, dans un mouvement qui conserve toujours quelque chose de double et de réversible à sa limite. Ce mouvement suppose un décollement et un désagrippement premiers, une bifurcation originaire qui dévie le cramponnement sur des objets incorporels, le visage et la parole. L’archaïque humain, tel que le recèle et le révèle la pulsion, se fonde sur cette rupture et cette inhibition premières. «  L’instinct de cramponnement a ceci de particulier, note Nicolas Abraham dans son Introduction à Hermann, qu’il apparaît comme congénitalement inhibé chez l’Homme et — en dehors de quelques survivances réflexuelles chez le nouveau-né (réflexe d’agrippement, réflexe de Moro) — il ne saurait se décharger directement. S’il se manifeste, c’est sur le mode indirect ou symbolique, comme cramponnement par le regard, comme attachement à la présence, comme, aussi, préhension manuelle d’objets quelconques. Sur un mode symbolique supérieur, il est actif dans les conduites de garder, sauvegarder, conserver par-devers soi, tant au propre qu’au figuré  » .

Le tourbillon de l’archaïque est donc intrinsèquement symbolique ou symboligène. Il s’arrache de soi-même pour se porter à la recherche et pérégriner. C’est pourquoi, comme le dit Freud, nous vivons dans une réalité double, sous le règne d’une double présentation de la chose, une fois comme chose archaïque, et une fois comme chose réelle organisée en objet. Une fois comme tourbillon, et une fois comme structure déployée selon les coordonnées euclidiennes — l’une éventuellement, ou toujours, menaçant l’autre, l’une résistant à l’autre. La psychanalyse est un espace destiné à faire apparaître cette doublure de la chose, comme le furent autrefois ou le sont encore d’autres pratiques organisées par la magie. La seule différence est que la psychanalyse voit dans cette doublure de la chose le site du sujet et non pas, tout uniment, la présence de l’Autre et le site ineffable de la mort. Autrement dit, il s’agit de rendre au sujet l’accès et le pouvoir de ce site, et non pas d’en conférer ou d’en garder à l’Autre le règne et la gestion. Entendons par sujet ici le lieu d’une stratégie d’appropriation, de centration ou de sublimation de l’espace tourbillonnaire lui-même — le fait que le crampon se cramponne à soi et au vide en se détachant de son support premier et de sa matrice, pour s’agripper à ce qui entoure et cerne l’objet, à la parole qui peut se loger dans la sinuosité et la fragilité de sa quête — comme un grelot. C’est pourquoi la dépression et l’anorexie, encadrant la masturbation, sont les scènes ou les schèmes limites, dans la dimension de la psychopathologie, de ce mouvement d’appropriation de soi par le désagrippement et le cramponnement à un vide dynamique qui fait aussi la sublimation de l’inconscient. Ce qui nous donne une idée de ce que peuvent être ou doivent être les points cruciaux d’une analyse comme traversée de ces scènes ou de ces schèmes.

