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21 mai 2010

Bulletin de la société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse(Ed. Henri Roudier)

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« Merde à Onfray»

Bagnard au bagne de Vauban

Dans l’île de Ré

J’mange du pain noir et des murs blancs

Dans l’ïle de Ré

À la ville m’attend ma mignonne

Mais dans vingt ans pour elle je n’serai plus personne

Merde à Vauban

Léo Ferré

Ce n’est pas dans mes habitudes de présenter le bulletin dans de pareils termes. Mais ce titre couvre une page entière d’un des journaux français  les plus populaires, le JOURNAL DU DIMANCHE . « Psychanalyse, « Merde à Onfray »», tel est donc le titre d’un reportage sur les psychanalystes qui travaillent dans les maternités ou les hôpitaux de la banlieue parisienne.

Le titre résonne comme un écho d’une chanson du plus grand anarchiste français : en 1962, Léo Ferré écrivait une  complainte intitulée  « Merde à Vauban » ; il racontait le malheur du bagnard avec des mots très loin de la rhétorique hédoniste et solaire de Michel Onfray.

Le conflit qui s’est noué autour de la parution de l’ouvrage de Michel Onfray prend maintenant une allure quasi politique. Dans sa chronique du Monde du 16 mai, celui-ci fait parler les morts et convoque les figures de Pierre Hadot, de Gilles Deleuze, de Wittgenstein, ou de Montaigne pour s’en prendre à l’ENS,  aux universitaires et à leur recherches savantes.

Il apparaît maintenant qu’Onfray est en passe de réussir un exploit  : dresser contre lui tout ce qui dans ce pays pense et chante.


Chers amis, vous trouverez ci-dessous trois textes.

Le premier texte, intitulé  « Psychanalystes, que faites-vous de Freud ? » est de Michel Rotfus, professeur de philosophie au lycée Balzac à Paris. Il est membre de la SIHPP.

Anthony Ballenato a écrit le deuxième texte intitulé  « Un beau paquet-cadeau : Onfray, Mijolla, Van Rillaer & Co ».  Anthony Ballenato est un jeune chercheur en histoire.  Il est membre de la SIHPP

J’ai moi-même écrit le troisième texte intitulé « Les 450 euros de Freud : une affabulation arithmétique ».  Onfray va répétant sans se lasser que Freud demandait 450 euros par séance. Le propos n’a soulevé  pour le moment aucune objection de la part de ses interlocuteurs. J’ai donc essayé de regarder sur quoi il pouvait reposer.

Bien à vous
Henri Roudier

Paris le 16 mai 2010


Michel Rotfus

 

Psychanalystes, que faites vous de Freud ?

Le 14 septembre 1674 commence une longue correspondance entre un jeune docteur en droit, avocat à la cour de Hollande, Hugo Boxel [1] , et Spinoza. Le jeune juriste, partageant comme beaucoup à cette époque « le  goût du merveilleux mythologique (qui) se manifeste jusque dans la Hollande calviniste » [2]  demande « Au très pénétrant B. de Spinoza , philosophe »Š son « opinion sur les apparitions, sur les spectres et les esprits. En existe-t-il ? Qu’en pensez-vous ? ». Pour immédiatement ensuite et sans aucune transition, lui demander « combien de temps leur existence dure-t-elle ? Les uns sont d’avis qu’ils sont immortels, et les autres disent qu’ils sont sujets à la mort. Dans le doute où je suis, il me serait très précieux que vous puissiez m’en instruire d’avantage. » [3].

Boxel développe alors une longue argumentation fondée sur les témoignages des hommes célèbres. Il ne pouvait toutefois ignorer qu’il s’adressait à l’auteur du Traité théologico-politique qui venait de paraître anonymement, où Spinoza fait la critique de la superstition qu’il taxe de « délire de l’imagination ». Spinoza écrivit longuement et à plusieurs reprises à Boxel, transformant un faux problème (l’existence des ectoplasmes) en prétexte à l’analyse de vrais problèmes (le hasard et la nécessité, le libre-arbitre,Š), essayant d’amener Boxel des préjugés du vulgaire à la réflexion philosophique. Il échoua.

Parmi les psychanalystes qui sont intervenus dans les divers medias pour critiquer le livre de Michel Onfray beaucoup semblent être les héritiers de Boxel. Freud était-il une ordure, un être abject, avide et pervers fasciné par le fascisme, misogyne, homophobeŠ comme le prétend Onfray ? Cela a été établi par de nombreux témoignages que l’on peut recueillir ça et là. Donc, que valent sa théorie, sa thérapie ? La cause est entendue pour Onfray. Que vaut alors la psychanalyse engendrée par un tel monstre ? Pas un clou.  Elle n’est pas une science ni une thérapie digne de ce nom. Tout au plus un effet placebo comme Lourdes et les médailles miraculeuses.
Puisque Freud était ce qu’il était, donc la psychanalyse ne peut pas être ce qu’elle prétend.

