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18 juin 2013

Procès Miller vs. 9 adversaires – trois pièces pour comprendre par collectif et Laure Murat.

Fastidieux ! Dépenser tant d’énergie pour une simple histoire d’une collègue téhéranaise contestant son hospitalisation à la demande des voisins pour cause de bruit transformée abusivement en cause internationale d’aide à une psy iranienne internée psychiatrique politique, franchement il y a mieux à faire qu’à dépenser son argent et son énergie devant les tribunaux parce que certains préfèrent la judiciarisation au débat. Mais que faire quand on vous assigne ? Vous êtes bien obligé de faire face. D’aller sur place, de suivre le débat, et … d’en faire compte-rendu.

Voilà où nous en sommes. Sauf pour les amis et militants du milieu c’est sans intérêt.

Si, peut-être, pour la beauté du travail, mis à part la qualité du travail de chercheuse d’Élisabeth Roudinesco (de grâce lisez la, notamment sa monumentale Histoire de la psychanalyse en France suivie de Jacques Lacan, en Pochothèque, 2118 p. – emportez-le en vacances – si vous voulez comprendre quelque chose au film actuel), le témoignage de Laure Murat représente une petite merveille d’enquête sur textes intelligente. Prenez y une leçon de méthode et d’élégance.

voir aussi

Philippe Grauer, Miller vs. Grauer et compagnie : après la bataille
Philippe Grauer, & Communiqué de la SIHPP, Jacques-Alain Miller : procès & invectives. Soutien aux assignés, Élisabeth Roudinesco, CIFPR & SNPPsy. Précédé de :Philippe Grauer, Pour soutenir les assignés il ne reste plus qu’à signer.
– Thierry Savatier, Le Monde, Curieux procès autour de « l’affaire Mitra Kadivar », Précédé de « Embrouille & Co » par Philippe Grauer [mis en ligne le 24 juin 2013].

[mis en ligne le 2 avril 2013]

on pourra lire lire également

– Michel Rotfus, Mitra Kadivar dément Jacques-Alain Miller, Mediapart, 6 avril 2013.
– Thierry Savatier, « La psychanalyse entre débat et procès », Le Monde 02 04 2013. Précédé de « Aux côtés de ceux qui n’ont que leur parole pour patrimoine » par Philippe Grauer.
– Esmat Torkghashghaei à SIHPP, « Battre la campagne à Téhéran et à Paris, » mis en ligne le 17 février 2013.
SIHPP, « À propos d’un échange entre Jacques Alain Miller et Mitra Kadivar, » mis en ligne le 13 février 2013. Précédé de « La psychanalyste en épisode, le chef en roue libre et la célébrité embarquée » par Philippe Grauer.
– Élisabeth Roudinesco, Henri Roudier, Docteur Foad Saberan, « Affaire Mitra Kadivar – Il ne manquait plus que ça », mis en ligne le 11 février 2013. Précédé de « Libérez J-A Miller !  » par Philippe Grauer.


par collectif et Laure Murat.

Quelques pièces du procès de Nanterre à propos de l’affaire Mitra Kadivar/ Jacques Alain Miller

Compte-rendu de l’audience au Tribunal de Grande Instance de Nanterre

2 juin 2013, 17 heures

Ce compte-rendu a été rédigé à partir des notes prises par diverses personnes durant l’audience. Il tient compte également des témoignages écrits produits dans le cadre du procès par les différentes parties.

1 – compte-rendu d’audience
On pourra le compléter en lisant ensuite :
2 – le rapport rédigé par Laure Murat
3 – la note de synthèse sur la psychanalyse en Iran.


1 – compte-rendu d’audience

Rappelons que Jacques-Alain Miller poursuivait pour diffamation au civil trois associations (SIHPP, CIFPR, SNPpsy), deux sites, un facebook et trois personnes es qualité : Élisabeth Roudinesco, Henri Roudier, Philippe Grauer.

L’audience a duré trois heures. Judith et Jacques-Alain Miller étaient accompagnés d’une cinquantaine de personnes de l’ECF, dont Jean-Claude Maleval, Eric Laurent, François Leguil, ainsi que des habituelles rédactrices de LacanQuotidien. L’assemblée a été surprise au moment de la plaidoirie de Christophe Bigot, par la sonnerie stridente de l’alarme du téléphone de Judith Miller. Il a fallu quelques minutes pour mettre fin à cet incident.

