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12 février 2016

Au politiquement correct opposer le mépris civilisé Philippe Grauer chronique Carlo Strenger, suivi de « L’urgence de réhabiliter les Lumières » par Alain Frachon.

on pourra consulter également

Jürgen Habermas – propos recueillis par Nicolas Weill, « Le djihadisme, une forme moderne de réaction au déracinement » [mis en ligne le 23 novembre 2015].
Fehti Benslama, « Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant, »(propos recueillis par Soren Seelow), précédé de « Terrible manifestation de la connerie humaine : incalifiable » par Philippe Grauer [mis en ligne le 14 novembre 2015].
Élisabeth Roudinesco, « La psychanalyse doit s’adapter aux souffrances contemporaines » – propos recueillis par Cécile Daumas. Précédé de « Rester humain au cœur du désastre » par Philippe Grauer [Mis en ligne le 22 novembre 2015]
Marcel Gauchet, « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux« , interview par Nicolas Truong [mis en ligne le 23 novembre 2015].
Paul Berman – traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria, « Il n’y a pas de causes sociales au djihadisme », précédé de « Agir en sorte que jamais Daech ne puisse / Sur ma tête inclinée planter son drapeau noir » par Philippe Grauer [mis en ligne le 1er décembre 2015].
Roland Gori – propos recueillis par Julie Clarini © Le Monde, « La crise des valeurs favorise les théofascismes »[mis en ligne le 3 janvier 2016].
Edgar Morin, Le Monde, Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école [mis en ligne le 12 février 2016].
Jean Birnbaumle fascisme théologico-politique de Daech, précédé de « refuser le déni, refuser l’islamofascisme », par Philippe Grauer [mis en ligne le 21 février 2016].
Roland Gori, Philippe Grauer, Théofascisme [mis en ligne le 3 mars 2016].
Philippe Grauer, LE FASCISME S’ADRESSE À NOUS – Faisons lui face et tenons lui tête [mis en ligne le 22 mars 2016].

Sans oublier l’excellent Hors Série du Monde sur le djihadisme, 8,50 €.


Philippe Grauer chronique Carlo Strenger, suivi de « L’urgence de réhabiliter les Lumières » par Alain Frachon.

l’antonyme du POLITIQUEMENT CORRECT

par Philippe Grauer

Nous introduisons ici un concept défini par un philosophe psychanalyste. Un anti-concept à vrai dire. Paradoxal puisque d’ordinaire le mépris on le laisse aux non civilisés, précisément. Restant à déterminer si nous atteignons là le concept de concept, s’agissant d’un essai plutôt léger, limite journalistique, ce qui devrait expliquer son patronage par le diversement apprécié Pascal Brukner. En quoi Carlo Strenger mérite-t-il notre attention ? dans un langage simple il entreprend de dégager le terrain d’une culpabilité culturelle et historique de l’Occident qui l’inciterait à s’effacer quand il importe de s’affirmer avec des valeurs précieuses pour toute l’humanité. La question de l’universalisme n’est en effet pas assignable à la culture européenne, restreinte à elle et folklorisable, au sens du völkisch nazi(1), comme tel.

Certes l’auteur n’aborde que superficiellement la question difficile de déterminer comment l’Occident oublie de s’appliquer à lui-même les principes dont il a lieu d’être fier d’être porteur. Mais il ne s’agit pas de donner des leçons au monde. Il s’agit seulement de cesser d’opiner quand il nous est opposé, par un « surmoi collectif » exagérément féroce, d’accepter l’idée incorrecte que nos valeurs, dégradées par nos méfaits, s’en trouvent avoir perdu toute autorité universelle.

Détail local, en France le « politiquement correct » se voit appliquer par des intellectuels conservateurs, se présentant parfois comme gauchistes, à ceux de gauche pour s’efforcer de les décrédibiliser. Dénaturation polémique de l’expression qui brouille les cartes. En fait ils réutilisent un concept issu des batailles sur la discrimination positive aux USA 1980-90, en le détournant. Autre aspect du débat, qu’on retrouve dans le dialogue Derrida-Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard-Galilée, 2001, 316 p., sur lequel nous reviendrons.

