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21 décembre 2010

Manifeste pour la psychanalyse – à propos d’un ouvrage récent Philippe Grauer

Philippe Grauer

Le lacanisme traditionnaliste continue de se garder de la psychothérapie et ne propose rien de nouveau

par Philippe Grauer


Barbarie psychothérapique

Ce samedi 4 décembre se tenait boulevard du Montparnasse une réunion autour de l’ouvrage intitulé Manifeste pour la psychanalyse.(1)} Une centaine de participants y dialoguèrent quatre heures durant avec les auteurs. Rien d’éclatant n’en sortit. Les auteurs dont les noms ne figurent pas sur la couverture se qualifièrent de nouveaux sans papiers alors que de façon criante s’il y a des sans papiers c’est bien nous, et conclurent qu’il fallait pour débloquer la situation étudier sans délai la signification demeurée obscure d’une dissolution vieille de 30 ans. Tout de même ils se sont mis en quatre, à six, quatre années durant, pour en arriver à rien de mieux que marteler sur 151 pages indéfiniment en quoi consistait la spécificité de la psychanalyse lacanienne, et que le tournant de l’époque consistait pour elle à se purifier plus que jamais de la barbarie psychothérapique qui vient.

Guérir de la psychothérapie

Quelqu’un résuma la situation, il s’agissait de « la dissolution… de la psychanalyse dans le marécage de la psychothérapie. » Il importait de s’occuper d’urgence de « guérir de la psychothérapie. » Il n’a pas été proposé de guérir du dogmatisme ni de s’extraire des sables mouvants d’une pensée en auto dissolution. Il n’a pas été proposé de discerner sous le vocable flou de psychothérapie, la psychothérapie comportementaliste qui détruit toute conception de la subjectivité, de la psychothérapie relationnelle, aidant tout comme la psychanalyse à laquelle elle n’est pas étrangère, le sujet à surgir de lui-même – et de quelque autre en relation. C’est compréhensible, en quatre ans de travail acharné les auteurs – Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon, Erik Porge – n’ont pas eu le temps de s’enquérir de ce qui se passait autour d’eux depuis près d’une quarantaine d’années, ni d’envisager de considérer que le monde change et que de nouveaux autres y apparaissent. Il ne suffit pas de bien parler de ce que l’on fait. Si cela a pour corrolaire de médire, mal dire, maudire, ce qui a trait à l’autre, à l’autre proche, quelque chose cloche. Notre psychothérapie relationnelle n’est ni une pratique de la séduction ni une promesse de guérir par liquidation du symptôme. Qu’est-ce qu’une pensée de soi qui aurait à charge de conspuer l’ensemble des psychanalystes et des psychothérapeutes (NN) (nous ne répondons plus à ce nom, c’est pourquoi nous lui accolons le NN de Nouvelles Normes) qui oseraient ne pas s’en réclamer ?

Lacan a étonné le monde entier par d’éblouissantes innovations. Nous voici à présent étonnés de la répétition à l’infini du souvenir de son discours, bande de Möbius enregistrée qui tourne en boucle. À chaque époque son étonnement.

Rencontrer la réalité des gens

Certes, le discours repris indéfiniment – à un moment la salle a prié Franck Chaumon de lâcher la question de cours – n’est pas faux. Faux fuyant plutôt, en ce qu’il n’a pas l’audace d’aller à la rencontre de la réalité actuelle des patients d’aujourd’hui qui réclament qu’on leur parle autrement qu’à partir de formules mathématiques vidées de leur contenu. Notre club des Six se rassure en récitant le credo de la génération précédente — parfaitement bien décliné, merci pour le travail – comme ça on est sûr de ne pas dire de bêtises mais on en commet une majeure, celle de tourner le dos à la créativité, à la vie. Au fait, comment dit-on la vie en lacanien littéral ? la vie qui vit et qui va, la vie de tous les jours, des hommes et des femmes de notre temps. En les écoutant s’interroger, se congratuler, aiguiser leur « tranchant » de la psychanalyse je me réminisçais l’époque où Françoise Dolto allant devenant vivante donnait la réplique à Lacan qui la trouvait tout de même, montée sur la table, bien culottée ! Tout ça avait une autre allure. Comme l’écrivait Stendhal dans les Chroniques italiennes : « On savait vivre alors ».

Le transfert noté sur 10

Un auditeur évoqua René Major et sa définition juridique de la psychanalyse : « a) accepter pour le patient de dire tout ce qui lui passe par la tête, b) en second, pas d’intervention d’un tiers dans la relation entre l’analyste et l’analysant. Il importe, a-t-il dit, d’exclure toute intervention de l’État au sein du dialogue analytique qui se noue. En substance, il décèle dans le livre des six « une lacune : tout ce qui concerne ce que nous pouvons apprendre des expériences mises en place en Allemagne, Grande Bretagne, Italie, Espagne, etc., relativement au désir de contrôler la psychanalyse à partir d’un statut de psychothérapeute, a réussi. Dans ces pays-là, dont la Grande-Bretagne, on assiste à un étouffement progressif de la possibilité pour un psychanalyste ou un psychanalysant de se rencontrer sans avoir affaire à un tiers : l’État. On assiste même à la mise en place d’évaluations, on note le transfert sur 10 ! pourquoi pas sur 20. » Presque parfaitement exact. En Allemagne, une fiche d’évaluation permet au consommateur – peut-on encore l’appeler patient ? – de noter son indice de satisfaction de la séance. En effet il y a urgence !

