Dans la cadre d’une manifestation organisée par
à l’hôpital des Diaconnesses à Paris
Ce texte (non intégral) de celui qui dirigea l’équipe responsable du DSM-IV, mérite commentaire. Nous commençons pas l’installer tel quel, avec son arrogance tranquille, si « américaine » – à ce titre véritablement un document ! qui présente le mérite d’une tentative de mise en perspective historique et d’une prise de hauteur dont le défi mérite de se voir relever. Francès prend maintenant ses distances par rapport à l’entreprise DSM qu’il a patronnée 40 ans durant. En voici un tout début d’analyse critique.
J’ai aimé Freud, professe Francès, enseigné la psychiatrie psychodynamique, ai rencontré Spitzer, que je n’ai pas pris au sérieux car trop superficiel, pour finir par travailler avec lui au DSM-3 et devenir le maître d’œuvre du DSM-4. Trajectoire intéressante. Parler vrai oui. Attention, la confusion des principes peut dissimuler de la malfaçon.
Durant la phase DSM-3 j’ai joué poursuit-il les intermédiaires entre les psychanalystes et les descriptivistes, résultat, retrait du terme névrose, mot creux et faux problème, le vrai étant, poursuit l’auteur, celui de l’adaptation des théories psychodynamiques au système DSM. Là on peut discuter, puisqu’ils sont antagonistes, ce dont Frances s’indiffère.
Ensuite la question de savoir si le DSM a tué la psychanalyse ou si elle s’est suicidée est vite réglée par un les deux mon général qui ma foi n’est pas trop inexact. Ce qui est plus gênant c’est que cela conduit à une considérable confusion. Ainsi, retour à Freud comme disait l’autre, l’inventeur de l’Autre – mais pas au même car avec Francès sans le dire on pense à l’Esquisse, ce qui situe Freud parmi les pionniers du cognitivisme avant la lettre, qu’on avoisine, appareille, avec Kraepelin son réel antagoniste, en ratant une marche, celle qui donne accès par non seulement le biais des histoires de vie mais à la base d’une théorisation de l’inconscient adossée à une théorie du transfert modifiant radicalement l’aventure relationnelle, le tout dans le cadre d’une mythisation de la destinée individuelle qui permet de se raconter en séance mais pas n’importe comment, de façon à pouvoir opérer une percée, un début de sortie de névrose, précisément. Eh bien tout cela se trouve escamoté dans le moment que mentionné de travers.
Cela dit, les développements sur la poussée paradigmatique de la profession de neurologue comme support de la nouvelle psychothérapie relationnelle qu’était la psychanalyse ne sont pas sans intérêt. Ni sa contamination de la psychiatrie. Ni la médicalisation connexe de la psychanalyse, aux États-Unis, mais pas uniquement.
Puis notre ténor entonne le grand air du DSM, une apologie du projet – qu’il convient de corriger par des interventions anti DSM de son ancien patron, peu important les incohérences – en l’honneur de la psychiatrie descriptive. Sans qu’il soit pris garde aux multiples critiques épistémologiques adressées de toutes parts au système DSM, soucieux comme le souligne justement Frances de fiabilité et non de validité, excusez du peu.
Vient alors une critique du point de vue des critères d’évaluation, favorisant les thérapies cognitives et comportementales avec réduction au modèle biologique à la clé, aboutissant à la substitution de la liste de contrôle à la pratique de la relation. Ça vous donne le tournis on ne sait plus où on est. Mais si mais si, on en revient à Darwin et Kant via Freud, dommage que les successeurs de ce dernier s’accrochant à sa théorie de la libido totalement dépassée (étiologie sexuelle des névroses : ridicule !) se soient épistémologiquement suicidés.
De toutes façons les psychanalystes n’ont pas vu l’éclosion de multiples psychothérapies (ça c’est vrai mais lesquelles entend Francès c’est une toute autre affaire) substituant l’interactif au régressif, ni le financement des neurosciences. Là-dessus après avoir dénoncé les fausses promesses de ces dernières tout autant que de la réduction au biologique, et opposé le relationnel au médicamenteux – bravo ! notre conférencier plaide pour la conjonction de la psychiatrie athéorique descriptive et de la psychanalyse, retour à la patauge. Si la chèvre ne mange pas le choux en traversant la rivière c’est que le loup Frances aura organisé en montant dans le bateau la permutation des places qui sauve toutes les mises.
Au bout du compte l’impression demeure que Patrick Landman et son « goût parisien » psychanalytique « du paradoxe » ont été baladés par un prestidigitateur littéralement insaisissable qui fait la leçon à tout le monde sur la base d’un goût prononcé pour la pensée moulinette. Le plat qu’il nous sert ressemble à un hachis parmentier recyclant les viandes de la veille dans une purée niveleuse auto probante. Il s’agit d’éclectisme, par quoi l’on procède non au au montage (intégrativisme) mais au collage d’éléments disparates. Lévy-Strauss nous a habitués au bricolage des mythes. Mais il ne s’occupait pas d’idéologies et ses édifices structurels tenaient la route. Francès spécifie bien qu’il s’agissait d’évacuer ce type de réalité.
Sans se crisper sur les dogmatismes bien réels de l’actuelle psychanalyse, il y a longtemps que tant aux États-Unis que maintenant en France notre « parisien » Landman et quelques autres, ont procédé au démontage de l’opération DSM. Il n’est pas si sûr que l’économie de son évacuation n’ait pas son prix. Entre croyance et certitude tracer une ligne de démarcation demeure indispensable. Il reste beaucoup à examiner du côté des principes qu’un pragmatisme par trop relativiste se voit en difficulté d’ignorer. On peut être new-yorkais politicien astucieux ou californien très détendu cela ne dispense pas du devoir de rigueur. Le DSMisme, comme par ailleurs de façon plus convaincante Francès le démontre, va dans le mur. Symétriser, voire mixer, ses impasses incontournables avec l’actuelle crise de la psychanalyse ne nous sortira pas d’affaire. Détails vrais, applaudissons ! dans le contexte d’une démonstration d’ensemble qui ne se donne pas les moyens de se montrer convaincante, non ! pas pour qu’il en résulte autant de confusion complaisante. Le débat n’a pas eu lieu, merci pour la contribution, la disputatio reste à venir.