On arrête d’inhiber son identité occidentale

Autrement dit, pour reprendre le propos principal ici, on arrête d’inhiber son identité occidentale, au motif qu’elle s’est montrée assez abominable pour estimer ne plus avoir de quoi être fière ni disposer encore des moyens moraux de donner des leçons à quelque autre culture que ce soit. Or s’il est bien attesté que la civilisation européenne, avec les horreurs du nationalisme qu’elle a produites lors des deux guerres mondiales tout de même engendrées par elle, et celles du colonialisme soit-disant exportateur de civilisation (voir le sort du malheureux Congo), est disqualifiée pour exporter des « valeurs » aussi douteuses, sa culpabilité issue du nécessaire examen de conscience ayant donné naissance au politiquement correct, a fini par devenir une sorte de plaie supplémentaire.

L’excès dans l’autre sens aboutit à auto-neutraliser le système de valeurs universel des Lumières, principe de libération de l’humanité toute entière, une fois dégagé des tares de ce qu’on appelait au XXème siècle l’impérialisme. Il s’agit rien de moins, selon le proverbe attribué à Bela Kun, que de se soucier de ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Nous avions déjà connu avec la psychanalyse une sorte de première révision, aboutissant à ce que l’idéologie du Progrès rectiligne conduisant tout droit l’humanité au bonheur, devienne ce que l’on a appelé les Lumières sombres, faisant précisément la part de l’ombre, réalité que n’évoque pas le psychanalyste Carlo Strenger. Mais ce qu’il apporte comporte une tout autre révision, celle de nettoyer les valeurs des Lumières du sentiment collectif de culpabilité issu du spectacle des horreurs du XXème siècle, qui n’ont hélas pas respecté la ligne frontière avec le siècle suivant et l’ont enjambée de façon inquiétante comme chacun sait.

Carlo Strenger, Le mépris civilisé [sous-titre en allemand : guide pour défendre notre liberté], Belfond, Paris, 2016, 165 p. 14 €.-

Carlo Strenger appelle mépris civilisé – une expression un peu bizarre qui signifie ne jamais s’incliner devant l’inadmissible au nom d’un culturalisme politique détestable car protecteur d’horreurs anti humanistes –, le devoir de rester fidèle à l’esprit des Lumières tel qu’il a pour vocation d’éveiller le monde entier, aux principes d’examen critique (autorité scientifique), de responsabilité (usage de la liberté individuelle), et de droits de l’homme (égalité devant la loi, tolérance), principes demeurés universels. Ce qui ne veut pas dire que l’humanité extra européenne, ce que les anglais appellent le reste du monde, n’ait pas engendré de systèmes de valeurs également universelles, comme par exemple ceux concernant la relation à la nature (c’est nous qui appelons nature la nature mais ceci est un autre débat, pour l’instant faisons simple) de type « écologique » selon nos termes, d’union avec le milieu respecté, de maint peuples dit premiers, cas de figure que l’essai-pamphlet de Strenger n’aborde quasiment pas. Mais revenons à notre propos.

foi, croyance, conviction

Aucun individu, aucune civilisation, ne peut vivre sans foi. C’est-à-dire confiance (ce à quoi renvoie foi en latin) en un système de croyances et de valeurs afférentes, qui sert de cadre au sens que nous nous efforçons, au sein de nos cultures, de donner à notre vie, individuelle et collective. Pour aller plus avant dans le concept de croyance, en l’occurrence il s’agit incontestablement d’un concept, on peut se référer à l’excellent ouvrage d’Henri Atlan, qui explique comment nous sommes des machines à engendrer du sens.

Henri Atlan, Croyances. Comment expliquer le monde ? Paris, Autrement, 2014, 377 p.-

Avec Atlan on peut appréhender que la croyance c’est une mécanique qui communique avec les systèmes religieux, au sens large de ce terme, que j’aimerais distinguer de la conviction. On peut certes ajouter de la croyance à de la science, ça donne le scientisme – ou éventuellement de la science fiction. Mais pour ne prendre qu’un exemple récent, nous venons d’assister à une démonstration spectaculaire de l’existence des ondes gravitationnelles (Le Monde du 13 février). L’hypothèse d’Einstein vient de se voir expérimentalement vérifiée, sur le modèle si – alors, tout simplement. Belle découverte, validant de façon cohérente l’hypothèse de l’existence des trous noirs. Les théories changeront mais ni la sphéricité de la terre ni les trous noirs, ni les bosons de Higgs ne seront plus jamais mis en doute raisonnable. Nous pouvons croire que la terre est ronde, puisqu’on nous l’a dit, mais on nous l’a aussi montré et démontré, on nous l’a établi et chacun peut s’en informer jusqu’à satisfaction et conviction correctement fondée.