Pas du tout, répondent nos psychanalystes. Nous récusons votre  « donc « , Monsieur Onfray. Quand à FreudŠ Freud ?Š. Qui était ce déjà ce type  ?…

L’article que signe Daniel Sibony  [4] est archétypique du genre . Il titre : « Les analysants n’ont que faire de savoir si Freud était un héros ou un sale type ».  Après avoir évacué d’un revers de la main les accusations d’Onfray, – Freud menteur, falsificateur, pervers, incestueux, admirateur de Mussolini et complice du nazisme, ah, et aussi misogyne et homophobe -,  il s’en réjouit même : « Et si c’était un sale type ? Admettons-le un instant. On serait alors devant une épreuve banale, fréquente et dure à supporter : le même homme peut faire des vilenies et créer des choses sublimes.

C’est le genre de situations qui met à rude épreuve notre narcissisme : on aime à s’identifier à un homme pour ses prouesses, mais, s’il présente aussi des ombres ou des grosses taches, elles rejaillissent sur nous et nous salissent. C’est désagréable. En même temps, cela nous protège de l’idolâtrie. De sorte que ce double partage – de l’autre et de nous-même – va plutôt dans le sens de la vie».  C’est par la même logique que Georges Steiner [5] exonère Heidegger d’avoir été nazi : le génie philosophique a coexisté avec l’abjection. Heidegger a flirté avec le nazisme comme Platon avec Denys tyran de Syracuse. Et même si Freud a été ce sale type abject que décrit Onfray, en quoi cela importe-t-il puisque la psychanalyse existe et que d’autres l’ont reprise et continuée pour le plus grand bénéfice des analysants.

Dans un autre style, nettement plus châtié, Marc Strauss [6] rejoint D. Sibony. Ce n’est pas faute de récuser Onfray : « En réalité, il n’est pas un concept de Freud qui n’ait été discuté, critiqué, voire combattu par Freud lui-même ou ses successeurs ». Mais l’essentiel est ailleurs : la psychanalyse, ça tient. « Là donc, ça tient, et rudement. Le fait est, d’expérience. Pourquoi ça tient, et où ça va, tout cela se discute. D’autant que toujours le sens fuit, comme disait Lacan. Autrement dit, il n’y a pas de dernier mot de la vérité et là, Michel Onfray a bien saisi le truc. Le problème, c’est qu’il en déduit du coup que la psychanalyse est invalidée, alors que justement ce n’est que par là qu’elle fonde sa certitude ». Ainsi donc, merci Lacan, le sens fuit, il n’y a pas de dernier mot de la vérité. Vérité historique comprise ? Nous n’en saurons rien, puisque ce n’est pas la question.

Ces deux propos sont expressifs d’un même aveuglement : qu’importe la vérité historique de ce qu’a été l’inventeur de la psychanalyse et de ce qu’il en a fait puisque depuis, elle s’est développée sans lui, hors de lui, et autrement.  Qu’importe que derrière Onfray, se profile celui qui l’a inspiré, Mikkel Borch Jacobsen, et derrière celui-ci, le « révisionnisme » qui depuis 25 ans, veut « détruire » (sic) Freud et le freudisme [7]. Qu’importe la vague déferlante du populisme où, vieille rengaine mais toujours actuelle, les savoirs savants, celui des travailleurs de la preuve, historiens compris, se trouvent dénigrés, moqués par un autodidacte de la psychobiographie qui prétend invalider le travail des historiens par ses inspirations dionysiaques.

Pourtant, Serge Tisseron [8]  considére à juste titre qu’ « Il serait catastrophique de laisser présenter les concepts freudiens comme une sorte d’Evangile auquel les psychanalystes seraient invités à croire sans pouvoir en contester la validité, et la psychanalyse comme une citadelle de certitudes qui ne pourrait être remise en cause que par un esprit libre l’abordant de l’extérieur » en faisant lui même référence aux travaux critiques de Ferenczi,  Jeffrey Moussaieff  Masson, Marianne Krüll, Marie Balmary, Nicholas Rand Maria Torok, en particulier sur l’articulation du complexe d’‘dipe à la vie de Freud.

Il note cependant que « Plus la psychanalyse est attaquée et plus nombre d’entre eux (les psychanalystes) sont tentés de s’enfermer dans leur pré carré et de se draper dans leurs certitudes. Du coup, ils abandonnent malheureusement le champ de la critique freudienne à ceux qui refusent à la psychanalyse son caractère de voie d’accès unique à l’esprit humain et à ses réalisations. »

En fait, ils font pire, ils abandonnent Freud aux constructions délirantes des « destructeurs » et des « révisionnistes » pour sauver les meubles. Et à l’oral comme à l’écrit. Mardi 4 mai, deux pompiers pyromanes répondaient aux auditeurs de France Inter [9]. Le premier, Pierre-Henri Castel estime que ce livre ne fait que reprendre ce qu’ont déjà écrit Mikkel Borch Jabobsen, Grunbaum et les autres auteurs du Livre noir. Il n’en dit pas un mot qui manifeste la moindre distance critique. L’essentiel est pour lui d’interpréter « le cri » d’Onfray. Au début de son livre, celui-ci fait le récit de sa découverte à quinze ans, sur le marché d’Argentan des Trois traités sur la théorie sexuelle, il y trouve une sorte de libération personnelle extrêmement intense. Le livre d’Onfray est une sorte de cri : « Qu’avez-vous fait du Freud de mes quinze ans qui m’avait fait tant de bien et qui maintenant s’est transformé en un produit odieux » lui fait dire P.-H. Castel. M.Onfray affabule et P.-H. Castel lui donne raison.