– Philippe Grauer, « Une rencontre transatlantique anti DSM baroque », [mis en ligne le 16 mars 2015]
– On consultera également avec profit l’interview d’Allen Francès par le Nouvel Obs, moins confus, plus sympathique – au bout du compte tout aussi embobineur ?
– Patrick Landman, Dangerosité du DSM5 [mis en ligne le 20 octobre 2013]
– Psychopathologie : l’ombre toujours portée de Kraepelin sur le Carré psy [Juillet 2011] par Michael Randolph, précédé de « Kraepelin d’erreurs », par Philippe Grauer.
– Michel Rotfus, « DSM, mon amour. Dispute sur la nature de l’âme humaine« , 28 mai 2013.
par Allen Frances
traduction Patrick Landman
Bonjour, je m’appelle Allen Frances et notre question aujourd’hui est très intéressante : la popularité du système DSM a-t-elle réduit la popularité de la psychanalyse en Amérique ? Cette question a été soulevée par Patrick Landman et je crois qu’elle montre bien son goût parisien pour le paradoxe. Et c’est à moi qu’il l’a posée parce que au cours de ces 35 dernières années j’ai joué un rôle important dans le développement du DSM, alors que je défendais toujours l’héritage de Freud. Comment se fait-il que quelqu’un comme moi, qui fut impliqué dans la psychiatrie descriptive, puisse avoir une image très positive de la psychiatrie dite psychodynamique?
[Patrick Landman] m’a également demandé de parler de façon personnelle, non pas seulement de mes idées à ce
Je commencerai avec la psychanalyse : je crois que mon premier amour pour Freud est né à l’âge de 14 ans, avec la lecture de Malaise dans la Civilisation et Totem et Tabou. Pour la première fois, j’ai senti qu’il y avait un ordre, qu’on pouvait comprendre le comportement humain et ses manifestations culturelles. C’est pourquoi j’ai voulu devenir psychiatre ; c’est pourquoi j’ai choisi la Columbia University qui était l’internat de médecine le plus psychodynamique aux États-Unis à cette époque-là ; voici pourquoi j’ai suivi une formation psychanalytique, également à Columbia.
Ensuite, j’ai enseigné pendant dix ans un cours sur Freud au Centre psychanalytique ; j’étais chef de service de consultations externes et nous nous sommes spécialisés dans l’enseignement de la psychothérapie psychodynamique, en particulier dans les thérapies courtes, ça c’était vraiment une des choses qui m’a intéressé. J’ai consacré toute ma carrière à l’enseignement – j’ai enseigné la pratique de la psychothérapie psychodynamique aux internes, psychologues et travailleurs sociaux. Et c’était aussi toute ma pratique privée pendant la plupart des années quand j’étais clinicien. J’y suis très profondément attaché et cela me tient beaucoup à cœur. J’ai des réserves par rapport à la manière dont la psychanalyse s’est développée en Amérique et je vous en dirai plus par la suite, mais en substance j’adhère au principe selon lequel la psychiatrie psychodynamique est d’une grande valeur et que si à son époque Freud était probablement surévalué, aujourd’hui il est au contraire très négligé, sous évalué.
Mon expérience avec la psychiatrie descriptive est plus récente et en quelque sorte plus ambivalente. Un de mes professeurs à Columbia était Bob Spitzer, qui a ensuite développé le DSM-III. C’était en effet un grand innovateur et grâce à lui la psychiatrie descriptive a gagné en popularité. À l’époque, Bob était un jeune médecin et j’ai complètement écarté ses propositions. Il essayait de recruter des internes pour sa recherche – il développait des instruments pour mener des entretiens cliniques, afin d’obtenir un diagnostic psychiatrique fiable pour d’autres projets de recherche. J’ai trouvé que c’était la chose la plus bête au monde. Je désirais comprendre le sens de la vie, pour moi-même et pour mes patients, alors que lui, il s’occupait des choses les plus superficielles – les symptômes que les patients ont présentés au cours de la semaine précédente. Donc je trouvais Bob plutôt sympathique mais je ne le prenais pas au sérieux en tant que maître.
Et mes maîtres ont été essentiellement ceux qui savaient le mieux puiser dans l’inconscient, mon inconscient à moi et celui de mes patients, et qui m’aidaient à forger des relations thérapeutiques fournissant une sorte de correction de l’expérience affective que je crois être si puissante dans le traitement psychodynamique. À mes yeux, Spitzer était une personne superficielle, je l’aimais bien mais je ne voulais pas me consacrer à ce travail. Quand les premières ébauches du DSM-III sont sorties, je les ai trouvées un peu idiotes, ça n’était pas quelque chose qui m’aurait vraiment intéressé. À cette époque j’étais également directeur d’un service de consultations externes au New York State Hospital. Il y avait beaucoup de gens de la Columbia University ; nous travaillions pour préserver la psychiatrie psychodynamique et le fait que Spitzer l’ait d’abord totalement ignorée nous a beaucoup préoccupé.
J’ai eu l’idée brillante de proposer à Spitzer d’inclure dans le DSM-III le diagnostic de ‘self-defeating personality disorder’ (entre trouble de la personnalité masochiste, axée sur le négatif, le contreproductif et névrose d’échec). Je connaissais cela grâce à ma mère qui savait toujours transformer une victoire en défaite, et j’avais compris que les gens pouvaient être amenés, pour des raisons inconscientes, à éviter la réussite et rester malheureux dans leur existence. Je pensais qu’on pourrait transformer ce concept et le réduire à un ensemble de critères et que cela pourrait être utile. J’en ai parlé à Bob dans le couloir et il a dit : « C’est une bonne idée, alors peux-tu établir les critères ? » Je l’ai fait, je lui ai présenté mon travail, et il a dit, en riant : « Cela ne marchera jamais ». Il avait bien raison parce que toutes les manifestations psychiatriques sont plus ou mois masochistes ou contre-productives.
