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Les humains convoités comme des Choses ou : ne suivez pas le Guide

À la veille du Forum extraordinaire LNA, Marc Blécon nous donne ici une prise de position décidée contre le Guide sur la dépression édité par l’INPES.

Il resitue ce Guide dans un vaste mouvement qui tend à médicaliser entièrement la souffrance psychique.

À l’appui de sa critique raisonnée, psychologue exerçant dans le service public hospitalier, il nous expose en des termes délicats un cas de sa pratique.

Jean-François Cottes


Texte exemplaire tant par son analyse de fond que par la qualité du témoignage illustrant le propos. Nos amis les psychologues freudiens de l’InterCoPsycho fournissent un travail admirable contre la tentative généralisée de médicaliser l’existence de nos contemporains et de mettre la thérapie (on ne peut plus appeler psychothérapie ce qu’ils entendent en faire) sous la coupe.

L’auteur témoigne de la réalité hospitalière. Nous recevons dans nos cabinets au quotidien des Madame A au bout de leur rouleau, qui de trouver réellement à qui parler ressuscitent à la vie et au sens. Nous savons de quoi il s’agit. Le système biopouvoir est-il assez féroce pour vouloir ignorer cette réalité et jeter les gens à la poubelle à coups de pieds électriques dans le cul ? C’est terrible, et nous lutterons pied à pied pour empêcher l’entreprise de déshumanisation gestionnaire de massacrer nos vieilles dames, et tant d’autres, au nom d’une médecine qui se dévoie. Les charlatans ? c’est celui qui le dit qui l’est.

Certes il peut se présenter des cas d’indications de l’électrochoc. Mais selon que vous serez freudien ou cognitiviste organiciste, les jugements d’hôpital vous feront blanc ou noir. Alors, surtout qu’on laisse la diversité des méthodes et des références en place, pour le meilleur du service que nos citoyens sont en droit d’attendre.

Philippe Grauer.



MARC BLÉCON appartient au Collectif du Morbihan de l’InterCoPsycho

Texte originairement publié par les soins de : http://www.intercopsychos.org/

La brochure de l’INPES au titre prometteur : La dépression chez l’adulte : en savoir plus pour s’en sorti r, est une auto-accréditation à la mode de la Haute autorité en Santé, où l’on perçoit, sous couvert d’informer et d’orienter tout un monde de dépressifs (il y en a de différentes sortes et il en viendra d’autres, toujours davantage) qu’une poignée de gens soit disant bien informés est en fait déterminée à guider les Français (c’est-à-dire les contrôler) vers un marché lucratif convoité depuis longtemps. (1)

Avec le marché de la dépression s’ouvre celui du mal de vivre et des souffrances de l’humanité. Localisez tous les dépressifs, évaluez-les, classez-les, mettez-les sous contrôle médical et médicamenteux ! Quel professionnel consulter ? Quels sont les bons tests à passer et les bonnes questions à poser pour non pas en savoir plus mais pour que l’administration sache par qui vous allez être suivi ? Quel traitement ? Combien de temps ? etc. Toute une procédure à suivre dans laquelle à différents endroits du guide se révèlent, tant pour celui qui est malade que pour les professionnels, toutes les logiques des rapports et procédures annoncées ces dernières années en matière de politiques de santé.

Amendement Accoyer, Plan Cléry-Melin, Plan hôpital 2007 puis 2012 puis 2034, Nouvelle gouvernance et mise en place des bonnes pratiques, annuaires des praticiens, tarifications à l’acte et durée limitée des prises en charges codifiées, etc.

Le Nouvel Âne N°7, en dévoile magistralement la trame en différents articles aux effets de loupe qui nous font l’un après l’autre saisir le montage qui férocement et progressivement se compose comme le paysage de la Santé mentale rêvé par certains. (2)

Dans ce nouvel empire de la Santé mentale, l’autre nom de la convoitise est — ACCRÉDITATION — qui a pour projet d’achever, en plusieurs étapes programmées, la concurrence déjà asphyxiée par des années de restrictions budgétaires et de plans dans la fonction publique ou par des lois liberticides réglementant les professions dans la fonction publique comme dans le privé.

