Depuis trois, bientôt quatre décennies nous nous appliquons à nous réclamer du soin non médical. Le ministère de la Santé nous a répété sous la responsabilité de quantités de ministres que cette expression littéralement ne saurait exister, le bréviaire dans les services étant le Code de la santé, qui ne connait de définition du soin que médical, cela se comprend puisqu’il ne distingue que le médical et le paramédical, en dehors de quoi il ne saurait se concevoir de soin, ça tourne en rond. Pas tout à fait, leur soin est synonyme de traitement, vous savez la trilogie médicale de base : diagnostic – traitement – guérison. Nous ne relevons pas de l’univers de discours et de pratique du traitement médical.
Quand Cicéron termine ses lettres par cura ut varias, puisqu’il faut parler latin pour se faire entendre (remarquez nos modernes médecins ne savent plus le latin) il n’envoie pas ses correspondants chez les disciples d’Hippocrate, pour se faire soigner, il leur dit take care by all means, prends soin de toi de toutes les manières, une recommandation pas trop éloignée du connais-toi toi-même, commence par prendre soin de toi.
Notre soin est philosophico psychique, l’horreur pour un psychologue néo scientiste, dont l’alpha et l’oméga méthodologique est de honnir la philosophie dont il a renoncé aux pompes et aux œuvres pour fonder la psychologie comme ssscientifique, positivistement médicaliste. Notre soin, celui qu’on vient prendre de soi auprès d’un psychopraticien relationnel – ou d’un psychanalyste non embourbé dans le psychothérapeutisme des nouveaux psychothérapeutes –, rejoint le concept heideggerien de souci – Sorge, la prescription éthique et relationnelle de Lévinas, le Je-Tu de Buber, l’écoute de soi du dialogue psychanalytique, il débouche sur la libération et l’émancipation. Attention, ces deux derniers termes sont subversifs.
Prenons soin de noter tout cela et d’y réfléchir, prenons soin. Notre royaume n’est pas du monde du Code de la santé, nous ne relevons pas de la médecine – ce qui ne veut pas dire que nous n’adressons pas les personnes qui recourent à nous au médecin ou au psychiatre dès que nécessaire –. Laissons-le agir dans son domaine, et occupons le nôtre, occupons-nous en, prenons en grand soin.
Cela dit, lorsque nous nous disions psychothérapeutes, puisque c’est tout de même nous qui avons lancé le terme – enfin un peu de modestie, il date du XIXème siècle et Hyppolite Bernheim, en médecin des pauvres de l’École de Nancy l’a illustré au tournant du siècle, sans compter la brillante psychothérapie institutionnelle, dont se sont inspirés en France les pionniers qui allaient introduire la psychologie humaniste –, puisque c’est tout de même nous avec des bémols à la clé, lorsque donc nous nous disions psychothérapeutes ça ne nous déplaisait pas de laisser entendre que nous, nous nous soucions également de la demande de libération de la souffrance qui propulsait les gens auprès de nous, et ne le prenions pas de si haut que nos confrères psychanalystes lacaniens de l’époque, affichant que la guérison coucou la revoilà, ne les intéressait pas et qu’elle viendrait seulement de surcroît, si jamais. Nous prenions au sérieux l’idée de guérir, d’aller mieux, bref de prendre en charge une demande de soin passablement paramédicale mine de rien, l’idée de soigner quoi.
On sait combien ce terrain est miné de toutes parts, semé d’embûches, le patient désireux d’aller mieux chérissant par dessus tout sa souffrance et s’appuyant de toutes ses forces sur le conservatisme en lui, au moment où il charge sa plainte de la protestation de son désir de changement. On sait que s’attaquer tout de go naïvement au symptôme démontre qu’on n’est pas à la hauteur de sa tâche. On connaît la réponse célèbre de De m’Uzan à Claudia Cardinale, vos hémorragies ne m’intéressent strictement pas, parlez-moi d’autre chose. Trouvez des mots pour dire par la parole ce que pour l’instant vous insistez à dire par le sang. Traitement ou cure il faut choisir.
Il se pourrait qu’avec l’abandon forcé du nom de psychothérapeute et l’engagement dans la psychopratique nous contribuions à rendre sémantiquement sensible qu’aller mal ne veut pas (forcément) dire être malade, et aller mieux guérir, et qu’il existe une zone ni médicale ni médicalisable pour le souci de soi, auquel on peut répondre par du soin qui ne constitue pas un traitement. On parlait de cure, en psychanalyse. Cure – care, nous y reviendrons. Ce qui tire l’emploi de guérir du côté de la métaphore, puisque guérir veut alors dire avoir changé, gagné en liberté, et ne plus se trouver soumis, ou beaucoup moins, aux mécanismes psychiques qui entravaient notre existence.
Cela dit psychopratique est généralement refusé comme terme, par nos psychopraticiens attachés à l’idée qu’ils sont praticiens… en psychothérapie relationnelle. Signe que cette dernière demeure notre port d’attache disciplinaire. La psychothérapie reste notre facteur commun avec la médecine, les deux champs sémantiques restent liés. Nous prenons nos distances mais n’échapperons pas au voisinage et aux connotations par lesquelles se manifestent des traces d’interface.
On conçoit qu’existe une sorte d’embronchement, que les deux systèmes se chevauchent et comportent une zone commune, celle qui a conduit tout droit au c’est grave docteur ? adressé au psychanalyste pas seulement américain. on conçoit que certains ne comprennent pas qu’on puisse parler de psychothérapie relationnelle, se croyant en relation avec leurs patients puisqu’ils s’adressent à eux dans le singulier « colloque » comme dit Roland Gori, qui par là évite de parler de dialogue c’est toujours ça de gagné, colloque avec le médecin, mais aussi bien le nouveau psychothérapeute. De plus on comprend de toute façon qu’un psychanalyste psychiatre, médecin de son état, parle de guérir même si c’est par surcroît. Tout ce qu’il peut faire c’est tenter de tirer guérir hors du médical en le distinguant du rétablissement pour l’amener au développement. Aimable confusion des genres.
Bref il ne suffit pas de déclaration fracassante pour souverainement résoudre la question d’une nébuleuse zone mixte qui reste sensible. Il demeure qu’il importe le plus nettement possible de distinguer les deux domaines, et s’assurer que le médical, en particulier français, ne tire pas toute la couverture à lui, la crème la crémière et toute la ferme avec. Comment se fait-il que les corporations du soin soient à ce point atteintes de corporatisme – une vraie maladie, lui – ?
« Back to Glossary Index