De son côté, Philippe Grimberg n’est pas en reste. Il dit son plaisir à la lecture de ce livre si bien écrit, et particulièrement celui ressenti au récit de la découverte qu’Onfray fait de Freud au marché d’Argentan. « C’est quelque chose d’absolument délicieux ». Mais le sourire de Grimberg se fige. Non pas parce qu’il n’apprend rien de nouveaux dans le livre d’Onfray : « Je retrouve extrêmement de choses qui existaient déjà dans le Livre noir de la psychanalyse. On le savait déjà tout ce qui est dit dans le Livre noir … On aurait tort de monter ce livre en épingle comme une révolution absolue. Ce qui est gênant dans ce livre, c’est le « donc  » : Freud n’a pas critiqué le nazisme à son apogée, il a bidonné ses cas, surestimé ses réussites thérapeutiques, etc.  Si Freud était comme ca,  continue Grimberg, « donc » la psychanalyse est une imposture et ce « donc » me gêne beaucoup dans la démarche d’Onfray ».

Ainsi, mais s’en rendent-ils compte, tous ces hérauts de la psychanalyse reprennent pour emblème le sous titre du Livre noir : Vivre, penser et aller mieux sans Freud. Vivre, penser et psychanalyser aussi sans Freud.

Les choses en sont-elles arrivées à ce point de désagrégation qu’il leur faille se débarrasser de Freud pour survivre ? [10]

Certes, on peut espérer que ceux qui sont choisis par les médias pour écrire ou parler au nom de la psychanalyse ne représentent pas vraiment les 5000 psychanalystes exerçant effectivement en France aujourd’hui, ni tous ceux qui à des titres divers ont une fonction thérapeutique, marqués par leur propre formation analytique et qui placent l’écoute et la parole au centre de leur pratique.

Mais fort heureusement, la psychanalyse n’appartient pas aux psychanalystes, quoiqu’ils en aient. Et tous, littéraires, philosophes, historiens, simples analysants, chauffeurs de taxi, ouvriers, masseuses, ou simples « amis de la psychanalyse » [11] , nous ne vous laisserons pas brader ni brocarder la psychanalyse,  son histoire, pas plus que la connaissance du rôle réel de son fondateur.

Pourquoi alors s’acharner à discuter un livre qui, une fois achevée sa campagne de promotion, tombera dans l’oubli comme une marque désuète de lessive ? L’enjeu dépasse et déborde la psychanalyse comme thérapie.

Les psychanalystes vont-ils enfin se décider à se rendre compte que Michel Onfray réhabilite les thèses de la Nouvelle Droite ? C’est pourtant ce que tient à souligner sur son blog Bruno Gollnish : « Au nombre des études sur le sujet citées favorablement par Michel Onfray , figure aussi, horresco referens, celle du professeur Debray-Ritzen,  La scolastique freudienne  paru en 1972, ouvrage forcément nul et non avenu selon le lobby de la psychanalyse et de ses amis puisque son auteur fut proche de la  » Nouvelle droite » ». Il se plait dans son blog à nommer « Sigismund Schlomo Freud, alias Sigmund Freud » selon une vieille pratique de l’extrême droite française : allemand et juif !

A laisser sans réponse ou à cautionner les affabulations et les légendes noires complotistes fabriquées par les destructeurs de Freud dont s’inspire directement Onfray, c’est le véritable travail de recherche des historiens de la psychanalyse  qui se trouve dévalorisé, ignoré et empêché. Ce travail critique, fondé sur les méthodes et l’éthique de la connaissance rationnelle est pourtant nécessaire pour cerner véritablement ce qu’ont été le rôle et les limites du travail de Freud alors même que les fabricants de légende à la Onfray le dénoncent comme hagiographique. Tout le truc est de crier au loup assez vite et assez fort.

Michel Onfray ignore dans sa « folie raisonnante » [12] que le droit de tout dire, n’a rien à voir avec la droiture. Nécessité éthique à toute prétention à la connaissance.

Michel Rotfus, professeur de philosophie (Lycée international Honoré de Balzac, Paris 17éme)

Notes

[1] Hugo Boxel a effectivement existé : il n’est pas le Botul de Spinoza.