Ce qui faisait la spécificité du trouble du ‘self-defeating personality disorder’ c’était que son comportement était motivé par un désir d’arriver à l’échec, aucune autre raison n’expliquait ce comportement contre-productif. Bob disait que ça ne marcherait pas et en fait quand la même idée a été présentée, d’une manière beaucoup plus agressive, pour le DSM-IV, j’ai utilisé ses propres arguments pour la rejeter. Mais Bob cherchait des gens pour travailler sur le DSM-III. Il m’a demandé, en 1977 ou 1978, de rejoindre l’équipe qui préparait le ce projet et de m’occuper de la catégorie des troubles de personnalité, d’en écrire la version finale. J’étais d’accord et donc je m’y suis impliqué, puis une autre tâche s’est présentée, qui présente un lien avec notre débat d’aujourd’hui. Les groupes psychanalytiques aux États-Unis, la Psychoanalytic Association et l’American Academy of Psychoanalysis, ont été très préoccupées par le fait que Bob allait retirer le terme « névrose » du DSM-III. Pendant presque une année j’ai assuré le lien entre le DSM-III et les psychanalystes, pour voir si on pouvait trouver un compromis. A la fin la solution était toute bête – on a décidé de mettre le mot névrose entre guillemets, au lieu d’en faire le nom du diagnostic.
Mais le problème résume bien une des difficultés sous-jacentes aux rapports entre la psychiatrie descriptive et la psychiatrie psychodynamique. Les deux parties – Spitzer et les psychanalystes – ont mal compris le vrai sens du mot névrose. Le terme a été introduit par un médecin écossais, William Cullen, en 1759, cent quarante ans avant Freud. À l’origine il renvoyait à l’ensemble des plaintes indéfinies, sans causalité spécifique, mais très répandues dans la pratique généraliste. Le terme neurosis veut dire maladie des nerfs, donc dès le début on trouve l’idée que ces présentations étaient dues à un problème biologique au niveau du système nerveux central. Depuis, le terme névrose s’utilisait de cette manière, les psychanalystes l’ont simplement emprunté. Freud a donc emprunté un terme qui était déjà lourd de sens. Et il a rajouté d’autres significations liées à des motivations sous-jacentes, ainsi que l’espoir qu’en les comprenant on pourrait aider les patients. Mais il n’a pas inventé un nouveau terme. Sa notion à lui présentait une connotation particulière mais le sens général renvoyait toujours à une maladie du cerveau.
Les psychanalystes défendaient le mot ‘névrose’ comme s’il s’agissait de défendre la psychanalyse elle-même. Spitzer avait hâte de se débarrasser du terme parce qu’à l’époque il était vraiment contre la psychanalyse. Il avait lui-même suivi des traitements depuis sa jeunesse, il était passé par plusieurs thérapies différentes, il avait une curiosité sur lui-même mais il a décidé que la psychanalyse c’était quelque chose qu’il devait combattre. Il se considérait comme quelqu’un de décidé à changer l’orientation de la psychiatrie dans le sens d’une approche plus descriptive, un changement qui aboutirait à plus de fiabilité et plus de recherche. Les deux parties se sont donc engagées dans un combat futile, toutes les deux passant à côté du fait que le mot « névrose » n’était pas la vraie question, la vraie question étant de quelle manière la psychanalyse et la psychiatrie psychodynamique pourraient s’adapter au monde dominé par le DSM-III.
Il est très intéressant de noter qu’à l’époque aucun d’entre nous n’avait imaginé que le DSM-III aurait un tel succès, ou qu’il aurait une influence culturelle aussi forte. Nous savions qu’il aurait une certaine influence en psychiatrie mais nous n’avons jamais songé qu’il aurait intéressé le grand public. Ce fut donc une grande surprise d’en vendre plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dès la première année de publication on de continuer d’en vendre des centaines de milliers au cours des années suivantes. Les résidents de Park Avenue à New York, qui avaient l’habitude de discuter, dans les cocktails du dimanche, de leurs rêves et de ce que leur analyste en avait dit, ont vite changé de conversation pour parler de leur diagnostic, de celui de leur femme ou de leur patron. Au niveau culturel, l’on est devenu plus attentif aux symptômes et moins à leurs motivations inconscientes. Et le DSM a sans doute joué un rôle dans le déclin de l’influence de la psychanalyse, mais on parlera aussi plus tard de la façon dont la psychanalyse a elle-même contribué à ce déclin. Il y avait de toute façon des facteurs culturels externes qui auraient provoqué ce déclin d’une manière ou d’une autre, mais j’y reviendrai plus tard. Voilà, j’en ai fini de ma présentation sur mon expérience concernant la psychanalyse et la psychiatrie descriptive.
Revenons-en à Freud. Freud est arrivé au travail psychanalytique d’une façon très indirecte, pas du tout par choix. Il fut d’abord un excellent neuropathologue et un des premiers à comprendre la synapse. Il aurait eu le Prix Nobel, ou aurait partagé le Prix Nobel, s’il avait continué à être un « rat de laboratoire » ce qu’il était vraiment. Il a développé, mis au point une sorte de teinte, de colorant. Mais il a été poussé à ouvrir un cabinet du fait de problèmes financiers, il manquait de ressources, il voulait se marier… Devenir clinicien ne l’enthousiasmait pas mais il conservait ses ambitions et surtout celle de travailler en neurologie. Il a publié quelques textes classiques et une monographie sur l’aphasie. Il nourrissait de grands espoirs au sujet de la cocaïne et de ses pouvoirs curatifs ; il s’intéressait énormément à la psychiatrie biologique, aux théories biologiques du cerveau et aux traitements biologiques des maladies psychiques.