Les trois avocats se sont affrontés courtoisement (Christian Charrière-Bournazel pour Jacques-Alain Miller, Christophe Bigot pour la SIHPP, Henri Roudier et Élisabeth Roudinesco, Yann Streiff pour Philippe Grauer, le CIFPR et le SNPPsy. Bigot et Streiff ont été d’une parfaite cohérence dans la défense de leurs clients. Pas la moindre divergence de fond mais une nette différence de style. La première vice-présidente du Tribunal de Nanterre, Madame Nicole Girerd, entourée de deux assesseures, était pressée d’en finir ce qui ne l’a pas empêché de suivre attentivement les débats. Tout au long de l’audience, elle a semblé découvrir un monde qu’elle ne connaissait pas. Travail de routine pour un magistrat.

internement forcé, halopéridol

Mitra Kadivar, citée comme témoin par l’accusation, a raconté son «internement forcé» en expliquant qu’elle avait porté plainte en Iran contre ses voisins et contre le médecin «légiste» (il s’agit en fait d’un expert psychiatre légal) qui l’avaient accusée d’être folle et que, d’ailleurs, ses psychiatres – et notamment Mohammad Ghadiri (chef du service de psychiatrie de l’hôpital universitaire de Téhéran) – lui avaient administré des injections de « placebo ». Ce témoignage semble contredire ce qui est publié dans On nous écrit de Téhéran (texte de 70 pages en forme d’échange de courriels du 12 décembre 2012 au 8 février 2013 entre Miller, Kadivar et ses psychiatres, en anglais approximatif et en français, Navarin, Le Champ freudien, 2013, publication numérique). On lui a bien administré de l’ halopéridol, un neuroleptique classique, comme le souligne d’ailleurs Afshin Zamani, un membre de son cénacle (Freudian Association), dans un mail daté du 23 janvier 2013. Cette question a été soulevée par Streiff et Bigot.

du bruit à l’étage supérieur ?

Mitra Kadivar est sortie de l’hôpital le 19 février 2013 après deux mois d’hospitalisation, ce qui est fréquent en France à la suite d’une HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers). Elle a rappelé qu’elle avait été hospitalisée à la suite d’une telle demande pour avoir voulu installer à son domicile privé un centre de soin pour toxicomanes. Ses voisins avaient signalé qu’elle avait des hallucinations auditives et que, notamment, elle était convaincue qu’un enfant faisait du bruit à l’étage supérieur. Pour s’en protéger, elle écoutait de la musique avec une sonorité très bruyante, ce qui les gênait. Ils ont déclaré qu’il n’y avait pas d’enfant chez eux et que l’enfant habitait « dans la tête » de Mitra Kadivar, laquelle a ensuite contesté ce jugement et tenté de « prouver » l’existence de cet enfant.

hospitalisation contestée par l’intéressée ?

il n’existe pas d’internements psychiatriques politiques en Iran

Il n’était plus question lors de cette audience, d‘internement abusif pour raisons politiques mais d’une hospitalisation contestée par la patiente et par Miller. C’est leur droit. Mais aurait-on l’idée de mobiliser 4500 personnes pour le même type d’hospitalisation en France? Elles ont lieu chaque jour. À l’évidence, le mot Téhéran a joué un rôle majeur pour l’obtention des signatures. Les signataires ont eu l’impression de soutenir une victime des islamistes. Et ils ignoraient qu’il n’existe pas d’internements psychiatriques politiques en Iran (selon le rapport d’Amnesty international de 2012). Quant à la prise de placébo, elle a fait l’objet d’une question posée par Bigot qui s’est étonné que l’on ait fait signer tant de célébrités pour «libérer» une patiente d’un traitement chimique si courant dans tous les pays. Une discussion entre les parties a montré que Madame Kadivar avait bénéficié d’un service de connexion par internet et de liaisons téléphoniques : Foad Saberan, psychiatre franco-iranien, avait souligné ce point dans un article publié sur le site de Olivier Douville et produit par la défense.