[2]François Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza, (PUF, 2002, p.4)

[3] ‘uvres complètes de Spinoza, (Pléiade, 1954, p.1234 sq.) et Spinoza, Oeuvres 4 (G.F.,  p.284,sq.)

[4] Le Monde, édition du 08.05.10.

[5] Georges Steiner, Martin Heidegger, (Albin Michel, 1981)

[6] Le Monde, idem.

[7] voir Elisabeth Roudinesco Pourquoi tant de haine ? Anatomie du Livre noir de la psychanalyse (Navarin éditeur, 2005) et Pourquoi la psychanalyse ? (Fayard 1999). Voir aussi un récent entretien où, encore une fois, elle explique de quoi il en retourne :        http://www.surlering.com/article/article.php/article/elisabeth-roudinesco-entretien-exclusif

[8] « Qui a peur de Michel Onfray », Point de vue paru le  07.05.10 dans Le Monde.fr

[9] Pierre Henri Castel (philosophe, historien des sciences, directeur de recherche au CNRS, psychanalyste) et Philippe Grimbert (psychanalyste, écrivain), étaient aux côtés de Mikkel Borch Jacobsen (philosophe, historien de la psychanalyse , professeur à l’Université de Washington, co-auteur du Livre noir de la psychanalyse (Les Arénes) et du Dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, (Les empêcheurs de penser en rond) à l’émission de  France Inter, Le téléphone sonne, mardi 4 mai, 19h30.

[10] Voir dans Philosophie Magazine (n°36, février 2010) comment Jacques Alain Miller, face à Onfray, se détourne de Freud puisque ça tient, grâce à Lacan.

[11] Ainsi que Derrida se définissait. De quoi demain.. Dialogue Derrida-Roudinesco, (Champs-Flammarion)

[12] René Major et Chantal Talagrand, in Libération 26 avril

 


Anthony  Ballenato

 

Un beau paquet-cadeau : Onfray, Mijolla, Van Rillaer & Co

Alain de Mijolla admet volontiers fuir les polémiques. Malheureusement, il s’est retrouvé servi comme jamais avec la sortie quasi concomitante de son almanach Freud et la France (P.U.F.) et du brûlot de Michel Onfray – Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne (Grasset). Lancée telle une formidable machine de guerre par Grasset et Le Point, on redoutait que notre bon Alain ne finisse sous les roues de la bête du fast-food à penser.

A la soupe des débats de qualité

Mijolla offrait pourtant les garanties d’un débat de qualité : bienheureux et par-dessus tout mémorialiste affable du mouvement freudien ne maîtrisant ni les débats historiques, ni historiographiques, il n’en fallait pas plus pour noyer le poisson de la polémique. Une bien bonne solution de remplacement donc pour le valeureux bougon qui refusait de débattre avec la «stalinienne des beaux quartiers parisiens» (CQFD : Elisabeth Roudinesco) dont la confrontation risquait d’être autrement plus périlleuse.

Mazette! Mais à quel débat n’avons-nous pas dû assister!

Se définissant lui-même dans son ouvrage Freud et la France, comme « un montreur de marionnettes » (p.1), notre psychanalyste-chroniqueur s’est retrouvé assigné à la place du guignol. Après une réplique tiède et passablement argumentée offerte à Onfray dans Lire, s’en est suivie la grandiose émission de François Busnel qui demeurera longtemps dans les mémoires comme un échange intellectuel à l’état de congélation.

Aux côtés d’Alain de Mijolla, une cons¦ur discrète quoiqu’assez gentiment pugnace,  Anne Millet, dont les attaques les plus féroces visent Lacan (?!). Et les trois auteurs affabulateurs – comment ça ils ne sont pas trois ? – Mais oui, ils sont bien trois : les cerveaux de l’affaire, « Cervelet et Cervelas », duo le plus comique de l’histoire des Freud Wars alias Jacques Van Rillaer et Mikkel Borch-Jacobsen (suivi de pas très loin par Esteve Freixa i Baqué) – qui n’avaient déjà pas pu sauver, à l’époque, le soldat Bénesteau et ont assisté impuissants au naufrage du Livre Noir – et bien sûr, leur scribe et porte-voix, Michel Onfray. Ce trio magique aura réussi le tour de force de battre les critiques américains à plate couture et toutes catégories confondues (puritains, scientistes etc.) par leurs outrances et leurs insanités.

Vociférant tour à tour inepties après inepties devant un Mijolla quasi impassible, le téléspectateur a pu légitimement se demander s’il n’était devant un spectacle de cirque comique ou devant la représentation d’un drame absurde écrit par un auteur raté.

Un des angles d’attaques favoris de nos auteurs-acolytes est de systématiquement remettre en cause la scientificité de la psychanalyse pour mieux faire plébisciter, par l’opinion publique, les séances de dressage inspirées de l’éthologie et du réapprentissage cognitif et surtout, de reléguer de façon définitive la psychanalyse au rang d’épiphénomène de la modernité littéraire et son organisation rationnelle à un ésotérisme macabre.