Ce qui a changé le cours de sa vie fut l’expérience d’avoir très précisément observé ses patients. Et c’est un des grands paradoxes du début de sa clinique ; avant ses contributions psychanalytiques il avait déjà donné quelques descriptions très précises de ses patients. Ses études de cas sont écrites dans un style merveilleux, il a d’ailleurs reçu le Prix Goethe parce qu’il était un observateur brillant du comportement humain et de ses nuances individuelles. Le système diagnostique de la psychiatrie avant Freud s’était strictement fondé sur le travail hospitalier. Pinel, père de la psychiatrie et grand innovateur, a développé la classification française au début du 19eme siècle et a fait encore d’autres choses remarquables. Il a libéré les patients, non pas seulement de leurs chaines mais aussi de leur marque d’infamie, de leur stigmatisation. Il a proposé – vous connaissez l’histoire beaucoup mieux que moi – à l’un de ses patients un poste dans l’administration hospitalière et, ensemble, ils ont crée une sorte de thérapie cognitive, une approche centrée sur les récits de vie ainsi qu’un traitement moral d’une grande importance qui mériterait d’être mieux connu.
À la fin du 19e siècle – pendant ce siècle-là un grand nombre de classifications ont été mises au point – la classification standard était celle établie par Kraepelin. La table des matières de son livre était en effet devenue la classification psychiatrique la plus largement suivie. On peut trouver une certaine ironie dans le fait que Kraepelin et Freud vivaient à deux pas l’un de l’autre – le premier à Munich, le second à Vienne – et chacun de son côté constituerait une pierre angulaire pour le travail du siècle à venir. Kraepelin travaillait uniquement avec les patients hospitalisés et les chapitres de son livre sont consacrés aux nuances des troubles chez les grands malades. Freud en tant que neurologue suivait ses patients en cabinet. S’il avait été psychiatre, il aurait travaillé dans un hôpital et il n’aurait jamais crée la psychanalyse, il n’aurait jamais élargi le champ du diagnostic en clinique externe.
Aujourd’hui, les patients sont suivis par des psychiatres et psychologues, à cette époque-là c’était les neurologues, une profession toute nouvelle. Et ces patients recevaient un pronostic beaucoup plus favorable que les grands malades psychiatriques. Le travail de Freud, qui les décrivait soigneusement et ensuite essayait d’expliquer les problèmes et conflits inconscients en rapport avec leurs symptômes, a redonné beaucoup d’espoir au champ des maladies mentales et c’est pourquoi la psychiatrie a ouvert ses portes à la psychanalyse. Les neurologues ne se sont pas intéressés à Freud mais les psychiatres si, et ils ont commencé à s’occuper de plus en plus des patients en cabinet. Il y 100 ans, pendant la grande guerre, seulement 7 % des psychiatres américains travaillaient en privé. Aujourd’hui la plupart d’entre eux exercent en dehors de l’hôpital et il y a également une armée des psychologues, travailleurs sociaux, thérapeutes et conseilleurs [counsellors. PHG] qui s’occupent des patients en ville.
Freud nous a fourni un modèle pour décrire la dépression névrotique, la névrose d’angoisse. Lui et ses disciples ont décrit ce qui ensuite est devenu le trouble de la personnalité : les névroses de caractère. D’autres ont décrit différentes troubles sexuels et la psychanalyse s’est, également, vite intéressée à ce domaine. Le champ des maladies psychiques, ce qu’on avait défini comme troubles mentaux, s’est énormément élargi. Avant Freud il n’y avait qu’un petit nombre de maladies et elles étaient réservées aux patients gravement atteints. S’il s’était agi de détecter la maladie psychique dans l’ensemble de la population, seule une faible proportion aurait été considérée comme concernée. Après Freud, il y eu une grande expansion, non seulement du nombre de troubles psychiques mais également, c’est qui est plus important, du nombre de personnes diagnostiquées, ainsi que du nombre de personnes les traitant.
Autre facteur crucial dans le développement de la psychiatrie psychodynamique : les deux guerres mondiales. On s’est rendu compte qu’il y avait plus de victimes psychiatriques que de victimes médicales. Les psychiatres ont joué un rôle important dans le traitement des soldats, le dépistage, et le développement d’un effort de guerre cohérent. Après la seconde guerre mondiale, en Amérique en particulier, la pertinence de la psychiatrie psychodynamique a été reconnue et pour la première fois des départements séparés spécialisés en psychiatrie ont été créés dans toutes les grandes écoles de médecine. Je crois qu’aujourd’hui il y a un département de psychiatrie dans chaque école de médecine. Presque tous les directeurs de ces départements étaient psychanalystes, partout aux États Unis ; ces personnes avaient servi lors de la deuxième guerre mondiale.
Pourquoi y avait il tant de médecins engagés dans la psychanalyse ? Il y a deux grandes raisons à ce phénomène, la psychanalyse a suivi un développement différent de ce qui s’est passé en France. Premièrement, depuis le tout début, la psychanalyse aux États-Unis a été étroitement liée à la formation médicale. Ceci va contre l’idée de Freud, qui a écrit un texte sur la psychanalyse laïque environ trois ans avant sa mort. En plus, Freud a clairement appréciée travail de sa fille, une analyste laïque renommée. Parmi ses premiers disciples on compte une grande partie de non-médecins. Freud se méfiait beaucoup d’une psychanalyse qui ne serait qu’une pure pratique médicale ou qui dépendrait du système de sécurité sociale. Il n’a pas voulu qu’un rattachement à la médecine restreigne ou réduise la psychanalyse. Toutefois en Amérique, particulièrement dans les débuts, beaucoup moins ensuite, la psychanalyse a été en effet en lien étroit avec la médecine. Ceci avait des avantages et des inconvénients. À la médecine était associé un certain prestige, mais à bien des égards ce lien représentait un fardeau.