Pas de plus forte image du cramponnement que le trapéziste mis en scène par Kafka dans son récit Premier chagrin. «  Un trapéziste — l’art que ces acrobates exercent dans les airs sous le dôme des grands music-halls, est, on le sait, l’un des plus difficiles auxquels l’homme puisse s’élever — un trapéziste, poussé d’abord par la seule ambition de se perfectionner, puis par une habitude devenue tyrannique, avait organisé sa vie de telle sorte qu’il pût rester sur son trapèze nuit et jour aussi longtemps qu’il travaillait dans le même établissement  » . Ainsi la sublimation est bien agrippée à l’instinct lui-même — l’art sublime à l’archaïque cramponnement. Mais voici que ce trapèze si réel, ou d’un si pur symbolique, soutenant une ascèse si parfaite, se dédouble et s’imaginarise, bifurque, travaillé par un rêve impossible. «  Et c’est ainsi qu’un jour, comme ils voyageaient ensemble, le trapéziste en train de rêver dans le filet, l’impresario lisant dans le coin en face de lui, près de la portière, le trapéziste appela doucement l’impresario. L’impresario se mit immédiatement à ses ordres. Le trapéziste dit en se mordant les lèvres qu’il lui faudrait désormais pour ses acrobaties , au lieu de l’unique trapèze dont il avait joui jusque-là, deux trapèzes placés l’un en face de l’autre et qu’il aurait constamment sous la main. L’impresario acquiesça sans délai. … Mais le trapéziste, soudain, fondit en larmes. Épouvanté, l’impresario sauta sur pied et demanda ce qui avait pu arriver ; puis, ne recevant pas de réponse, il monta sur la banquette, caressa le trapéziste et pressa son visage contre celui de l’acrobate de telle sorte que sa propre figure ruisselait des larmes de l’artiste. Après bien des questions, des flatteries et des encouragements, le trapéziste finit par dire en sanglotant : «  Cette barre unique dans les mains … est-ce une vie ?’ » . Le double, la doublure, le dédoublement, la bifurcation — les larmes. N’est-ce pas, précisément là, la naissance d’un tourbillon ? C’est exactement ce que pense l’impresario. «  Ce fut ainsi que l’impresario réussit petit à petit à apaiser le trapéziste et put revenir dans son coin. Mais il n’était pas rassuré ; douloureusement préoccupé, il abandonnait sa lecture pour observer à la dérobée son compagnon. Ces idées qui le tourmentaient, puisqu’elles lui étaient déjà venues, pourraient-elles jamais cesser complètement ? Ne reviendraient-elles pas encore plus violemment ? N’étaient-elles pas un danger de mort ? Et, de fait, au milieu du sommeil en apparence paisible qui avait succédé aux pleurs, l’impresario crut voir les premières rides commencer à se graver dans le front du trapéziste qui était lisse comme celui d’un enfant « .

Les larmes en se retirant laissent voir un visage qui n’est plus celui de l’enfant agrippé à sa mère, mais un vrai visage, un visage «  raviné « , buriné, gravé de songe et de souci, et rendu profond — archaïque en arrière de lui-même — par le regard. Un visage entamé par ce qui s’est mis à bifurquer depuis la matrice ferme et première, un visage creusé d’un sillon et d’une énergie qui propulse ses forces vers l’avenir et son énigme. Un regard qui voit dans un même embrassement le passé et l’avenir, dans une profondeur d’absence et d’abandon. Telle est la «  profondeur » du regard traversé et bouleversé par les larmes. Je te regarde depuis le passé et je te vois dans l’avenir, et tu me regardes depuis ta propre mort, que tu ne vois pas. Tel est l’archaïque qui gît au fond du regard, comme profondeur du regard. N’est-ce pas la mort en effet qui, dès lors, marque le visage, le scelle au front de son sceau de certitude différée ? Mais ces larmes asséchées sont désormais le site du sujet, qui lâche la barre unique pour habiter le risque de son rêve et en désigner la rature à même son front lisse.

Le tourbillon de l’archaïque devient alors le site mobile du sujet qui quitte sa matrice pour s’envoler vers son art, crampon qui se désagrippe pour se réagripper à ce qui ne s’attrappe pas — le visage et la parole qui promet, console ou tourmente, selon le ruissellement des mots qui font à leur tour les larmes du temps, au gré des sinuosités du regard et des caresses de la main, dans le face à face de deux visages qui se voilent l’un à l’autre et l’un par l’autre en échangeant leurs larmes et leurs futurs. Le visage donne un fond au tourbillon du regard sans fond venu de l’Autre. La parole à travers lui peut s’agripper à cette absence de fond et lui donner un sens en l’orientant vers la mort, et la rendre partageable et communicable dans un objet, quel qu’il soit. Alors l’archaïque est bien une rencontre, la rencontre même de ce qui n’a pas de nom au travers de ce que nos fronts portent gravé.