« Et pourtant elle tourne »

Cela nous permet d’opposer un tranquille mépris civilisé aux âneries des créationnistes. Qui ont parfaitement le droit de croire ce qu’ils veulent, mais étant incapables de le démontrer, n’ont pas voix au chapitre de la vérité scientifique, et dans nos contrées ne sont pas en mesure d’obliger quiconque à s’incliner devant leurs fouthèses. On ne saurait impunément confondre opinion et fait scientifiquement établi. Le politiquement correct tend à rabattre sur le plan des opinions des faits exacts et vérifiés. Il y a épistémologiquement maldonne. Que Carlo Strenger nous propose de cesser d’alimenter, en prenant au sérieux notre responsabilité d’établir des faits de façon critique et ensuite de ne pas faillir à soutenir le parti de la vérité : « et pourtant elle tourne ».

Il en va ainsi des Lumières. Elles valent pour toute l’humanité, que cela plaise ou non aux politiciens ou religieux prônant et prêchant l’obscurantisme, allant parfois jusqu’à recruter des égorgeurs pour « démontrer » le fondement de leurs thèses. Restons polis, civilisés, avec tout le monde, démolissons les thèses anti-Lumières, anti humanistes, impitoyablement pour les thèses, avec courtoisie envers ceux qui y accordent leur croyance (avec fermeté quand il s’agit de criminels). Vous me direz, mais vous êtes en train de montrer que vous croyez aux Lumières, chacun a bien le droit de croire à quoi il veut. Non, la foi en la méthode critique expérimentale c’est comme la foi en les mathématiques. ça n’est pas une foi mais une confiance raisonnable, un conviction établie. Mais répartiront certains, on est bien obligé de « croire » que deux et deux font quatre ! inexact. L’erreur est dans la terminologie, on ne « croit » pas que deux et deux fassent quatre, cela se démontre, il y a bien obligation, mais seulement de se plier à la logique mathématique. On peut s’en convaincre – que cela nous contrarie personnellement ou non. Il ne s’agit pas d’un credo mais d’une vérité scientifique. On ne « croit » pas aux mathématiques, on en fait.

Comme dit l’autre, on a changé de paradigme. Tout ceci est d’une banalité désolante, mais le fait est que le politiquement correct a brouillé beaucoup de cartes. Revenons-en à la raison scientifique des Lumières. Accompagnons un instant Carlo Strenger.

« Au {politiquement correct je propose donc de substituer ce que je nommerai le mépris civilisé. Un concept […] que je définirais comme une capacité à s’inscrire en faux contre des credo, des comportements et des valeurs, dès lors qu’ils nous apparaissent irrationnels, immoraux, incohérents ou inhumains. Ce mépris est civilisé à deux conditions

– il doit d’abord reposer sur des arguments fondés et sur des connaissances scientifiques précises et exhaustives ; c’est le principe même de la formation d’une opinion responsable [C’est nous qui mettons en gras. NdlR].
– en second lieu il se dirige contre des opinions, des credo ou des valeurs, jamais contre les individus qui les professent.}

mépriser sans haïr ni déshumaniser

La dignité et les droits fondamentaux de ces derniers doivent toujours être garantis et ne leur être déniés sous aucun prétexte. Il s’agit de {mépriser sans haïr ni déshumaniser. C’est le principe même de l’humanité. Cela n’a donc par essence, rien à voir avec l’esprit de l’Inquisition ou des ayatollahs iraniens, dans la mesure où personne n’a le droit d’être privé de liberté, torturé ou condamné à mort en raison de sa croyance, de ses valeurs ou de ses opinions. C’est au contraire témoigner de notre aptitude à maintenir les normes de la civilisation, même face à des systèmes de croyance et de valeurs que nous ne pouvons raisonnablement cautionner. »}