L’autre impulsion importante pour le succès de la psychanalyse en Amérique fut l’immense migration, pendant et avant la deuxième guerre mondiale, des psychanalystes venus d’Europe, notamment certains des plus talentueux d’entre eux. Ainsi, les États-Unis ont bénéficié d’une richesse d’expérience – ces personnalités se sont éparpillées dans toutes les grandes villes et ont fondé des instituts ; ces instituts ont engendré d’autres instituts et au moment du grand essor des départements de psychiatrie et des écoles de médecine, les instituts psychanalytiques se sont aussi développés partout en parallèle.
La psychanalyse américaine a probablement atteint son apogée au début des années 70. Le déclin est venu presque au même moment que la naissance du DSM-III. Le travail sur le DSM-III a commencé en 1975 et il a été publié en 1980. Pendant cette période il y a eu des changements considérables à la direction des départements de psychiatrie dans toutes ces écoles de médecine, psychanalyse perdant par ailleurs de l’intérêt auprès du grand public, parallèlement à l’émergence de nouveaux facteurs. Je ne crois pas qu’on puisse établir une causalité nette entre l’ascension du DSM et le déclin de la psychanalyse, mais c’est vrai que le DSM-III a effectivement causé du tort à la psychanalyse. L’on discutera de ce mouvement, de la survenue de ce changement ainsi que d’autres éléments qui ont joué dans ces évolutions : tout cela ne s’est pas produit en vase clos ni dans un vide. Le DSM-III a revendiqué d’être athéorique par rapport à l’idéologie. Parfois ceci se perd dans la traduction. L’on a dit qu’il était athéorique tout court – ses concepteurs n’ont pourtant jamais prétendu cela, ils ont soutenu un athéorisme vis-à-vis des idéologies.
L’ambition était de pouvoir utiliser une méthode descriptive reposant sur des critères opérationnels, avec des maladies mentales définies par des listes spécifiques des différentes symptômes, regroupés d’une certaine façon et opérant pendant une certaine période. Ce modèle était destiné à l’usage des cliniciens psychodynamiques, des thérapeutes comportementalistes ou cognitivistes, pour la thérapie familiale, la thérapie des systèmes sociaux, etc, tout comme aux thérapeutes biologiques. Bref, l’idée était que cela pourrait être utile pour tout modèle. À cette époque-là la psychiatrie adhérait fortement au modèle équilibré : à la fois biologique, psychologique et social. L’idée était donc de ne pas se focaliser outre mesure sur ni des éléments biologiques, ni psychologiques, ni sociaux ; de même on n’allait pas diriger les traitements en s’attachant trop aux médicaments, ou à une approche spécifique – psychodynamique, cognitive, systémique ou familiale. Au contraire il s’agissait d’appréhender la personne du patient dans son ensemble et ensuite choisir la technique ou approche la plus appropriée. Avec l’idée que pour la plupart des gens, un mixte d’approches serait probablement bien plus approprié qu’une dépendance exclusive à un seul outil, quel qu’il soit.
Certes, le DSM-III n’était pas athéorique en termes d’utilité. Il offrait un très bon cadre à la psychiatrie descriptive et aux modèles psychiatriques médicaux. Avant le DSM-III, deux cliniciens consultés par le même patient n’étaient pas du même avis sur le diagnostic. Une étude anglo-américaine a montré, à l’aide d’un enregistrement vidéo, que le même patient a pu recevoir un diagnostic de trouble de l’humeur à Londres et de schizophrénie à New York. Les gens ne s’accordaient pas sur les symptômes. Sans pouvoir se mettre d’accord sur la façon de classer les comportements d’un patient en troubles mentaux, aucune communication clinique n’était possible, aucune possibilité de recherche.
La psychiatrie se trouvait dans une position très vulnérable. La psychiatrie psychodynamique continuait à avoir de grands succès jusqu’aux années 70, et puis tout soudainement, au début des années 70, elle s’est trouvée accusée d’être trop individualiste, trop artistique, pas du tout scientifique et justement on disait que deux psychiatres ne pouvaient jamais se mettre d’accord ni sur le diagnostic, ni sur le traitement, et que c’était une sorte d’artisanat qui n’avait rien à voir avec la médecine moderne. L’effort très louable de Spitzer c’était d’améliorer la fiabilité [c’est nous qui soulignons. PHG] du diagnostic psychiatrique. Il n’avait aucune ambition d’en améliorer la validité [c’est nous qui soulignons. PHG], mais il espérait qu’avec plus de fiabilité on pourrait obtenir des outils de recherche pour nous aider à mieux comprendre la psychopathologie et la traiter d’une manière plus efficace.
Le DSM-III représentait un outil formidable pour la recherche et en effet c’était très exactement ce que Spitzer avait fait avant de devenir responsable pour le DSM-III : il développait des instruments pour se servir des critères diagnostics afin d’arriver à un diagnostic utile à la recherche. Son innovation c’était de prendre cette méthode et de l’appliquer à la situation clinique. C’était un atout pour la psychiatrie descriptive mais pas du tout utile pour le travail psychanalytique parce que celui-ci est beaucoup moins superficiel, il repose souvent sur la déduction et plus on pénètre sous la surface des choses, moins on a accès aux évaluations fiables. Il existait plusieurs méthodes d’évaluation des différents aspects du travail psychodynamique. Elles sont toutes très utiles mais plus on va en profondeur, moins elles sont fiables, et plus on reste à la surface, moins elles sont psycho-dynamiques.
Donc on a trouvé qu’il y avait une préférence nette dans le DSM-III, favorisant le modèle médical et biologique, le modèle de recherche, au détriment du modèle psychodynamique qui est plus profond et donc beaucoup plus difficile à rendre fiable. Les thérapies cognitives et comportementales s’accordent mieux avec le DSM-III que les thérapies psychodynamiques parce qu’elles ciblent les choses plus superficielles et moins déductives. Alors le DSM privilégie les traitements cognitifs plutôt que les traitements psychodynamiques. C’est donc sans surprise que l’on a assisté à une véritable explosion des traitements cognitifs et parallèlement au déclin des traitements psychodynamiques, pour la simple raison que les premiers offrent des critères d’évaluation clairs. Les traitements cognitifs sont plus faciles à étudier et à utiliser. La méthode descriptive du DSM les a favorisés. La démarche du DSM a été terrible pour la thérapie familiale : elle s’appliquait uniquement à l’individu et donc les modèles systémiques, auparavant très populaires aux États-Unis dans les années soixante et soixante-dix, ont souffert d’un déclin rapide, tout comme la psychanalyse, au moins en partie à cause de la popularité du DSM.