Les nouveaux missionnaires en santé mentale habitent aujourd’hui dans les cliniques privées, les ministères, les Instituts, ils veulent se donner l’autorité nécessaire pour agir en qualité de. (3)

Les rapports, amendements, guides de bonnes conduites sanitaires ou de bonnes pratiques professionnelles sont les lettres de créances qu’ils écrivent eux-mêmes ou qu’ils s’adressent en réseau. On passe alors de l’accréditation à l’accréditif, c’est-à-dire rendre croyable quelque chose, plausible, alors on autorise et on propage. Bien sûr, « Si on laisse courir des mensonges sans les démentir ils risquent de s’accréditer » (Gracq ).

Les « nouvelles utopies sociales » que l’INPES et la HAS veulent imposer aux français par ces lettres de créances que sont par exemple ce guide de l’INPES, sont autoritaires non seulement parce qu’elles s’auto-accréditent, non seulement parce que l’idéologie qu’elles véhiculent est hygiéniste et autoritaire (4), non seulement parce qu’elles érigent une fausse science en vérité indémontrable (5), mais aussi parce qu’elles convoitent la place de Hauts contrôleurs en manipulation mentale de la population. C’est plus que de l’autoritarisme !

La liberté de choix, individuelle comme professionnelle, doit tomber pour que s’impose la politique des choses (6) et la novlangue managériale. Il faut gommer tout ce qui fait point social de capiton et notre mode de vie à la française pour que l’évaluation non pas comme mot, mais comme mot d’ordre s’impose.

« Évaluer les êtres parlants, en masse et en détail, les évaluer corps et âme, cela s’appelle un contrôle » nous dit J.-C. Milner, et il ajoute « Quand le même contrôle prétend à la fois régner sur les institutions externes et au cœur du for interne, on peut et doit s’agiter » (7). C’est bien ce que réalise ce guide avec son questionnaire que doivent remplir les dépressifs et les recommandations sur les bonnes pratiques ; première phase de contrôle, de prise dans la nasse, avant que n’arrive celle des Disease Managers et leur coaching téléphonique des patients comme c’est le cas dans le Disease Managment Program américain — DMP. (8)

L’abjection s’associerait alors au parti pris scientiste qui pousse les auteurs du guide de l’INPES à guider les dépressifs vers des thérapies qui n’en sont plus à se faire complices, puisqu’elles ne disent rien, de la manipulation mentale annoncée par des experts en verroterie.

Il m’a fallu, récemment, manœuvrer contre l’automaton des bonnes pratiques en Santé mentale, même inavoué, pour éviter le pire à une petite dame âgée, bien trop seule.

Lors d’une réunion de synthèse, l’équipe soignante parle de son cas, elle est épinglée dans leur discours comme « dépression très grave nécessitant une hospitalisation dans un service spécialisé, pour administration d’une cure d’électroconvulsivothérapie ». Après déjà plusieurs mois de traitements divers et d’hospitalisation, l’équipe s’avoue impuissante à la sortir de son état de repli qualifié de « dépression grave de type mélancolique ». Elle ne veut rien, refuse de parler, n’a plus de goût à la vie, reste dans son lit. Elle avait perdu son mari depuis quelque temps déjà, alors ça ne pouvait être ça ! Elle se laissait couler, une bonne décharge allait la rebooster !

Après une discussion animée, le praticien hospitalier me l’adresse pour quelques séances, c’est la thérapie de la dernière chance, un rendez-vous est quand même pris dans un service spécialisé pour les électrochocs. On me fait comprendre que s’il n’y a pas de résultats rapides, elle ira se faire électrochoquer, d’ailleurs sa fille, infirmière ne voit plus que cette solution pour la sortir de la dépression ; alors… puisque tout le monde est d’accord…

Mme A. se présente sur la défensive, elle n’a rien à me dire, ne voit pas d’utilité à ces séances, n’a pas envie de parler … mais elle a bien quelque chose à me dire, il fallait de la bonne façon, prendre le temps avec elle, pour que cela soit dit.