L’accouplement de l’hédonisme solaire (Onfray) et des sciences du comportement (Van Rillaer et Borch-Jacobsen) en a surpris plus d’un. Pourtant, on aura maintenant bien compris, tous deux constituent le fondement le plus effroyable de ce paradigme culturel et mental de nos sociétés libérales-marchandes contemporaines : vivre, consommer et jouir dans le contrôle absolu et l’asservissement volontaire. Comment, devant cette orthopédie du corps et des âmes, ne pas songer au propos magistral de Georges Canguilhem – divo, s’il en est – et de leur formidable résonance aujourd’hui : « philosophie sans rigueur, éthique sans exigence, médecine sans contrôle ». [1]

Bref, autant dire que si Mijolla sert la soupe, on va y aller gaiementŠMais comment? Vous ne saviez pas que la psychanalyse s’implantait exclusivement par la voie littéraire grâce « aux gens de fiction»? Et bien maintenant vous êtes un téléspectateur des plus avertis.

Dommage que notre « historien de service » – ce qu’il n’est pas – également médecin-psychiatre, n’ait pas songé qu’une implantation de la psychanalyse reposait tout autant sur sa propagation à l’intérieur de l’univers littéraire que médical et que ce n’est qu’à l’aune de cet équilibre que la psychanalyse peut exister, en tant que pratique thérapeutique et humanité, au risque de refluer. On ne saurait oublier que pour nombre de médecins, notamment aux Etats-Unis, la psychanalyse a servi à refonder une psychiatrie organiciste moribonde et que par la suite seuls les docteurs en  médecine étaient autorisés à pratiquer les cures.

De l’histoire faite le dimanche

Et qu’en est-il précisément de l’homme Freud? « Mystificateur, avare, menteur, pervers, cocaïnomane». Le nihiliste en guenilles de la pensée nous fait maintenant œuvre de morale. Amen. Et quel gai savoir! Après la confession, donnera-t-il l’absolution?  A bien des égards cette façon de faire rappelle l’horrible psychobiographie de Michel Foucault par James Miller, grand spécialiste des vies examinées – si chères aux évangélistes.

Qu’à cela ne tienne, et même si « chez Freud, il y a pleins d’incestes, symboliques, métaphoriques, allégoriques ou réels » comme dit Onfray, « y’a pas de grand homme pour ses valets de chambre » pour Mijolla! Le téléspectateur a pu croire, l’espace d’un instant, manquer d’oxygène.

Mais il y a mieux encore. Incapable de mettre bon ordre à cette rumeur incestueuse, Mijolla se félicite que Freud ait pu avoir des relations sexuelles, quand bien même eussent-elles été avec sa belle-s¦ur. L’ennui est qu’il oubli qu’il s’agit d’une rumeur propagée par Jung, reprise par l’école révisionniste américaine, et remise au goût du jour par Onfray, Van Rillaer et Borch-Jacobsen. On attend toujours patiemment les preuves crédibles du forfaitŠ

Transi d’effroi, le téléspectateur qui a depuis longtemps acheté le Freud et la France et se décide, à l’issue de l’émission, à enlever la cellophane pour feuilleter l’ouvrage, aurait été bien plus inspiré de prendre un benzodiazépine et d’aller se coucher.

Si l’éphéméride a des qualités, son auteur perpétue la tradition des médecins-historiens : le plus souvent correct mais n’apportant aucune information nouvelle et ne reposant sur aucune archives de première main [2], il brille surtout par une absence totale d’analyses structurées sur le mouvement de l’histoire racontée et son appareillage critique est des plus dépouillés. Sous la plume de Mijolla, l’histoire devient donc une compilation d’anecdotes circonstanciées.

En outre, le postulat de Mijolla, qui est de laisser au lecteur le soin de « se faire une idée personnelle en dehors des jugements ou des impressions dont (il) l’entoure ou qu'(il) adjoint» (p.3), est une véritable aberration méthodologique et intellectuelle. A moins de faire jouer l’opinion contre le savoir, comment Mijolla peut-il sérieusement imaginer que le lecteur puisse se faire le moindre avis décent devant un tel empilement relativiste?

Evidemment, le bât blesse cruellement à mesure qu’on se rapproche des moments critiques de cette histoire et notamment de la période nazie et de la Seconde Guerre mondiale : rien sur les relations entre Jones, Freud et Eitingon et rien non plus sur le conflit qui les oppose à propos des rapports avec le nazisme dans les années 1930. Concernant la France, la période se résume à un moment de souffrance pour les Français, privés de charbon et de nourriture. On n’est pourtant pas arrivé au bout de nos peinesŠvoilà qu’arrive le cas Georges Mauco (1899-1988).

