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3 juin 2012

Roudinesco Badiou chroniqués par Savatier Thierry Savatier, commenté par Philippe Grauer « Hygiénisme et désordre sont les mamelles du conformisme ».

HYGIÉNISME & DÉSORDRE SONT LES MAMELLES DU CONFORMISME

Par Philippe Grauer

Jeunesse de 68 dupée selon Lacan par sa révolution en trompe-l’œil, à la recherche inconsciente de nouveaux maitres comme l’argent ou les médias, la brisure de l’universel dans le sillage de celle de l’idéologique, et l’alignement conformiste sur une opinion plus publique qu’éclairée, le tableau que tire Thierry Savatier de celui que dressent au détour de leur débat Roudinesco et Badiou s’entretenant de Lacan est sévère mais intelligent.

Le commentaire se situe à la hauteur de l’ouvrage analysé, on y éprouve le plaisir de la pensée. Soit, la coutume médiatique à présent bien établie des anniversaires a produit cet événement éditorial, Lacan, passé, présent. Comme quoi quand on dénonce le médiatisme on lui obéit dans le même temps. Mais 30 ans après on peut se retourner pour examiner le paysage et discerner la justesse de l’intuition qui autorisait l’annonce de nos temps advenus.

[Image : Sans titre]

Lacan a représenté un renouvellement de la pensée psychanalytique en France et dans le monde. Prétexte à rencontre et philosophie sur les temps présents, Thierry Savatier relève deux thèmes majeurs dans celles des deux auteurs, l’hygiénisme, la norme et la perversion d’un bonheur prêt à porter qui n’a rien à voir avec la condition humaine d’une part, la responsabilité de se rendre tant soit peu maîtres du désordre, pour reprendre le titre d’une belle exposition actuellement à Branly, d’un désordre contemporain violent avec poussées d’angoisse dues à la crise et à la perte de vigueur de l’exercice de la rationalité d’autre part.

Cela fournit deux bonnes raisons de revenir avec lui sur un texte court et majeur.

Notre grain de sel pour finir. La révolution de la psychologie humaniste dont est issue la psychothérapie relationnelle a pour sa part apporté des innovations et ouvertures capitales, que la psychanalyse s’est jusqu’à présent fait un devoir de mépriser. Ignorant ainsi une des ressources et sources de dialogue (en toute rigueur et non sans débat) dont elle aurait besoin pour contribuer à une évolution dont profiterait l’ensemble du champ de la dynamique de subjectivation.

Voir également

Alain Badiou & Élisabeth Roudinesco, Appel aux psychanalystes.



Les intertitres sont de la Rédaction


Thierry Savatier, commenté par Philippe Grauer « Hygiénisme et désordre sont les mamelles du conformisme ».

2 juin 2012

Lacan, passé présent, d’Alain Badiou et Élisabeth Roudinesco

par Thierry Savatier

Il y a des dialogues inattendus ; celui de l’historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco et du philosophe Alain Badiou n’est pas le moins singulier. Entre ces deux intellectuels au parcours fort différent, il fallait trouver plus qu’un terrain d’entente ou de conflit : un centre d’intérêt commun. Dès lors, la figure tutélaire de Jacques Lacan ne pouvait que s’imposer.

Fruit de deux conversations (un entretien publié dans Philosophie Magazine, puis un débat organisé à la BnF), Jacques Lacan, passé présent (Le Seuil, 104 pages, 14,70 €) nous offre donc une confrontation dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a rien de stérile.