Nous puis nous tous

L’ennui c’est que ces méthodes, cette politique et ce processus s’en prennent précisément à nous. À travers la confusion entretenue par l’usage jamais défini du signifiant – c’est bien comme ça qu’on dit un mot en lacanien ? – du terme, donc, psychothérapie, nos Six s’en prennent à nous, contre qui se dresse précisément la machine à nous casser ensemble. À nous qui avons dû nous donner le mal de nous rebaptiser, à nos frais, comme psychopraticiens relationnels. À nous pour commencer avant d’en passer à nous tous et donc à vous chers collègues psychanalystes. Car c’est l’ensemble des disciplines axées sur le processus de subjectivation qui est visé, c’est du même coup, nous et la psychanalyse.

Ce n’est pas en se dissociant de ceux auxquels nos adversaires s’en prennent pour commencer, ce n’est pas en confondant les premières victimes avec leurs ennemis qu’on résistera le mieux à la déferlante scientistique.

Psycho diversité

J’ai bien compris, dit un autre auditeur, durant cet intéressant et instructionnant après-midi, j’ai bien compris en vous lisant que la psychanalyse n’est pas une psychothérapie ni ne procède à l’éradication du symptôme et que les psychothérapies ont comme but de permettre aux personnes traitées de mener une vie plus normale, symptômes éradiqués. » L’ennui c’est que nous n’avons jamais rien énoncé de tel concernant la réduction de symptôme, et que nous ne prétendons à aucune normalisation. Rappelons tout de même qu’en argot américain psychanalyste se dit shrink, réducteur de tête, psychanalyste, pas psychothérapeute. Superbe renversement du tout au tout ! Comme vous chers collègues, nous recevons les patients comme ils arrivent, dans leur disposition, avec leurs souffrances et leurs défaillances, avec leurs illusions, et nous entamons, exactement comme vous, un dialogue avec eux. Pas toujours exactement comme vous car nous disposons d’une palette d’intervention plus large, que nous savons à propos plus souvent que vous leur répondre quand ils nous parlent, et qu’il n’est pas déplaisant de pouvoir intervenir de façon diversifiée. De la compétence en plus ne nuit jamais. Il n’importe pas tant de déterminer qui a la plus grosse, de compétence, que de reconnaître non seulement la spécificité de chacun mais l’intérêt de notre psycho diversité.

Commisération

Le même auditeur poursuit, en substance : « – Cela correspond au traitement symptomatique de la douleur. Il poursuit : « j’ai distingué une certaine commisération envers la psychothérapie. Qu’est-ce qu’on fait des gens qui disent « je ne vais pas bien », qui ont besoin de parler à quelqu’un qui les écoute, les conseille ou leur délivre des médicaments ? Dans un système convenable que faudrait-il mettre en place pour leur permettre de faire autre chose que d’aller voir un généraliste surchargé de demandes et ne parvenant pas à répondre à la souffrance autrement que par une prescription d’antidépresseurs ? »

Une loi mal faite qui pour l’heure vous protège

Réponse : il faudrait faire comme vous et nous faisons. Au mieux de notre générosité, comme vous de votre côté du Carré psy, notre travail. Qui sommes-nous à vos yeux en vérité ? Croyez-vous que vous êtes plus purs que nous ? plus purement quoi ? psychanalystes ? tant mieux. Pourquoi devrait-ce être à l’exclusion de tout autre ? si petit a soit-il si en plus c’est un petit cousin, pourquoi lui vouer tant de détestation par voie de description comparative ? Par malaise identitaire, manque de discernement ? il faudrait examiner tout cela. Votre avantage, le bénéfice de la position psychanalytique nous le connaissons. Nous en connaissons d’autres par dessus le marché. Tous frères ou demi frères et sœurs embarqués dans le même navire, celui d’une loi mal faite qui pour l’heure vous protège, où allez-vous comme ça vous figurant seuls, et pour combien de temps ?

Encore un moment. Michel Plon invite la salle à débattre. Il aborde « la question du danger. Le danger, dit-il, vient explicitement de deux horizons : la politique, après 70, le néolibéralisme, la gouvernance des sujets. La question de l’intime devient prioritaire aux yeux de l’État, il faut que les sujets se sentent sécurisés, dérangent le moins possible l’ordre capitaliste qui se développe. Cela se fera intelligemment n’en doutons pas. L’intime et l’État. Beau thème de réflexion qui nous appartient tout autant.

Qu’avons-nous fait des avancées lacaniennes ?