sous prétexte que d’autres les préconisent

L’auteur poursuit pour déclarer plus authentique que le politiquement correct le principe du mépris civilisé. Authentique car non respect feint quand bien au contraire le respect n’est pas de mise, mais le rejet. Cela, ajoute Carlo Strenger, nous libère de « cette obligation à accepter des formes de pensée contestables sous prétexte que d’autres les préconisent ». Il parle un peu plus loin de « donner une expression non dissimulée et justement articulée (c’est-à-dire ni violente ni humiliante(2)) à un mépris fondé. »

Comme mépris (Verachtung, mépris, dédain) est chez les psys mal connoté, on pourrait traduire par irrévérence, ce qui renvoie à Voltaire, l’irrévérencieux par excellence. Voltaire ose se moquer. Comme les Charlie. Pourtant, des valeurs issues de et fondatrices du fanatisme méritent notre irrespect absolu (sinon début d’auto censure). Plus que méritent, exigent. Le mépris pour ce qui va contre l’humain lui convient plutôt bien. Exciser les petites filles reste inhumain au regard de l’humanité entière(3).

Le mépris civilisé se relie directement au bon usage de l’esprit critique. Dont aucun adoucissement diplomatique ou dû à la politesse ne saurait émousser le tranchant. Tolérance n’est pas politesse, et la tolérance ne prêche pas d’admettre l’inadmissible. Il s’agirait d’un contre-sens. On ne tolère ni le nazisme ni l’islamofascisme. Le principe de tolérance dit que le nazisme persécute ceux qui le contredisent au lieu de les… tolérer. Le principe de tolérance enseigne que c’est le nazisme qui est… intolérable.

opinion responsable

Le concept d’opinion responsable par ailleurs, propre à plaire aux gestaltistes, nous paraît décisif et particulièrement incisif. Ce livre est une mine, pas de celles sur lesquelles on saute, tant qu’à faire sauter, sautez plutôt sur l’occasion. Et si mine il y a, qu’y saute le fanatisme.

Ce concept forgé par Carlo Stranger(4) est à appareiller à l’ouvrage sur la croyance d’Henri Atlan et à l’article de notre Edgar Morin en date du 11 février paru dans le Monde, qui définit solidement le fanatisme. Empathie et congruence disait Rogers. Ne jamais oublier la congruence, ni le devoir d’authenticité, dans une juste relation à l’autre. Ne jamais oublier non plus le devoir de maintenir en éveil, aiguisé, l’esprit critique. Qui respecte d’autant mieux ceux qu’il critique qu’il leur fait l’honneur (concept de générosité) de les considérer comme capables d’en partager la méthode, le bon sens restant la chose au monde la mieux partagée, qui consiste en la faculté de bien juger et de distinguer le vrai du faux.

Edgar Morin, « Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école », Le Monde
[mis en ligne le 12 février 2016]

Faute de quoi à les flatter dans leurs errances, pour le coup on les mépriserait, ou entrerait dans le mépris de soi-même par renonciation à nos valeurs.

quelques éléments de l’ouvrage

11 septembre, Fukuyama vs. Hunttington : fin de l’Histoire / « choc des cultures » (religions à la clé) ? Les épurations ethniques qui avaient discrédité définitivement pensait-on le nazisme, ont repris du sévice. « La démocratie libérale et l’idée des droits universels de l’homme, qui revendiquent l’indépendance face à la religion, la nationalité, le sexe et l’orientation sexuelle, n’ont finalement pas conquis le monde ».

« le droit à avancer debout »

Houellebecq grince, nouveau Céline, que nos Lumières, déjà passées sombres, en sont à présent à envisager leur capitulation. Le fait est que le nationalisme qui a empoisonné l’histoire du XXème siècle est une pathologie ravageuse de l’Occident. Mais l’identifier à sa maladie serait trahir l’essence de l’Occident. Ernst Bloch et son Principe espérance est là pour nous rappeler que nous avons inventé le « droit à avancer debout », l’esprit critque, ferment révolutionnaire inextinguible contre le principe de soumission. Alors oui, le « fardeau de l’homme blanc » périmé, l’Occident demeure.