Mauco ou le « mauvais coin » de l’histoire

Dans le superbe dictionnaire toponymique des communes des Landes et du Bas-Adour dirigée par la linguiste Bénédicte Boyre-Fénie, on apprend que le mau còrn désigne un « mauvais coin, un mauvais endroit ».  Autrement dit, le « mauco » est toujours un lieu à défricherŠ [3]

Docteur en géographie, démographe des flux migratoires et pédagogue, fervent raciste et antisémite, Georges Mauco aura été le seul psychanalyste français à avoir collaboré de façon active par des textes d’inspiration nazie et à témoigner du « péril juif ». Il est également collaborateur de la revue L’ethnie française dirigé par Georges Montandon – à propos de qui Mijolla ne nous dit pas un seul mot (p.845). Africaniste, rejeton intellectuel de Vacher de Lapouge, Montandon est l’un des grands animateurs du racisme scientifique à la française : « expert ethnoracial auprès de Xavier Vallat en 1941 au Commissariat aux affaires juives puis à partir de 1943 directeur de l’Institut d’études des questions juives et ethnoraciales (IEQJER) » [4]

Echappant à l’épuration de l’Après-guerre, Mauco réussit encore à passer entre les mailles du filet lorsqu’il se fait nommer en 1945 à la tête du haut Comité de la population et de la famille par le Général de Gaulle. A partir de cette date, Mauco enterre son passé collaborationniste et, tout en continuant ses études démographiques « normalisées », embrasse comme jamais la cause des enfants handicapés et des carencés affectifs. Quand il publie son autobiographie apologétique en 1982, c’est à Françoise Dolto qu’il demande de rédiger la préface dans laquelle on peut lire, entre autres choses, que Mauco avait résisté aux nazis et qu’il était le chantre de la dignité humaine. En somme, on n’avait pas pu faire homme plus honnête [5]. Dolto, qui ne connaît aucune haine, était passée à cotéŠ

En adoptant sa méthode de présentation des faits, Mijolla obtient des résultats des plus stupéfiants. Ainsi, en vient on à lire sous sa plume « De fait, et nous le remarquerons encore davantage durant les années d’occupation, c’est presque un acte de bonne volonté à l’égard des Juifs (sic), que cette organisation de  « camps » est promue, mais on ignore encore le sens que ce mot prendra. Leur bénéfice est double : éviter que les étrangers – car ce n’est que des « étrangers », qu’il s’agit -, viennent illégalement en France et se retrouvent dans des situations très précaires (ayant fui les campagnes et les villes en n’emportant que le minimum d’affaires), et dans le même souffle préserver les Juifs qui sont déjà installés en France de cet afflux abusif. Il ne faut pas oublier que cette période est caractérisée par une relative fermeture du milieu juif à l’arrivé des émigrés » (p.720). Voilà donc comment la question de la crise des réfugiés Juifs, fuyant les pogroms et les régimes d’extrême-droite d’Europe centrale, en France pendant les années trente se voit traitée et résumée.

En outre, Mijolla laisse penser qu’on pourrait prendre l’autobiographie de Mauco comme une source entièrement valable – ce qu’elle n’est évidemment pas puisque Mauco se reconstruit un passé de résistant alors qu’il n’a rejoint le groupe FFI Foch-Liautey qu’en janvier 1944 et participé plus tard à la libération du quartier d’Auteuil.[6] Le problème du traitement de cette source autobiographie est tel que Mijolla se laisse guider par les propos de Mauco  au point de remettre en cause les analyses de Roudinesco et de Weil sur la paternité du fameux texte de 1942 et de se demander « Est-ce de la plume de Georges Mauco ou de celle de Georges Montandon ? (p.845).[7] Patrick Weil est pourtant formel: « il (Mauco) ne fut corrigé par Montandon que sur un point : il substitua à Israélite le mot « Juif »». [8]

Le postulat historiographique d’Alain de Mijolla est caractéristique des errements des psychanalystes face à leur histoire : une absence d’analyses critiques, raisonnées et cohérentes. Car aujourd’hui, avec la publication du brûlot d’Onfray, les psychanalystes en sont venus à considérer qu’il vaut mieux défendre la psychanalyse que Freud et ce au détriment de toute vérité historique, comme l’ont encore récemment démontré Pierre-Henri Castel et Philippe Grimbert. [9]

Reste à savoir, au demeurant, si ces psychanalystes, sous couvert de pseudo considérations épistémologiques et historiques, estiment que Freud est bien le « menteur, affabulateur, destructeur des traces de ses forfaits, cocaïnomane dépressif errant doctrinalement pendant plus d’une décennie, à l’origine de la mort de son ami Fleischl-Marxow, destructeur du visage d’Emma Eckstein avec l’aide de son ami Fliess, onaniste, obsédé par le sexe de sa mère, extrapolant sa pathologie ¦dipienne à la planète entière, incestueux, couchant avec sa belle-s¦ur (Š) sacrifiant à l’occultisme et au spiritisme, pratiquant des rites de conjuration contre le mauvais sort, croyant à la télépathie, féru de numérologie » qu’affabulent Onfray, Borch-Jacobsen et Van Rillaer.[10] A ce jour, ils n’ont toujours pas répondu à la question et on se demande surtout ce que Mijolla peut bien en penser.