Il poursuit : Le deuxième danger tient à l’évolution simultanée du mouvement psychanalytique lui-même. Dans quelle mesure les psychanalystes ont-ils été perméables à la demande du néolibéralisme. Qu’avons-nous fait des avancées lacaniennes ? de la dissolution ? l’avons-nous mise au travail ? qu’en est-il de cette glissade vers un psychologisme larvé, avec lequel on s’arrange, on négocie. Qu’avons nous pu faire des avancées proposées par Lacan ? Si nous sommes restés sur place, nous voici dans la position de qui n’avance pas on recule.« 

Patte blanche pattes noires

Dans le premier cas, ça n’est pas en refusant de se rendre compte que la psychothérapie relationnelle pas davantage que la psychanalyse bien conçue ne cadre avec le schéma de soumission et de conformisation proposé par le néolibéralisme qu’on avancera. Quant au second point, l’évolution subreptice de la psychanalyse vers un psychologisme larvé, on peut se demander si cette évocation n’est pas faite pour rejeter en enfer tout ce qui n’est pas nouage, dissolution, rhétorique lacano-lacanienne : attention, psychanalystes ! vous êtes surveillés par vos semblables, le diable est partout, l’hérésie guette, soyons vigilants, restons purs voire puritains. Travaillons à nous dissoudre puisque Lacan a dissous son école – identification oblige ! Devenons des nœuds dénoués, en partance vers le paradis, nimbés de mathèmes, des logiciens de la cure, sans parole ni émotion. Dissolvons nous ! Restons surtout coupés de tout contexte, confortons-nous dans notre dogme, étudions méditons Lacan davantage encore, cartellisons-nous et n’en démordons jamais, mais, patte blanche montrée, ne rencontrons, ne reconnaissons surtout pas nos collègues à pattes noires.

Stagnation durable

La question de l’institution psychanalytique n’est ni nouvelle ni simple. Le lacanisme s’est constitué contre la rigidification institutionnelle de l’IPA, la dissolution contre celle de l’École freudienne. Quelqu’un ayant soulevé la question de déterminer qui était l’auteur de la dissolution, notons que Lacan n’a pas dissous son école mais accepté que son gendre la dissolve à sa place. Qu’importe. Nos auteurs du Manifeste ne pêchent pas par manque de ce côté-là. Ils se dissolvent. Soit. Pathétique de voir ainsi des psychanalystes durablement aux prises avec les mêmes démons. C’est la stagnation durable.

On entendit cet après-midi là dans les hauts parleurs cogner la langue de bois de leur discours. Nos psychiatres et psychologues suffisamment calés depuis des décennies dans les beaux quartiers, parfaitement intégrés socialement – grand bien leur fasse, ne pouvaient pas si aisément prétendre aux douloureux honneur d’être les exclus du système, quoique visiblement ils y aspirassent(2).

Absence de réflexion sur la nature de leur environnement.

Je me souviens encore d’Érik Porge : « – Les psychanalystes sont responsables de la carence quasi totale de réflexion sur leur présence dans les institutions. » Je suggérerais pour ma part qu’ils souffrent d’une absence de réflexion sur la nature de leur environnement. Il se trouve que la psychothérapie relationnelle existe et qu’il serait temps de s’en rendre compte. Il se trouve qu’on peut tirer quelque chose d’un dialogue à venir, mais qu’il faut pour dialoguer reconnaître l’autre. Pour l’instant cela n’a pas l’air à la portée de nos auteurs du Manifeste qui ne pensent toujours pas interroger la question du dogme et de la pureté comme symptômes. Il ne s’agit pas de refuser de « dégrader la psychanalyse au titre de psychothérapie« . Il convient de savoir distinguer un groupe ennemi d’un groupe proche de son propre camp, œuvrant avec des méthodes différentes, il peut s’agir de prendre la mesure d’une réalité complexe.

La génération de ceux qui ont connu autre chose

La question de la nouvelle génération fut abordée. En effet, on arrive à la génération de ceux qui n’ont pas connu Lacan. Mais on arrive aussi à la génération de ceux qui, ayant été introduits à la psychanalyse, ont aussi connu autre chose, ont connu la psychothérapie relationnelle et prétendent savoir faire quelque chose de leur riche héritage. Ça, ça échappe totalement à nos lacaniens au tranchant préservé, préservé du monde, enfants perdus d’actes institutionnels du temps de leurs parents. Ils ne s’en sortiront que par l’ouverture. À voir ce qu’ils disent quand ils se rencontrent on n’est pas parti pour. Allez camarades, encore un effort pour un second Manifeste dans cinq ans. Le mystère de la dissolution éclairci, éclairés à l’issue de l’amaigrissement de votre hypermoi institutionnel, peut-être aurez-vous alors acquis l’âge de la raison, de la sagesse et d’une suffisamment bonne confraternité avec vos collègues d’ici là devenus psychopraticiens relationnels. Le ciel jusqu’à ce terme vous tienne en jouissance, et nous préserve vous et nous de quelque méchante péripétie commune !

Philippe Grauer

Voir également

– Philippe Grauer, Adresse à René Major. Voir égalemnt le volet deux de cet article, qui analyse l’ouvrage lui-même ayant donné lieu à la rencontre.
– ROUSSEAU-DUJARDIN Jacqueline, Réflexions à propos du Manifeste pour la psychanalyse et de deux réunions qui ont suivi sa parution, 2010 [mis en ligne 6 juin 2011].