Notons que dans On nous écrit de Téhéran, Miller propose de faire appel à Barak Obama et au pape. Il compare Kadivar à de Gaulle, à Lacan, à Judith Miller, et lui-même à Churchill (courriel du 4 février 2013). Il propose d’envoyer à Téhéran, pour une contre-expertise, une délégation de membres de son école. Le Quai d’Orsay refuse.

ce procès porte sur un texte qui en critique un autre

jamais sur la personne de Jacques-Alain Miller en tant que sujet

Mitra Kadivar a affirmé que le mot « miracle » utilisé à plusieurs reprises dans On nous écrit de Téhéran, pour désigner les « soins » administrés par Miller depuis Paris et par courriel était une « métaphore ». Bigot a protesté en soulignant que la métaphorisation du terme ne figurait pas dans le texte de ces échanges mais que, au contraire, il était employé, le plus souvent, au premier degré. Il a demandé ensuite au témoin ce qui lui permettait d’affirmer que le diagnostic de Miller était supérieur à celui des psychiatres : « Je suis médecin, a-t-elle répondu, et Miller me connaît bien et sait que je dis la vérité ». Une telle déclaration, reprise comme « preuve » par Charrière-Bournazel, n’est pourtant pas de nature à apporter la « preuve » de la supériorité d’un diagnostic sur un autre. Bigot fera ensuite remarquer que ce procès porte sur un texte qui en critique un autre et jamais sur la personne de Jacques-Alain Miller en tant que sujet.

Laure Murat (professeur à UCLA), bilingue (anglais-français), citée comme témoin par la défense et dont on peut consulter ici-même le témoignage écrit, a plaidé la liberté d’expression et expliqué, en tant qu’historienne de la psychiatrie, que, dans On nous écrit de Téhéran, Miller prétendait, à distance et parfois dans un anglais « véhiculaire » (globish), opposer une «recette miracle» fondée sur la psychanalyse (la sienne) au savoir psychiatrique de ceux qui soignaient Mitra à Téhéran en l’ayant examinée. Cette querelle de diagnostic n’a pas à être jugée devant un tribunal, a-t-elle souligné. Charrière-Bournazel a rétorqué qu’elle n’était pas psychiatre, ce qui lui a valu une réponse ferme de Bigot sur le fait que Miller ne l’était pas non plus. Et que le tribunal n’avait pas à se prononcer à propos d’une querelle entre un psychanalyste parisien éloigné du terrain et des psychiatres travaillant sur place et ayant examiné leur patiente. Ni entre la psychanalyse et la psychiatrie.

Charrière-Bournazel a chargé Roudinesco tout au long du procès en affirmant qu’elle persécutait depuis des années son malheureux client et sa malheureuse famille. Il semblait oublier que cette famille et leurs proches sont pourtant bien connus des tribunaux : procès multiples contre des membres de l’ECF, procès contre les éditions du Seuil, contre une cinéaste), procès multiples à propos du Séminaire de Jacques Lacan, notamment entre Miller et Charles Melman, son ancien analyste.

un texte non signé abusivement attribué à Élisabeth Roudinesco

Le dossier d’accusation avait été préparé par maître Claude Duvernois, avocat postulant (de Nanterre). Charrière-Bournazel a insisté à de nombreuses reprises pour affirmer que Roudinesco était l’auteur du texte critique (incriminé dans ce procès) et diffusé par le Bulletin de la SIHPP et qui, en réalité, est celui d’un correspondant (bilingue français-anglais), lequel ne l’a pas signé, comme cela est fréquent dans de telles publications. Ce texte a d’ailleurs été repris sur d’autres sites (celui de Olivier Douville par exemple). Bigot a réaffirmé avec force qu’Élisabeth Roudinesco n’était pas l’auteur de ce texte, ce qu’elle a toujours dit et que la SIHPP avait le droit de diffuser des textes de correspondants dont les opinions étaient contraires à celles de Miller, lequel ne semblait plus désormais tolérer, a-t-il ajouté, aucune autre opinion que la sienne. Il a indiqué que Élisabeth Roudinesco n’était pas directrice de publication du site de la SIHPP. Notons qu’elle n’est pas bilingue (anglais-français) et qu’elle ne connaît pas le globish. Elle assume toutefois la responsabilité de cette publication dans le Bulletin de la SIHPP.

En bref, Bigot a plaidé la liberté d’expression contre la pensée unique que Miller chercherait à imposer à travers une pétition qui s’appuie notamment sur Carla Bruni et Bernard Henri Lévy dont les compétences en matière de psychiatrie devraient être examinées. Charrière-Bournazel n’a pas été capable de « prouver » que Roudinesco était l’auteur du texte incriminé. Il a brandi un document qui indiquait le contraire : une page de son facebook soulignant qu’elle avait « répercuté » le texte… Moment important de l’audience qui a permis constater qu’on faisait ce procès à la SIHPP uniquement pour attaquer Roudinesco. Ce débat a suscité l’attention de la présidente du tribunal.