Quoi qu’il en soit, on ne pourrait leur tenir trop grief de ce manque de conscience historique puisque ce phénomène est relativement endémique dans les corporations, sociétés, écoles, etc.  Encore que contrairement à d’autres organisations, on pourra peut-être s’interroger sur cette attitude qui consiste à sacrifier sur l’autel du populisme intellectuel le plus désinvolte, la figure historique de leur mouvement au détriment de toute raison et de toute rationalité.

Michel Onfray a dit à quel point il trouvait l’ouvrage Freud et la France excellent. Comme on le comprend. Mijolla peut donc se rassurer. Selon son souhait, il aura effectivement évité l’écueil d’écrire un  « pamphlet polémique »ŠTout autant qu’un « écrit historique ». Car il semble bien que pour Mijolla les aspérités de l’histoire soient comme les caravanes qui passent. Il faut laisser les chiens aboyer.

Anthony Ballenato
Doctorant en Histoire New York – U.S.A.

[1] Conférence prononcée le 18 décembre 1958 au Collège philosophique à Paris. Georges Canguilhem,   « Qu’est ce que la  psychologie? », Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, 1958. Disponible en ligne : http://www.psychanalyse.lu/articles/CanguilhemPsychologie.htm

[2] A l’exception de quelques fragments dont les références ne sont pas même indiquées.

[3] Bénédicte Boyrie-Fénié, Dictionnaire toponymique des communes des Landes et du Bas-Adour, éd. CAIRN, Pau, 2005, p.50.

[4] «Mauco, expert en immigration : ethnoracisme pratique et antisémitisme fielleux », note 17, p.7, http://bit.ly/ajuKsq , site de Patrick Weil – historien, Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Yale Law School, Yale University – ou in L’antisémitisme de plume 1940-1944, études et documents, dir. Pierre-André Taguieff, Paris, Berg International Editeurs, 1999, p. 267-276.

[5] Georges Mauco, Vécu, Paris, Emile-Paul, 1982.

[6] Patrick Weil, op.cit, p.7

[7] «L’immigration étrangère en France et le problème des réfugiés », L’ethnie française, Mars 1942 – Mauco accuse Montandon d’en avoir fait un article « raciste » dans son autobiographie.

[8] P.Weil, op.cit, p.7 et Elisabeth Roudinesco, « Georges Mauco (1899-1988) : un psychanalyste au service de Vichy. De l’antisémitisme  à la psychopédagogie», L’Infini, 51, automne 1995.

[9] Emission « Le téléphone sonne », France Inter du mardi 4 mai 2005.

[10] « Onfray répond à BHL » in Le Point, 6 mai 2010.

 


Henri Roudier

 

Les 450 euros de Freud : une affabulation arithmétique

Dans la bataille frontale ouverte avec la publication du dernier ouvrage de M. Onfray, on a vu la plupart des assertions de l’auteur démontées et mises en pièce par d’excellentes démonstrations de caractère universitaire. Mais je n’ai rien lu concernant ce qu’il écrivait sur les séances à 450 ¤ de Freud. Du côté des médias l’assertion de M. Onfray semble admise sans aucune objection. J’ai donc cherché à démonter, dans la mesure du possible, le procédé qui permettait d’arriver à ce résultat en me posant la question des calculs y conduisant. Comme on le verra cette procédure n’a pas grand sens : mais pour s’en rendre compte il faut bien faire quelques conversions. Je prie donc les lecteurs n’aimant pas les règles de trois de bien vouloir excuser les quelques calculs élémentaires qui suivent ; il est d’ailleurs possible d’admettre les résultats sans inconvénient.

Enfin je remercie Denis Pelletier pour ses  remarques pertinentes et ses critiques qui m’ont permis d’écrire cet article.

DEUX CALCULS : 450 ¤ OU 250 $ ?

Le procédé qui a priori permettrait d’évaluer aujourd’hui la valeur relative d’une somme donnée par exemple en 1926 utilise des « convertisseurs ». On en trouve plusieurs sur Internet. Ces convertisseurs (appelés tantôt calculateurs d’inflation, tantôt measuring worth calculators) sont basés sur des estimations de la hausse des prix année par année ; le taux d’inflation cumulée sur plusieurs années est basé sur l’estimation de la hausse des prix pendant la même période. Le calcul n’est qu’un enchaînement de multiplications basées sur des pourcentages.

Comment peut-on arriver à la somme de 450 ¤ ?

