ÉMOTIONNEL
Ce mot d’ordre de la psychologie humaniste des années 70 s’adressait à une génération anglo-saxonne qui cherchait à se libérer des restes de l’éducation victorienne du self-control, à ce qu’on pourrait appeler la génération du lâcher-prise (le terme est devenu une sorte de lieu commun), de l’affaiblissement du contrôle des Pères de la nouvelle Société sans pères (2) issue de la génération qui avait combattu le nazisme et connu le développement économique de l’après-guerre. Après la victoire sur la barbarie place au Flower Power, à la musique planante au psychédélisme assisté par produits, au hippisme, à la lutte contre le colonialisme agonisant férocement, au combat contre la guerre du Vietnam.
Le nouvel individu cherche à se libérer de l’inhibition anti émotionnelle aspire à s’épanouir en s’autorisant à éprouver ses émois (vs. affects de la psychanalyse, deux univers de discours, deux visions du monde du psychisme), explorer toute la gamme des émotions et ressentir ce qu’en relation elles nous font vivre (et revivre) – on revient à la sensation, passe par la perception (3)), on éprouve, c’est le moment du vécu, maître mot au tournant des années 60 –, de l’expérienciation. Cela s’expérimente souvent en groupe, on explore via la naissante thérapie pour normaux, à la lisère du Développement personnel, de l’expression de soi et de la psychologie humaniste – qui ne deviendra psychothérapie humaniste qu’à l’issue des années 80 –, sa capacité de libération (de vie et d’expression affective démocratique en petit groupe), de se délivrer des contraintes(4) présentées comme répression (Marcuse). C’est le moment de la protestation anti-autoritaire et de la non-directivité, dont l’ouverture émotionnelle représente une dimension capitale et fonctionne comme levier du changement.
Ainsi la révolution des pleurs par quoi a pris place au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle le basculement vers une nouvelle sensibilité, va évoluer en romantisme pour se parachever après l’avènement de la psychanalyse (5) parallèlement à la grande secousse des deux guerres mondiales, dans sa version psychothérapique relationnelle par une théorisation et mise en pratique de la libération émotionnelle ou catharsis (fille de la néo catharsis de Ferenczi).
Couplé à sa dimension psychocorporelle, à l’hypothèse de la vérité du corps (« le corps ne ment pas »), à une spiritualité imprégnée d’orientalisme et d’extrême orientalisme (6), sans omettre le transcendantalisme (Emerson, Thoreau), et à une ouverture militante des mœurs (communautarisme, féminisme, mouvement de libération des homosexuels) le mouvement émotionnaliste va modifier en profondeur les mentalités et pratiques relationnelles en Occident. En Europe Buber puis Heidegger très différemment développent dans le champ phénoménologique l’idée que la philosophie s’éprouve et requiert une prise de responsabilité face à l’autre (Buber) à la finitude et la mort (Heidegger), avancée majeure parallèlement à l’introduction en France de Hegel dans les années 30. Sartre tirera une version française (de gauche) de Heidegger (7) centrée sur la liberté-responsabilité, dont s’inspirera l’existentialisme anglo-saxon, Merleau-Ponty une philosophie de la corporéité et de l’art. Cliniquement cela sera relayé par la Dasein Analyse et – à la sortie des camps – la logothérapie (Victor Frankl), puis nous reviendra américanisé.
C’est sur ce fond que la psychothérapie contemporaine quand elle se déclare émotionnelle s’appuie pour se dire telle. Les formes et modalités sont innombrables, et l’on peut repérer que les pratiques les plus mécaniques, comportementalistes voire anti-humanistes se revêtent volontiers de l’épithète émotionnel comme sorte de supplément. Si bien que la revendication de l’appellation à l’heure actuelle ne permet plus de caractériser en propre une technique, méthode ou discipline.
Philippe Grauer
Entrée ouverte le 27 janvier 2013 –