Belle plaidoirie en forme de « remerciements » (construction anaphorique et oxymorons) de Yann Streiff(1)] qui a dit qu’il plaidait pour un psychopraticien relationnel (Grauer) ayant, lui aussi, le droit d’exister dans cette affaire. À l’évidence, et on le comprend aisément, la première vice-présidente avait du mal à faire la différence entre psychiatrie, psychanalyse et psychothérapie. Le carré psy n’est pas encore entre toutes les mains.

Toute la salle du tribunal était investie par les partisans de Miller qui parfois peinaient à se tenir tranquilles. Du côté de la défense, une dizaine de personnes seulement étaient présentes. La greffière n’avait pas de moyens techniques pour prendre des notes la présidente du tribunal semblait excédée d’être contrainte de répéter mot à mot les déclarations des témoins.

L’appel à soutien en faveur de Roudinesco et des accusés, lancé par Pierre Delion et Olivier Douville, ainsi que le blog de Thierry Savatier et celui de Michel Rotfus occupent une place centrale dans les Conclusions de la défense présentées au tribunal. Ces documents ont permis à Bigot de montrer que plus de 600 personnes (700 à ce jour), parmi lesquels une majorité de psychiatres et de psychanalystes de toutes tendances – avec à leurs côtés des historiens, des philosophes, des écrivains, des penseurs et des spécialistes – ne partagent pas les opinions de Miller et de Kadivar. La lecture de quelques signatures : Élisabeth Badinter, Catherine Clément, Michèle Perrot, Benjamin Stora, Jean-Pierre Sueur, Daniel Widlöcher, Michel Wieviorka, impressionne les partisans de Miller, qui bronchent. D’où des bruissements bruits de salle auxquels il a fallu mettre fin.

Bigot achève sa plaidoirie en affirmant haut et fort que Miller tente d’instrumentaliser la justice française en général et le tribunal de Nanterre en particulier. Il demande à Madame Nicole Girerd de débouter Miller de sa demande de plainte en diffamation sous peine de voir se développer en France de multiples procès inutiles du même ordre.

Moment d’autant plus fort que Streiff est revenu à la charge sur cette question et a terminé sa plaidoirie sur ces vers de Lamartine :
« Je suis concitoyen de tout homme qui pense :
La liberté, c’est mon pays ! »
(2)
pour rappeler aussitôt qu’elle sert de devise à Charrière-Bournazel qu’il n’a cessé d’appeler «le Bâtonnier primus inter pares» en soulignant qu’il avait été son élève.

Délibéré le 11 septembre.



2– Rapport de Laure Murat

Tribunal de Grande Instance de Nanterre
Palais de Justice de Nanterre
6, rue Pablo Neruda
92020 Nanterre Cedex

12 juin 2013, 17 heures


Laure Murat

Citation à témoin dans le cadre d’une procédure de diffamation publique

Je ne viens pas ici témoigner en faveur d’Élisabeth Roudinesco, que je connais peu et depuis peu de temps, ou d’Henri Roudier et Philippe Grauer que je ne connais pas du tout, mais en faveur d’une société savante, la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP), dont le bulletin d’information, que je reçois, se caractérise par son sérieux et sa sobriété – à la limite, même, de l’austérité. Que ce soit ce bulletin confidentiel qui soit précisément mis en cause m’a beaucoup étonnée, et plus encore que soit incriminé l’article portant sur le dernier ouvrage de Jacques-Alain Miller, On nous écrit de Téhéran. Autour de Mitra Kadivar (Navarin & Le Champ freudien, 2013). La raison pour laquelle j’ai accepté de témoigner est que cette assignation m’a paru porter atteinte à la liberté d’expression, d’autant plus que l’article en question est plutôt réservé dans le fond comme dans la forme. J’y reviendrai.

En tant qu’historienne de la psychiatrie, j’ai consulté dans ma vie des milliers de documents, de registres des asiles et de dossiers médicaux. Or mes recherches dans les archives, en particulier pour mon dernier livre qui porte sur les rapports de la folie et du politique au XIXe siècle[1], m’ont convaincue d’une chose cruciale, que j’aimerais indiquer en préalable à mon témoignage.