1945, avènement du politiquement correct

Le réveil fut dur. L’Occident tenu pour responsable de la misère du colonialisme, battit sa coulpe et entra dans le politiquement correct : égalité de toutes les cultures, systèmes de croyance et modes d’existence, interdiction corrélative de critiquer les autres cultures du point de vue moral ou épistémologique. Une catastrophe intellectuelle. Comme le dit Guy Bedos il n’y a plus de cons, seulement des malcomprenants. À force, on finit par s’efforcer de s’excuser d’exister.

le principe de tolérance ne consiste pas à respecter la connerie

Or les Lumières (et non nos Lumières, au sens culturaliste, restrictif, du terme) sont universelles. Formulées en Occident certes mais pas uniquement, elles concernent l’humanité toute entière. Elles disent, les Lumières, que rien ni personne n’est au-dessus de la critique. Le principe de tolérance ne consiste pas à respecter l’aberration de l’autre, mais s’est bâti pour empêcher quiconque de devoir s’y soumettre. Nuance. « Jamais, rappelle Carlo Strenger, le principe de tolérance n’a eu de valeur d’absolution globale pour toutes les pratiques religieuses, philosophiques et culturelles. »

sataniques versets

Carlo Strenger examine l’affaire Salman Rushdie. il rappelle les principes. Puisque « l’ordre libéral repose sur la liberté d’opinion, dont la défense est l’un des devoirs de la démocratie, » il devient logiquement « impossible de séparer l’idée de démocratie libérale et les valeurs fondamentales des Lumières, du droit d’exercer une critique intellectuelle et de publier une satire. » Le passage en revue de quelques figures mises en danger et dont la protection encombrait les pays européens, finalement accueillies en Amérique, laisse rêveur sur les capacités de l’Europe à faire face à ses obligations en matière d’organisation de la sécurité de ses intellectuels menacés par la violence (islamofasciste mais pas seulement).

critique et offense

Critiquer donne le droit à vexer. Il est bien possible que la sensibilité des individus critiqués les fasse souffrir. Inévitable, mais « ça ne change rien au droit lui-même, cela en fait même partie. » Giordano Bruno, Michel Servet, Spinoza, Voltaire, et tant d’autres, ont payé un lourd tribut pour que nous jouissions de la liberté de pensée. Tant pis pour ceux que ça dérange. Tant mieux pour nous que ça arrange.

Si toute critique comportait une offense dont il faudrait la désarmer, il faudrait revêtir des paires de gants superposées pour préserver la susceptibilité des sensibilités (religieuses mais pas seulement) « offensées ». La liberté d’expression n’a pas à prendre de gants, cela signerait sa déchéance par auto censure, par crainte des cris d’orfraie que ne manqueront jamais de pousser ceux que la critique dérange. La mondialisation a du bon, elle exige que placé sous le feu de la critique on soit capable de supporter les offenses. Sans recourir à la violence qui menace dans son entier l’ordre libéral. C’est cela le prix – et la valeur, de la démocratie.

se forger une opinion responsable

Quelle est votre croyance ? demandent souvent les américains. Un peu court. C’est tout de même avec des « raisonnements  » comme ça que Bush a mis le feu à la baraque irakienne, qui brûle toujours mieux que jamais faute que l’incendiaire se soit entouré d’analystes sensés, comme c’était sa responsabilité. « La tendance qui consiste à se fier à ses convictions plutôt qu’à des arguments précis et fondés est totalement irrationnelle ». Il se trouve que la recherche et les scientifiques en général ont une orientation universaliste, en ce sens la communauté scientifique reste à même de vérifier les thèses exposées. Reste la vaste question de l’expertise et de ses abus, que Carlo Strenger, aborde quand il évoque la souffrance qu’il peut y avoir pour l’expert à éprouver que les politiques expérimentés doivent exercer leur pouvoir et prendre leurs responsbilités au moment opportun, une fois les experts exprimés.