En toute logique, la première partie de ce dialogue est consacrée aux rencontres des deux auteurs avec Lacan. Rencontre personnelle d’abord, puisque l’un et l’autre eurent l’occasion de le côtoyer, puis rencontre avec ses idées, ses positions politiques, son rapport à la philosophie, le magistère qu’il exerça sur le monde intellectuel des années 1960 et 1970.

l’hygiénisme et la norme

Le regard porté reflète naturellement les sensibilités politiques de personnalités appartenant à des gauches très contrastées, l’une ayant un moment adhéré au PCF, puis s’en étant éloignée, l’autre étant connu pour son engagement maoïste pas vraiment repenti et un penchant pour les thèses de Pol Pot qu’il semble n’avoir regretté que tardivement. Tous deux se rejoignent pourtant pour dénoncer certains travers contemporains de notre société parmi les plus pervers : « Aujourd’hui, la catastrophe, c’est l’hygiénisme et la norme : le contraire du bonheur. Nous n’aimons ni le fanatisme religieux, ni le scientisme, ni l’argent fou, ni l’évaluation débridée, symptôme de l’abandon des idéaux de la raison. En bref, nous avons en commun la conviction que l’engagement politique doit aller de pair avec le travail, la rigueur et l’érudition. »

Dans la seconde partie du livre, intitulée Penser le désordre, les auteurs s’attachent davantage à dialoguer sur l’œuvre de Lacan : ce qu’elle fut, ce qu’il en reste (ou plutôt ce qu’il reste d’une psychanalyse qui, depuis Lacan, n’a plus théorisé, s’est parfois livrée à des choix douteux tout en s’enlisant dans des querelles de clocher qui frisent le sectarisme) et surtout ce que cette œuvre peut nous proposer pour l’avenir en nous aidant à affronter l’angoisse générée par la crise, à lutter contre les tentations obscurantistes et scientistes, l’argent-roi, etc.

rompre avec la doxa

Plusieurs thèmes abordés retiennent en priorité l’attention du lecteur, comme l’analyse très pertinente du langage de Jacques Lacan, de sa conception du tragique (en opposition à Freud, à travers l’exemple d’Œdipe). D’autres sujets sont également débattus, comme le terrorisme des années 1970, la folie prise en tant que « surgissement en soi d’une altérité radicale » (comment ne pas penser à Artaud ?), le but de la cure psychanalytique. Et certaines phrases prennent une importance d’autant plus particulière qu’elles rompent avec la doxa, comme l’illustre cet extrait relatif à Lacan et Mai 68 :

Élisabeth Roudinesco

: « Pour lui, Mai 68 était un mouvement en trompe l’œil, qui exprimait, non pas une volonté de libération généralisée, mais au contraire le désir inconscient, chez les insurgés, de servitudes encore plus féroces. »

Alain Badiou

: « « Ce à quoi vous aspirez en tant que révolutionnaires, c’est à un maître. » Quand il a prononcé à Vincennes cette phrase fameuse, la pilule était dure à avaler. Mais après tout, Hegel n’aurait pas non plus pensé grand bien du révolutionnarisme prolétarien de son disciple Marx ! »

nouveau maître après Mao, l’argent

[Image : Sans titre]

Le maître en question – et c’est peut-être pourquoi Alain Badiou ne semble pas très à l’aise dans sa réponse – s’appela un temps Mao, même si l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur l’engouement dont certains intellectuels firent preuve pour ce florilège de niaiseries qu’est Le Petit livre rouge… Un nouveau maître, plus inattendu, se substitua progressivement à la figure du grand timonier, l’argent, comme le prouvent ces anciens maoïstes reconvertis dans la finance, les média, s’épanouissant sous les lambris ministériels ou recherchant les faveurs des princes…

Quels que soient leurs points de désaccord, les deux auteurs s’entendent finalement sur deux aspects fondamentaux : l’importance du rôle que la pensée lacanienne peut jouer aujourd’hui et – ce qui explique en partie la contemporanéité de cette pensée – les qualités de visionnaire du psychanalyste : « À la fin de sa vie, note Élisabeth Roudinesco, il a d’ailleurs explicitement annoncé la monté des fléaux actuels : le racisme, les communautarismes qui en sont une variante, l’individualisme forcené et surtout la bêtise qui caractérise la démagogie de masse, le règne de l’opinion publique. »

Le blog de Thierry Savatier est consultable en cliquant ici.

Illustrations : Fulchran-Jean Harriet, Œdipe à Colonne, 1798, Cleveland, Museum of Art – Qiu Jie, Portrait of Mao, 2007, © Qiu Jie.