Tous les jours, les experts auprès des tribunaux donnent des avis contradictoires, également motivés, sur l’état mental de tel ou tel prévenu. On l’a vu récemment avec le terroriste norvégien Anders Breivik, que deux psychiatres avaient déclaré schizophrènes, quand une contre-expertise a conclu à l’absence de tout trouble mental. Je cite cet exemple un peu spectaculaire pour mieux faire comprendre la difficulté d’établir certains diagnostics, a fortiori lorsque les enjeux sont tels qu’ils conditionnent le type et la lourdeur de la peine.

S’il est difficile d’établir un diagnostic unanime à partir d’un patient interrogé par les hommes de l’art et dans les règles de l’art, il est pour ainsi dire impossible de juger à distance et sur documents, avec fiabilité, de l’arbitraire ou de la légitimité d’un internement, en particulier en l’absence du dossier médical. Quand bien même le dossier médical est consultable, le jugement porte sur un texte dont la particularité est de reposer sur une imbrication de récits subjectifs (celui du patient, de la famille, de l’entourage, du milieu professionnel, etc.) retranscrits ou résumés par le médecin. Plusieurs voix singulières (y compris celle du médecin) se superposent donc pour faire surgir une « vérité clinique » sur laquelle les spécialistes ne sont pas toujours d’accord. C’est dire à quel point, en l’absence de consultation directe avec le patient et une analyse de son comportement sur le long terme, une évaluation à distance, à travers des écrits disparates, condamne le « lecteur-témoin » à émettre des hypothèses, et seulement des hypothèses. Ce n’est pas seulement la rigueur scientifique ou historique qui l’impose, mais la prudence et le bon sens. J’ajouterais que, lorsqu’il s’agit d’une affaire à l’étranger, dans une culture éloignée de la nôtre, la prudence devient une nécessité.

Que Jacques-Alain Miller ait pris fait et cause, à des milliers de kilomètres de distance et sans se rendre à aucun moment en Iran, pour son amie et collègue Mitra Kadivar est, bien entendu, son droit le plus strict. Qu’il décide, avec une transparence qui l’honore car c’est un choix risqué, de rendre publique toute la correspondance ayant trait à cette affaire d’internement est une initiative parfaitement respectable. Mais à partir du moment où l’on rend publique une correspondance privée, il faut aussi s’attendre à ce que ce texte soit lu et critiqué, au nom de la liberté d’opinion la plus élémentaire.

Aussi, afin de pouvoir apporter des éléments qui pourraient éclairer un éventuel caractère diffamatoire de l’article de la SIHPP, je me propose, dans un premier temps, de vous livrer rapidement ma propre lecture de On nous écrit de Téhéran, puis d’analyser l’article en question.

J’ai lu On nous écrit de Téhéran avec beaucoup d’attention. L’exercice est exigeant, car les deux tiers sont écrits dans un anglais très médiocre, qui gêne parfois la compréhension et rend d’autant plus délicate l’appréciation de ce texte. L’auteur de la préface, qui reconnaît que cet anglais est « véhiculaire », déduit qu’il ne faut pas être un grand connaisseur de la langue de Shakespeare pour comprendre les propos. Je pense exactement le contraire. J’enseigne aux États-Unis depuis sept ans et persiste à penser que plus on connaît une langue, moins on risque de se fourvoyer à cause d’approximations sinon indétectables, qui conduisent à de véritables quiproquos. Il y en a d’ailleurs une preuve patente dans un email daté du 20 janvier 2013, où Jacques-Alain Miller déclare ne rien comprendre à une histoire d’enfant que le Dr Kadivar entendait courir au-dessus de chez elle, alors que l’épisode est évoqué dans un email du 15 janvier[2]. Cela peut être une étourderie de la part de Jacques-Alain Miller, mais cela peut aussi être un problème linguistique, étant donné que certains passages sont à peine compréhensibles. Dans n’importe quelle affaire, c’est embêtant, mais lorsqu’il s’agit d’une accusation d’internement abusif, cela peut être dramatique.