tous les points de vue ne se valent pas, la critique est là pour les départager

Tout cela signifie évidemment que tous les points de vue ne se valent pas, comme aux discussions de comptoir, ils doivent s’examiner. On appelle ça la critique, mise en crise de la pensée, pensée de la crise. Reste la théorie du complot pour contrer celle du réchauffement de la planète. Rendu là, il faut encore militer Lumières : l’examen critique, toujours lui. Le même principe s’applique à l’Histoire. Ça n’est pas avec plaisir que l’opinion israélienne apprit qu’il y eut bien un terrorisme juif en 1948. Carlo Strenger rappelle, comme le fit Freud en son temps, que partir sur le slogan sioniste « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ignorait la présence des habitants du lieu et laissait prévoir de gros problèmes. Établir un fait permet à chacun de se forger une opinion responsable, plutôt que se référer mordicus à une croyance et idéologie provisoirement plus confortables. Il y a, comme en psychothérapie, des choses que l’on ne veut pas savoir. Exercer le devoir d’examen critique reste un impératif universel primordial. Cela vaut pour l’établissement de faits historiques.

du bon usage de la tolérance

La religion peut requérir qu’on la respecte, mais jamais qu’on s’y soumette, ni qu’on se soumette à ses croyances. On peut attendre longtemps qu’il soit apporté la preuve de l’infériorité ontologique des femmes, pratiquée pourtant notamment par l’islam et le judaïsme intégriste. Nous n’avons pas à respecter ce qui n’est pas respectable. Des thèses datant de Mathusalem, en tout cas d’Abraham, un homme soumis à l’autorité tribale de son époque et qui n’interroge pas Dieu lui prescrivant de sacrifier son fils. Ne commettons pas d’anachronisme, l’esprit critique ne naquit avec le miracle grec que bien plus tard. Mais nous avons le devoir d’examiner et réexaminer de façon critique les grands texte des religions révélées. Alors croie qui veut à ce qu’il veut, mais la tolérance n’a jamais dit que ce principe impliquât que nous devions accepter ce qui nous apparaît comme inacceptable. Par ailleurs les religions pourraient, avantageusement pour elles, réviser leurs thèses périmées, les catholiques ont finalement je crois présenté leurs excuses à Galilée. Il était temps. Pour le préservatif on attend toujours. Et nous n’avons pas à « respecter » là-dessus une position socio politique religieuse aussi nocive que scientifiquement infondée.

prendre en charge nous la défense de la liberté

La liberté rappelle enfin Carlo Strenger, ne va pas de soi. Nous venons en France d’en faire l’expérience. Nous ne sommes pas selon le discours convenu par les politiques, en guerre. La Syrie, oui, est en guerre. Ne pas abuser de certains mots. Nous sommes au pire en drôle de guerre. Mais nous sommes menacés, et limitrophes. Au lendemain des attentats notre gouvernement redoutait dit-on la guerre civile. C’est dire le sérieux de la situation. Nous sommes seulement aux confins d’un Moyen Orient mis à feu et à sang, et c’est déjà beaucoup que le devoir de prise en charge des réfugiés. Cette pression nous avons à la prendre en charge.

Sous la pression, il importe de ne pas laisser aux partis populistes européens le monopole de la défense de la tradition occidentale, Carlo Strenger rappelant qu’ils en sont les pires défenseurs. Il rappelle que la liberté de penser ne peut prospérer dans un contexte de haine, de xénophobie et de rétrécissement de l’horizon, mais suppose le déploiement de l’esprit critique indispensable à la démocratie elle-même et ajouterons-nous nécessaire à l’exercice de notre psychothérapie relationnelle (encore un de nos universels heureusement exportable).

Alors sans honte de soi maintenons et diffusons nos valeurs. Nous pouvons en être fiers et les dispenser, elles sont bonnes pour tout le monde.

voir également

– Edgar Morin, « Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école » [mis en ligne le 12 février 2016] Le Monde, 10 février 2016



Les grands esprits se rencontrant, nous vous livrons l’analyse publiée dans Le Monde. Les Inrocks ont aussi consacré un intéressant article à Carlo Strenger. PHG


L’urgence de réhabiliter les Lumières

par Alain Frachon
Le monde, 15 janvier 2016

À l’ONU, Chinois et Russes mènent une bataille idéologique. Ils défendent l’autoritarisme politique – le régime autocratique. Il faut retirer à la démocratie libérale,  » à l’occidentale « , toute prétention à l’universalité. Les grands principes inscrits dans la Charte – liberté de conscience, de pensée, d’expression – doivent s’entendre de manière relative : il y a une façon russe et une manière chinoise de les interpréter.