Donc le DSM a en effet réduit le modèle bio-psycho-social au modèle uniquement biologique, plus réductionniste, et un des ses grands défauts, un de ses effets les plus dévastateurs pour la psychiatrie et la psychanalyse, c’est qu’il a favorisé une vision très limitée de l’individu. Il se focalise sur des listes des symptômes pour les critères, pour les effets secondaires, mais on n’apprend jamais à connaître un patient comme il faudrait. Hippocrate a dit, il y a 2500 ans, « Il est plus important de connaître la personne souffrant d’une maladie que de connaître la maladie dont est atteinte la personne ». Et le DSM a eu l’effet magnifique d’offrir plus de fiabilité dans la démarche diagnostique, là où avant il n’y avait qu’une sorte de bruit idiosyncratique, sans signal clair pour les déterminations diagnostiques. Ca c’était une avantage considérable.
Mais en même temps il y avait un prix à payer : la façon dont on l’utilisait et sa popularité a réduit, pour certains, l’expérience du patient à une sorte de liste de contrôle, au lieu d’en faire une expérience relationnelle.
Un grand nombre des programmes de formation aux États-Unis se sont vite adaptés à ce nouveau modèle, au prix de perdre ce qui avait été précieux dans la formation psychodynamique, celle que moi-même et beaucoup de mes collègues avions reçue. Je dois admettre qu’il serait faux de dire que le DSM a tué la psychanalyse, sans préciser que la psychanalyse a elle-même beaucoup contribué à sa dévalorisation et qu’elle est en partie responsable de son propre déclin. Les instituts psychanalytiques en Amérique du nord ont adopté une sorte de modèle berlinois, caractérisé par sa rigidité et son exclusivité. Ils ont protégé l’héritage de Freud d’une façon que Freud lui même, j’en suis sûr, aurait refusé. Ils transmettaient ses théories de la fin du siècle comme si elles étaient absolument appropriées à la pratique de nos jours.
Ils n’ont rien fait pour inclure les découvertes neuroscientifiques qui ont commencé à émerger. Ils enseignaient le modèle psychique développé par Freud en 1905 malgré le fait qu’un nombre de ses aspects aient été dépassés par la nouvelle recherche en imagerie cérébrale, psychologie évolutionniste et science cognitive. Tout ce qui est arrivé depuis Freud est pourtant bien compatible avec son modèle. Ce qui est merveilleux dans son enseignement, les deux aspects fondamentaux de son héritage, c’est sa description de la façon dont nous sommes issus de nos pulsions et de nos ancêtres animaux. Freud s’est appuyé sur les remarquables découvertes de Darwin concernant l’évolution de la morphologie et psychologie – parce que Darwin lui aussi était un grand psychologue. Il a compris la continuité psychologique entre les animaux et l’homme – si notre morphologie s’est développée à partir de la morphologie animale, nos tendances comportementales ont aussi évolué à partir de nos ancêtres. Freud a ramené ceci dans sa clinique, il l’a appliqué à ses patients et il a obtenu un modèle de la psyché et une manière de comprendre notre culture qui sont absolument brillants, vraisemblables et qui se portent toujours très bien.
Sa deuxième grande contribution revient à Darwin et à Kant. Kant a remarqué, environ cent ans avant Freud, que nous ne voyons pas le monde comme il est mais comme nous sommes. Ceci est aussi un proverbe talmudique remontant à il y a 2000 ans : on ne voit pas le monde comme il est mais comme on est. Ce que Kant avait travaillé en philosophie, Freud nous l’a fait comprendre en clinique – que la plupart du temps nous ne sommes pas conscients de nos motivations, et que des motivations conflictuelles peuvent produire, toujours à notre insu, toutes sortes de comportements que nous rejetterions sur le plan rationnel et réaliste. Le modèle de Freud conjuguant Darwin avec Kant a été absolument brillant. Certaines de ses parties sont parfaitement compatibles avec toutes les connaissances produites par les neurosciences et sciences cognitives depuis leur existence; d’autres devraient être facilement abandonnées.
La chose à renoncer la plus évidente est la théorie de la libido. Ce modèle était parfaitement raisonnable en 1905, un reflet de l’enthousiasme pour la nouvelle science de la sexologie qui s’est répandue partout en Europe. Ce modèle paraissait être une certaine manière de comprendre le comportement humain. Mais cette théorie est simplement fausse ; elle est aussi peu apte à expliquer une maladie que la théorie des humeurs. Les instituts psychanalytiques n’ont jamais pu s’adapter à la nouvelle science, donc ils continuaient d’enseigner la théorie de la libido, pas comme une relique historique intéressante, mais comme une façon de comprendre le patient en psychanalyse. Ca n’a aucun sens.
Ils sont restés très liés au modèle rigide d’une analyse et ce n’était que peu à peu, pour des raisons pratiques et financières, que le cadre s’est parfois quelque peu ajusté, mais en gros ils continuaient à croire que la psychanalyse exige trois, quatre ou cinq séances par semaine, qu’il faut s’allonger sur le divan, que les choses ne peuvent pas se modifier pour devenir plus adaptés aux réalités de la vie alors qu’elles resteraient très efficaces, peut être même plus efficaces.