L’impossible à supporter qui la poussait vers le refus de tout était bien lié à la mort de son partenaire dans la vie. Quarante ans de vie commune. Elle refusait de l’oublier, sa mort ne passait pas, elle n’arrivait pas à se passer de cet homme qui suppléait pour de nombreuses choses au vide de son existence.

Une conversation s’engagea, sur sa vie, sur sa vie avec cet homme et maintenant sans sa présence physique, mais pas sans lui.

Il était toujours là, elle ne pouvait le laisser tomber, vendre la maison, liquider leur histoire, vivre pour elle-même et s’occuper d’elle. Elle ne serait jamais prête à sa disparition. Qui le lui demandait ? Elle ne cèderait pas sur ce lien vital à son partenaire pour la vie.

Mot à mot elle déplia tout ce qui comptait, et j’acquiesçais. Elle était surprise du ton de nos conversations, autant qu’elle était désemparée, au bord du vide laissé par son partenaire. Après trois séances, elle revint d’elle-même dans la salle commune du pavillon, puis se remaquilla, puis fit la demande d’aller chez le coiffeur. Je saisis ces occasions rapportées par les soignants pour éloigner le spectre de la sismothérapie.

Elle ira de mieux en mieux, viendra seule à chacune de ses séances jusqu’à son départ lorsqu’elle pu louer sa maison pour financer une maison de retraite confortable avec quelques meubles personnels. Depuis plusieurs années elle n’a pas eu de rechute dépressive, elle refusait qu’on la sépare de lui et de leur histoire, elle va bien. Elle aura pu parler avec un psychologue du service public orienté par l’enseignement de Freud et de Lacan, elle n’a passé aucune évaluation psychologique, aucun test psychomoteur, elle n’a pas eu à subir le moindre électrochoc.

Les recommandations faites aux français par le guide de l’INPES et de la HAS, sont une manipulation mentale, elles rejettent la cause de chaque parlêtre, les coordonnées subjectives de son mal-être, en faisant de la dépression une maladie du cerveau.

Mme A., comme tant d’autres, n’était pas malade de son cerveau, elle était déboussolée, angoissée face à la mort … de ce qui faisait sa vie.

C’était sa part d’humanité. La lui reconnaître l’a éloignée du pire.

Pour la reconnaître à chaque dépressif, et pour que chaque dépressif puisse la garder, ne suivez pas le guide ! Il n’est pas fait pour les humains, il les traite comme des Choses qu’il veut contrôler.


(1) À propos de cette nouvelle alliance entre la Haute autorité en santé et l’INPES rappelons que l’ANAES dont un Forum des psys appelait naguère à son démantèlement a été simplement rebaptisée Haute autorité en santé ; elle sévit plus que jamais dans les hôpitaux français aujourd’hui et cosigne ce guide de la dépression, ses méthodes y sont employées, ses buts y sont poursuivis. Rappelons-nous ce qu’en disait Jacques-Alain Miller lors du second Forum des Psys (voir. Le Nouvel Âne N°2 du 15 décembre 2003) :  » … Je considère que la méthode de l’évaluation, la méthode de l’ANAES, est une méthode perverse de manipulation mentale du public, et qu’elle nous traite comme des populations indigènes qu’on essayait, au temps de la colonisation, de gagner par de la verroterie. Je considère que c’est un fait capital que ce soit un psychanalyste qui formule ceci : L’ANAES, la méthode de l’évaluation, n’est pas réformable. Et donc, puisque c’est moi qui dirige ce Forum des psys, je proposerai qu’au Troisième Forum, dans quinze jours, en plus de ANNULATION DE L’AMENDEMENT ACCOYER, nous ayons sur nos banderoles : DÉMANTELEMENT DE L’ANAES. « .

(2) Le Nouvel Âne N°7 octobre 2007.

(3) À la définition d’Accréditer, dans Le petit Robert.

(4) Voir dans LNA N°7 les articles de Guy Briole, Éric Laurent, Sophie Bialek et Pierre Sidon.

(5) Voir dans LNA N°7 l’article de Jean-Claude Maleval.

(6) Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin Éditeur. 2005.,

(7) Idem. pp13 et 14.

(8) Voir l’article de Philippe La Sagna dans Le Nouvel Âne N°7 octobre 2007.