Outre les problèmes linguistiques, il y a dans l’ensemble du texte un ton qui relève de l’exaltation, due sans doute – et de façon compréhensible – à l’urgence et la gravité des faits. Je fais ici allusion à de nombreuses formules hyperboliques et des images dont on appréciera la pertinence. Le Dr Mitra Kadivar est ainsi successivement comparée au général de Gaulle (Jacques-Alain Miller s’identifiant à Churchill), à Jacques Lacan, à Médée, et à Galilée ou au prophète Ali pour l’injustice qui lui faite, enfin au Soleil lui-même contre lequel un « moustique[3] » comme un psychiatre ne peut rien. L’excès teinte aussi les relations de Jacques-Alain Miller avec Mitra Kadivar, que la préfacière affecte de trouver délicieuses, et qui sont le plus souvent tendues, au bord de la rupture, ou au contraire versent dans un enthousiasme frénétique, où la psychanalyste est portée aux nues comme une « femme forte[4] », une « sauvage », une « vraie femme »[5].

Mais la question essentielle demeure de savoir en quoi Jacques-Alain Miller est fondé pour contester une décision médicale prise par pas moins de douze psychiatres des hôpitaux en Iran, geste qui pourrait aussi être assimilé à une ingérence sans fondement. Le doute est d’autant plus permis, que Jacques-Alain Miller affirme par deux fois (dans un email et dans une interview au journal Le Point reproduit dans le livre) que la correspondance qu’il entretient avec Mitra Kadivar apporte la preuve qu’elle n’est pas schizophrène[6]. Interrogez n’importe quel étudiant de première année en psychiatrie, et il vous dira qu’une correspondance apparemment « normale » (surtout aussi erratique que celle qui est publiée) ne peut en aucun cas apporter la preuve de quoi que ce soit – la psychose pouvant très bien être masquée derrière un discours cohérent. Nerval et Artaud, entre deux crises d’une extrême violence, ont écrit des lettres parfaitement sensées et accessibles à tous. J’ajoute, pour être complète, qu’à l’inverse, lorsque le Dr Mitra Kadivar affirme que « De la mer Noire à la mer de Chine, je suis la seule[7] [psychanalyste] » ou que son cas est comparé à celui de Galilée, cela pourrait aussi, dans ces conditions posées par Jacques-Alain Miller, apporter la « preuve » que toutes les parties souffrent de mégalomanie et de délire des grandeurs.

parole de psychanalyse contre parole de psychiatrie

Puisque les faits sont matériellement invérifiables, comme je l’ai rappelé en préambule, nous sommes donc face à une situation de « parole contre parole », parole de Mitra Kadivar contre celle de ses médecins, Jacques-Alain Miller jouant le rôle d’arbitre dans cette lutte dont le véritable enjeu est la parole de la psychanalyse contre celle de la psychiatrie. Je n’entrerai pas dans ce débat, qui nous entraînerait beaucoup trop loin.

J’en viens maintenant à l’article de la SIHPP. C’est, pour les neuf dixième, une recension fidèle et, je dirais, banale, du contenu du livre, un résumé des étapes importantes de toute cette affaire. C’est un article surtout descriptif, auquel je souscris sans réserve : il y est dit notamment que Jacques-Alain Miller considère les médecins iraniens comme « des incompétents et des geôliers », promet une célébrité planétaire à Mitra Kadivar, qui a bien raison, je cite, de vouloir faire marcher ses gardiens « à la baguette ». Il y est question de contacts avec Laurent Fabius (qui a prudemment refusé de s’engager) et d’une possibilité d’avertir le pape lui-même. Tout cela est exact et conduit l’auteur à mettre en garde le lecteur, sur un mode ironique, de ne pas confondre « un délire à deux » avec une « persécution »[8].

Autrement dit, l’auteur de l’article s’est servi exactement du même droit que s’est octroyé Jacques-Alain Miller : considérer la correspondance publiée comme un document à interpréter et une preuve, non pas de la légitimité d’un internement sur lequel il se garde bien de se prononcer, mais sur la relation de deux personnalités extrêmement fortes, excessives, baroques parfois, et dont on aurait pu croire qu’elles assumeraient leurs débordements puisqu’elles ont décidé de les rendre publics.

Ma question, qui vaudra conclusion, est très simple : pourquoi Jacques-Alain Miller aurait-il le droit de diffamer des médecins qu’il ne connaît pas et de prononcer un diagnostic sauvage (i.e. non sollicité et non pertinent puisque hors cadre) sur l’état mental de quelqu’un en se fondant sur quelques courriels, quand l’auteur d’un article serait assigné en justice pour avoir eu le seul tort de ne pas partager ses interprétations et ses conclusions ?