Très tôt dans l’histoire de la psychanalyse il y avait eu des efforts pour développer des variantes de la psychanalyse. Ferenczi et Reich se sont beaucoup engagés là-dessus dans les années vingt, Alexander et French dans les années quarante et cinquante, après Michaël Balint… Il y eut de nombreuses tentatives de développer une psychanalyse courte, en face-à-face, qui permettrait d’avoir une relation plus interactive avec le patient. Les instituts psychanalytiques en Amérique ont commit la grave erreur de lier leur avenir à la forme du traitement qu’ils pensaient s’accorder à ce que Freud aurait fait, au lieu de ce qui fonctionnerait dans la situation présente à laquelle les autres thérapeutes s’adaptaient. Alors il y eut une éclosion des psychothérapies psychodynamiques après la seconde guerre mondiale et il y eut une éclosion des thérapies comportementalistes ensuite – et au lieu de saluer celles-ci comme une partie de la grande poussée psychodynamique et psychanalytique, les instituts psychanalytiques sont restés dans leur isolement en formant et recommandant uniquement les formes de la psychanalyse les plus rigides et ainsi s’éloignant de plus en plus de la clinique contemporaine.
Donc le DSM a représenté un terrible coup pour la psychanalyse mais les psychanalystes n’ont pas adapté leur théorie et leur pratique à ce qui aurait plus de sens, à l’égard des connaissances apportées par la science, à l’égard des exigences pratiques du monde d’aujourd’hui et à l’égard des résultats psychanalytiques, qui n’étaient pas parfaits. Souvent les patients auraient dû bénéficier d’un traitement plus interactif, qui n’aurait pas nécessité une régression, alors qu’une psychanalyse exigeait un transfert et une régression, ce qui pour certains la rendait plus rigoureuse mais pour d’autres potentiellement plus dangereuse et sans doute prenant plus de temps qu’un traitement plus ‘ici et maintenant’ focalisé sur une expériences émotionnelle corrective.
Je pense que c’était Napoléon qui a dit que ‘la guerre est une chose trop grave pour être confiée aux militaires,’[Clémenceau. PHG] mais peut être c’était Foch. D’une certaine manière, la psychanalyse était trop importante pour être confiée aux instituts psychanalytiques. Mais même si on n’avait pas eu le DSM-III et si les psychanalystes n’avaient pas pratiqué la politique de l’autruche, la psychanalyse aurait subi un déclin de popularité à cause d’autres facteurs externes, économiques et culturels : avant tout l’ascension des neurosciences et les gros budgets de financement qui leur ont été consacrés au cours des derniers 35 années. Avant 1980, la psychiatrie, la neuropsychiatrie et la recherche fondamentale sur le cerveau ne recevaient pas beaucoup de financement. Aujourd’hui, dans chaque école de médecine aux États-Unis, et je pense que probablement partout dans le monde, le département de la psychiatrie est le deuxième destinataire des fonds après la médecine interne. Celle-ci compte de nombreuses directions qui ensemble seront toujours le premier bénéficiaire du financement dans n’importe quelle école de médecine, mais la psychiatrie reçoit normalement le double (ou même plus) que n’importe quel autre département et ainsi elle bénéficie de ces financements de manière disproportionnée.
Cette situation résulte en partie de notre fascination pour les maladies mentales et leurs effets sur la société, en partie du fait que les outils de la recherche sur le cerveau sont devenus absolument incroyables. Jamais nous n’avions la possibilité de prendre en photos nos pensées et de comprendre notre comportement de cette façon. C’est une chose très surestimée, sans doute, mais quand même très puissante. Donc il y avait cette révolution neuroscientifique passionnante, ressemblant fortement à l’efflorescence scientifique dont Freud faisait partie entre 1840 et les années 1900. Nous avons eu une effervescence de découvertes. Cette évolution a mis à mal le facteur psychologique parce qu’elle a crée la promesse de comprendre les choses de plus en plus du point de vue biologique. Cette promesse est un peu fausse.
Le cerveau est en effet la chose la plus compliquée dans l’univers connu, il y a 100 milliards de neurones – à peu près le même nombre de neurones que d’étoiles dans notre galaxie – et chacun se lie aux milliards d’autres neurones par des synapses, il y a un système migratoire complexe pour amener les neurones toujours au bon endroit et assurer tous ces liens. Les neurones s’activent mille fois par seconde et c’est une sorte de chorégraphie remarquable, d’une remarquable complexité. Le cerveau est de loin la chose la plus complexe dans l’univers connu, ces 1,5 kilos dans ma tête sont en effet plus compliqués que tout autre chose qu’on rencontrerait dans l’univers connu. C’est très difficile de sonder les secrets du cerveau, même avec les outils formidables dont nous disposons. La neuroscience a fait des promesses trop rapidement et donc dans un grand nombre des articles scientifiques qu’on lit aujourd’hui il y a souvent plus d’espoir et d’hyperbole que des vraies découvertes. C’est aussi pourquoi bien des résultats les plus excitants en neurosciences ne se reproduisent pas.
Et donc notre attention s’est transférée de la psyché vers le cerveau, au-delà de ce qu’on peut actuellement voir comme résultats qui compteraient pour les patients. Il faut prendre ces résultats avec des pincettes, avec prudence et scepticisme. Au même temps, les psychanalystes n’ont pas suffisamment pris en compte ce filon de découvertes. Si Freud vivait aujourd’hui, il serait absolument passionné par la neuroscience et il ferait de nouveaux liens entre le comportement humain et les derniers articles scientifiques. Mais la communauté psychanalytique a pris une distance vis-à-vis de la science et ainsi a perdu l’opportunité de rester à la page.
L’autre grand moteur du réductionnisme et la raison d’une perte d’intérêt pour la psychologie, c’est l’industrie pharmaceutique. Ici, la propagande est soutenue par d’énormes budgets de marketing. Cette propagande dit en essentiel que les diagnostics psychiatriques sont souvent manqués, qu’ils sont toujours liés à une sorte de déséquilibre chimique, que le problème exige une solution chimique et qu’il faut vite établir un diagnostic et prendre un comprimé. Ceci réduit la complexité du comportement humain et privilégie les problèmes du cerveau au détriment de la psychologie et du contexte social. On ne parle pas du fait que la plupart des patients à qui on a prescrit des médicaments n’en ont pas besoin ; que pour un grand nombre des personnes l’amélioration vient du fait de leur résilience ou du changement du contexte social ; que les traitements psychologiques sont beaucoup plus efficaces pour des problèmes mineurs ou modérés.