Discours partagé par nombre de pays émergeants : l’Occident n’a pas à imposer « sa » version des droits de l’homme. Les grandes théocraties islamiques, l’Arabie saoudite et l’Iran, sont, pour une fois, d’accord : la charia est une affaire « culturelle », n’est-ce pas ?

Dans un petit livre aussi didactique que combatif, un homme s’insurge, Carlo Strenger. Professeur de philosophie, double nationalité, suisse et israélienne, il veut réhabiliter l’esprit des Lumières. Il y a urgence, dit-il, de passage à Paris, début janvier : contre la barbarie djihadiste, la bataille est aussi idéologique. Elle suppose d’en revenir à ce noyau dur hérité des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles européens d’où va naître la démocratie libérale. Carlo Strenger souligne qu’il y a eu ailleurs qu’en Europe des mouvements du type des Lumières. Plus qu’une idéologie, c’est une attitude intellectuelle : esprit critique, aptitude à l’autocritique, capacité d’innovation fondée sur le droit à remettre en question toute croyance ou toute autorité instituées.

Trahison des idéaux

Carlo Strenger n’ignore rien des détournements auxquels les Lumières ont donné lieu du temps de la toute-puissance européenne – racisme et colonialisme. Mais il veut en finir avec un politiquement correct qui, couplé à la révolte antiautoritaire des années 1960, a conduit à une série de catastrophes : relativisme culturel absolu ; retour des fondamentalismes religieux ; explosion du populisme né d’une contestation systématique des élites.

Ce n’est pas parce que les Occidentaux n’ont cessé de trahir leurs idéaux que ceux-ci ont perdu de leur universalité. La question est de savoir si l’ADN des Lumières est spécifiquement occidental, dit-il, « ou s’il est l’expression d’une raison humaine universelle« . La deuxième réponse est la bonne.

pathologies de la croyance

Alors, contre toutes les « pathologies de la croyance » – l’expression est de Jean-Claude Guillebaud –, celles qui, au nom de la religion, de l’idéologie, de telle ou telle « culture », justifient l’emprisonnement, la torture, l’assassinat, Carlo Strenger prône « le mépris civilisé ». Il entend par là le retour à la raison, au savoir scientifique, à l’éducation, à la tolérance, bref, au libéralisme et au combat politique incessant contre l’asservissement au nom d’une idée, d’une « culture », d’une croyance.

Par les temps qui courent, où la complexité de nos sociétés génère fondamentalisme et populisme, ce livre arrive comme un carré d’as en fin de partie de poker : à point nommé.

bbgr

Freud’s Legacy in the Global Era, London, Routledge, 2015. ISBN 978-1138840294
Zivilisierte Verachtung – Eine Anleitung zur Verteidigung unserer Freiheit, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2015. |ISBN 978-3-518-07441-1 [Le Mépris civilisé – Pour la défense de notre liberté]
Israel – Einführung in ein schwieriges Land, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2011. |ISBN 978-3-633-54255-0
The Fear of Insignificance: Searching for Meaning in the Twenty-first Century, New York, Palgrave-Mcmillan, 2011. |ISBN 978-1138840294; La peur de l’insignifiance nous rend fous (traduit par Philippe Delamare), Belfond, 2013.
The Designed Self, London, Routledge, 2004. |ISBN 978-0881634198
The Quest for Voice in Contemporary Psychoanalysis, Madison, CT, International Universities Press, 2002. |ISBN 978-0823657629
Individuality, the Impossible Project, Madison, CT: International Universities Press, 1998. |ISBN 978-0823626250
Between Hermeneutics and Science: An Essay on the Epistemology of Psychoanalysis, Madison, CT, International Universities Press, 1991. |ISBN 978-0823604975

voir également

– Edgar Morin, « Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école » [mis en ligne le 12 février 2016] – Le Monde, 10 février 2016
– Pour un humanisme régénérateur.