3 –

Note de synthèse sur la psychanalyse en Iran à partir des sources établies

Comme dans tous les régimes de dictatures théocratiques, la psychanalyse ne s’est pas développée en Iran puisque la liberté de pensée n’existe pas vraiment, pas plus que la liberté associative qui y est restreinte. Néanmoins, il existe des praticiens, psychiatres essentiellement, mais aussi psychologues, qui ont créé des groupes informels depuis 1983, de type « cénacles littéraires ». Il n’existe aucun internement psychiatrique abusif pour motif politique en Iran (selon le rapport d’Amnesty international de 2012). La psychiatrie hospitalière iranienne est dominée par le courant biologique et par l’application du DSM. Dans les services de psychiatrie, les patients sont traités par des traitements chimiques, comme partout ailleurs, et il n’y a pas d’approche dynamique ou psychanalytique déclarées.

Par ailleurs, par le biais des départements de psychologie, il existe des enseignements de la psychanalyse dans des universités. Cependant, le régime condamne la pensée freudienne comme une science sioniste et Freud comme un dégénéré : thématique très connue en Europe entre 1895 et 1945 et qui renaît dans les pays islamiques. Ce qui n’empêche l’existence, non clandestine, de petits cénacles psychanalytiques qui se réunissent autour de médecins qui sont allés se former à l’étranger, en France ou dans le monde anglophone.

Les psychologues et psychiatres qui pratiquent des cures (en privé) ne sont pas persécutés car ils sont en général absolument étrangers à tout engagement politique contre le régime. Ils se définissent comme «neutres» et ne faisant pas de politique, comme d’ailleurs leurs confrères d’autres pays. C’est une tendance générale du mouvement psychanalytique de se suffire à lui-même, avec les inconvénients que cela peut comporter mais cette attitude convient parfaitement à la situation iranienne actuelle.

Voir en pièce jointe l’article de Nader Aghakhani[9] qui écrivit une thèse à ce sujet. C’est un bon informateur qui a rencontré des praticiens. Il est docteur en psychologie et universitaire et travaille en Iran et en France. Mais qui n’est pas historien. Il décrit une situation vécue lors d’un voyage.

La première véritable association psychanalytique a été créé en 2007 par Tooraj Moradi, (pj Psy-Téhéran-IPA[10]) : L’institut psychanalytique de Téhéran est rattaché à l’International Psychoanalytical Association (IPA) par le biais d’associations régionales. Cet institut a des statuts, des règles et des modalités d’enseignement, de cursus et de formation. Il forme des praticiens et il est anglophone. Il se reconnait comme la seule association « légale » de psychanalyse dans le pays et critique les petits groupes informels : un classique dans l’histoire conflictuelle de la psychanalyse.

Dans ce contexte, Mitra Kadivar crée, à Téhéran, en 2008, la Freudian Association rattachée à l’Ecole de la cause freudienne (ECF) et à l’Association mondiale de psychanalyse (lacanisme, tendance Miller). Il s’agit en réalité d’un cénacle (pj. Freudian Association[11]) dont les membres (une vingtaine) se réunissent avec elle pour travailler sur des textes. M.Kadivar se présente comme la première psychanalyste à avoir créé une institution, ce qui est inexact en regard des dates.

Née à Téhéran le 28 août 1954, Mitra Kadivar, issue d’un milieu laïc, découvre l’oeuvre de Freud en 1977 dans la bibliothèque de sa mère. Elle la lit dans une traduction persane de 1930. Elle décide alors d’apprendre l’anglais. En 1979, elle obtient son diplôme de médecine à l’Université de Mashhad. Elle se spécialise en radiologie. Entre 1983 et 1993, elle séjourne à Paris et s’inscrit dans un laboratoire de médecine où elle fait son analyse dans le cadre de l’ECF avec un proche de Jacques-Alain Miller.

Elle retourne alors en Iran et selon ses déclarations[12] – qui ne sont pas confirmées par des sources vérifiables – elle ouvre un cabinet de médecine générale, ce qui est parfaitement plausible, compte-tenu de son diplôme. Selon son propre récit, elle forme quelques «élèves» qui se réunissent à son domicile (comme bien d’autres groupes informels). Ces élèves ne pratiquent pas officiellement la psychanalyse mais travaillent sous sa direction à une nouvelle traduction de l’oeuvre de Freud, ce qui permet à Kadivar, dans divers articles, de se présenter comme une pionnière de la psychanalyse en Iran.