La psychothérapie fonctionne aussi bien ou mieux que les médicaments dans la plupart de cas légers ou modérés, sur l’ensemble des catégories du DSM. Les médicaments peuvent parfois avoir l’avantage de fonctionner plus rapidement, mais la psychothérapie marche plus longtemps, elle a des effets plus durables. Combien de patients se voient administrer des médicaments pour des problèmes qui auraient pu s’améliorer tout seul ou par la psychothérapie. On devrait voir le diagnostic et l’usage des médicaments comme le dernier recours plutôt que quelque chose qu’il faut faire au plus vite. Aux États-Unis, dans 80 % des cas les médicaments psychiatriques sont prescrits par des généralistes, non pas par des psychiatres, et souvent après une consultation très brève, du 7 à 10 minutes. On pose le diagnostic et on prescrit un médicament, on n’essaye pas de comprendre le patient, et au moins une moitié de ceux à qui on a prescrit un médicament aurait probablement connu une évolution plus favorable sans les médicaments.
La psychanalyse a perdu du terrain face aux entreprises pharmaceutiques parce qu’elle n’avait aucun budget pour entrer en compétition avec eux ; en plus, elle s’est elle-même imposée des limites, elle s’est battue avec un bras derrière le dos parce qu’elle s’est focalisée trop sur la psychanalyse traditionnelle – quatre fois par semaine sur le divan – en tant que traitement modal, au lieu de reconnaître sa grande affinité, son lien de parenté avec les thérapies psychologiques plus pratiques, qui peuvent se faire une fois par semaine, en face-à-face, dans une façon plus relationnelle et souvent au cours des 6, 10, 12 ou 20 séances. Les psychanalystes auraient du adopter une approche plus inclusive, en s’associant d’autres perspectives liées aux thérapies psychodynamiques.
La thérapie cognitive est certes un cousin proche de la psychanalyse – c’était un psychanalyste, Aaron Beck, qui l’a développée et les deux méthodes partagent pas mal d’aspects. Toutes les descriptions de ses cures suggèrent que Freud lui-même était une personne extrêmement loquace, qu’il donnait beaucoup de conseils et faisait constamment cette sorte de travail cognitif qui fait également partie de la thérapie cognitive. La psychanalyse aurait du accueillir favorablement toutes les formes différentes de psychothérapies, ainsi que la neuroscience qui était en train de se développer.
Pourtant, même elle si l’avait fait, elle se trouverait aujourd’hui face à cette machine commerciale de l’industrie pharmaceutique valant plusieurs milliards de dollars. Aux États-Unis, on dépense 50 milliards de dollars par an pour les psychotropes. Cela fournit la raison et les moyens à une campagne publicitaire gigantesque, qui a poussé le champ entier, les patients et les médecins, à croire qu’on pouvait résoudre les problèmes par les médicaments, que les difficultés sont toujours dues au déséquilibre chimique ; elle les a incité à ignorer la psychologie et le contexte social. Il est très difficile pour la psychanalyse et la psychothérapie, des industries ‘papa et maman’, de se battre contre quelque chose comme ça.
Donc quel est l’avenir? Quel avenir pour la psychiatrie descriptive, pour la psychanalyse, comment les ramener ensemble? Je pense qu’il est très important de retourner au modèle bio-psycho-social ; je crois que c’est un modèle auquel les psychanalystes devraient adhérer, c’était certainement la manière dont Freud voyait les choses. Je pense que les instituts psychanalytiques doivent être plus ouverts à l’innovation, au changement ; je crois que nous devons nous rendre compte que la révolution neuroscientifique sera forcement une affaire très fragmentaire, qu’on aura besoin de dizaines d’années pour mieux comprendre les maladies psychiatriques et qu’il ne faut pas perdre de vue le patient au présent, il ne faut jamais perdre de vue le fait que dans le traitement ce sont souvent les facteurs non-spécifiques qui aident le patient à se débrouiller, à devenir plus sain et plus résistant.
Je pense que les psychanalystes ne devraient pas rivaliser avec d’autres formes de psychothérapie, qu’on doit voir la psychothérapie comme un ensemble qui offre une alternative aux modèles médicamenteux. Et même s’il n’y avait pas de concurrence, dans le meilleur des mondes, sans aucun intérêt commercial, il y aurait toujours un espace pour la psychothérapie quand elle la plus indiquée, ou pour les médicaments, ou pour un mixte des deux, ce qui est souvent le cas avec les patients gravement malades. Donc je crois que ce que je propose c’est l’approche qui commence avec le patient, à partir de ses besoins, et qui essaie de le comprendre dans toute sa complexité, avec l’ensemble des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, une approche selon laquelle à un moment donné nous adaptons notre travail avec le patient à ses besoins et nous adaptons le champ entier de notre approche à ce qui fonctionnera le mieux dans le monde contemporain, au lieu de rester enfermés dans ce qui marchait il y a cent ans.
Tout ce que j’ai dit concerne les États-Unis et la situation est très différente en France, je crois qu’en France la psychanalyse reste beaucoup plus présente dans la culture au lieu de faire partie du champ médical et probablement les choses sont très différentes chez vous. Mais j’espère que cette présentation vous a été utile et que vous trouverez des moyens de l’appliquer ou vous verrez quand et comment elle n’est pas du tout adaptée à votre situation. Bref, j’espère que d’une manière ou d’une autre cette expérience vous sera utile et je vous remercie de votre attention. Je suis désolé de parler aussi vite mais c’est ma façon de parler newyorkaise, très difficile à changer, même si aujourd’hui j’habite en Californie où les gens sont beaucoup plus décontractés.
Merci et au revoir.