Elle ne cesse, à partir de cette date, selon ses propres déclarations (celui du 15 juin notamment), de se sentir « persécutée par le Ministère de l’Intelligence » (càd par les Renseignements généraux iraniens). Rien ne prouve que cette déclaration soit exacte ou inexacte mais ce qui est certain c’est que Mitra Kadivar n’a aucune activité politique qui puisse déranger le régime. Elle critique surtout les autres groupes, qui la critiquent également. Elle affirme que la Freudian Association a été reconnue d’utilité publique : il faut enquêter sur ce point.

En 2012, elle veut créer un centre de soins pour toxicomanes à son domicile et elle affirme qu’un enfant fait du bruit à l’étage supérieur. Pour se protéger, elle met une sono très puissante chez elle qui diffuse de la musique. C’est là que commence, en décembre 2012, l’affaire de son hospitalisation sur une plainte de ses voisins (pj. note d’audience au tribunal de Nanterre) dans le service de Mohamad Ghadiri où elle est soignée à l’aide de neuroleptiques, et notamment par des injections d’halopéridol. Traitement classique.


Notes

[1] Laure Murat, L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Gallimard, 2011.
[2] On nous écrit de Téhéran. Autour de Mitra Kadivar, Paris, Navarin & Le Champ freudien, 2013, p. 31 et 21.
[3] Ibid., p. 46.
[4] Ibid., p. 60.
[5] Ibid., p. 54.
[6] « Personne ne croira, dans le monde entier, que vous êtes devenue subitement schizophrène. Il suffit de vous lire. » (Ibid., p. 57, mail du 06/02/2013). « La correspondance qu’elle entretient avec moi depuis la semaine dernière prouve qu’elle n’est nullement schizophrène. » (Ibid., p. 62, Le Point, 07/03/2013)
[7] Ibid., p. 13.
[8] « À propos d’un échange entre Jacques-Alain Miller et Mitra Kadivar », article anonyme publié sur le site de la SIHPP, accès au 10/06/2013 : http://www.sihpp.sitew.com/#COMMUNIQUES.H
[9] Nader Aghakani est docteur en psychologie et psychanalyste (Espaces d’aide psychologique pour l’insertions des jeunes en difficultés) de la Croix Rouge Française. Il a soutenu une thèse en psychologie sur une méthode « traditionnelle » de guérison dans le sud de l’Iran en 2004 sous la co-direction de Vladimir Marinov et d’Olivier Douville.

Ce texte est une enquête empirique, sur le terrain, où Nader Aghakani va rechercher et rencontrer des psychanalystes : Transmission de la psychanalyse et état de la question à partir de la situation iranienne par Nader Aghakhani. Il est référencé dans :
– Cairn : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=PCLI_029_0131
– la revue Psychologie clinique, n°29, 2010, pp. 131-145.
http://www.psycho-clinique.org/articles/psyc/abs/2010/01/psyc_029_0131/psyc_029_0131.html
– la Bibliothèque Sigmund Freud de la SPP : http://bsf.spp.asso.fr/index.php?lvl=categ_see&id=8992

En voici l’abstract : Il s’agit ici, à partir de rencontres lors d’un voyage en août 2009 en Iran, de donner à entendre la voix de plusieurs professionnels qui, à travers leur parcours, retracent une histoire de la psychanalyse des dernières décennies dans ce pays. Il est question de sa pratique et de son enseignement. En Iran « nous vivons une phase de transition qui crée la demande d’autres approches « (Dr R), « l’État est obligé de donner le moyen de former des personnes pour répondre à cette demande » (Dr S). Il s’agit de savoir, dans la situation actuelle de l’Iran, quel langage employer. Nous retraçons brièvement l’histoire d’une pratique et d’un enseignement de la psychanalyse qui, dans ce pays, n’en est qu’à ses débuts.
[10] Copyright © 2009 Tehran Psychoanalytic Institute. All rights reserved. Accès sur internet
[11] Communiqué de l’Institut Lacan, 22/2/2013
[12] Conférence à l’ECF du 15/6/013, propos recueillis par un témoin. Confirmée par plusieurs autres déclarations faites à la Régle du jeu.