On sait qu’à partir de l’automne 1926, Freud qui prenait avant l’été six patients par jour à 20$ la séance d’une heure, ne prend plus que cinq patients par jour à 25$ la séance [1]. On peut envisager de convertir les dollars de 1926 en francs de l’époque, puis d’appliquer à la somme le taux d’inflation cumulé de 1926 à 2009 pour la convertir en euros : en 1926, le dollar équivaut à 30 AF (anciens francs), cela fait la séance à 750 AF. L’inflation cumulée en France durant cette période étant de 39000 % (suivant la plupart des calculateurs), il faut donc multiplier cette somme par 391, puis la convertir en euros : cela donne 445 ¤ [2]

Un autre calcul

La somme paraît exorbitante, mais est-il raisonnable au vu de la dépréciation du franc de s’en tenir à ce résultat ? Car on peut également ne pas convertir les dollars en francs et utiliser le même procédé en se basant sur la dépréciation du dollar : il suffit de convertir d’abord les dollars de 1926 en dollars de 2009 et de convertir ensuite ceux-ci en euros. Or il paraît plus cohérent de faire les calculs sur le dollar qui ne s’est pas dévalué au même rythme que les monnaies européennes. Suivant les sources (et les critères retenus)  le taux d’inflation cumulé du dollar est compris entre 800% et 1100% ; par exemple si l’on part d’un taux moyen de 2,8% par an, on trouve un taux cumulé quasiment égal à 900% pour la période 1926-2009. Cela convertirait ainsi les 25$ de 1926 en une somme comprise entre 225$ et 300$ de 2009, (150¤ et 210¤) ; un taux cumulé de 900% donne 250$ (175¤).

Essayer d’évaluer les quarante couronnes que demandait Freud pour une consultation à Vienne avant la guerre de 1914 [3] conduirait à des résultats encore moins significatifs.

Le procédé utilisé ne donnerait donc au mieux qu’un très vague ordre de grandeur [4] et perdrait tout caractère significatif lorsqu’on s’intéresse au prix d’une consultation chez un médecin ou d’une séance d’analyse puisqu’il est facile de faire varier le résultat dans un rapport de 1 à 3. On pourra éventuellement rapprocher les sommes indiquées de ce qui est couramment demandé en France de nos jours : entre 40¤ et 100¤ suivant les psychanalystes, les séances durant en général entre 20mn et 50mn. Mais cela paraît bien illusoire.

UN PARADOXE

Les résultats donnés par ces calculs laissent perplexe. Mais il est possible de montrer que le procédé utilisé est quelque peu aventureux en examinant le petit paradoxe suivant ; il est basé sur le coût d’une lettre ordinaire en France comme aux USA.

Le tarif d’une lettre intérieure passe aux USAde 2c à 44c entre 1927 et 2009, lors qu’il passe en France de 0,5 AF à 0,56¤; cela donne un facteur multiplicatif de hausse du tarif égal à 22 aux  USA, égal à 700 en France. Or en 1927 le change dollar-franc (soit 1$ = 25 AF), donne exactement 0,02$ pour 0,5 AF; en 2009 le change dollar-euro (soit 1$ = 0,7¤) donne 0,44$ pour 0,31¤. En d’autres termes les deux tarifs, en apparence égaux en 1927 auraient évolué vers des tarifs qui semblent indiquer qu’en 2009 l’acheminement du courrier aux USA est  un peu moins cher qu’en France, malgré des coefficients de hausse des prix fort différents.

Bien entendu, il est hors de question de rapporter la hausse générale des prix à celle des tarifs postaux ; il s’agit simplement de mettre en question l’idée suivant laquelle la valeur d’un objet ou d’un service serait un invariant (temporel ou géographique) les changements de monnaie ne correspondant qu’à de simples changements d’unité. Autrement dit si le mètre ou le kilomètre correspondent à des unités différentes permettant de mesurer la distance entre deux points (qui est indépendante de l’unité choisie), il se pourrait que les choses soient plus compliquées lorsqu’il s’agit de la hausse des prix ou de l’inflation, et que le procédé utilisé plus haut n’ait en soi pas grand sens.

Il est vrai que ce genre de calcul a quelque chose de fascinant. On peut citer à cet égard l’observation trouvée sur l’un des sites américains de conversion ; elle suit quelques remarques mettant en garde contre une utilisation abusive de ce calcul:  « These considerations do not stop the fascination with these comparisons or even the necessity for them ». [5]

On se dira alors qu’il vaudrait mieux rapporter les 25$ de Freud aux salaires ou aux revenus de l’époque. Ainsi en 1926 un ouvrier américain qui entre chez Henry Ford gagne assez bien sa vie : il est payé 7$ de la journée. Un vieil homme de soixante-dix ans, qui est connu dans le monde entier, qui a été comme tous les viennois ruiné par la première guerre mondiale, qui supporte héroïquement les effets de son cancer, gagne donc en une journée de travail dix-sept fois ce que gagne l’ouvrier en question… Est ce si scandaleux ?

Pourquoi ne pas nous tourner également vers la littérature ? Les romans offrent une mine d’informations pour qui s’intéresse à l’économie quotidienne. Ainsi dans les années 30 le héros de Chandler, le détective privé Marlowe demande 25 dollars par jour (plus les frais) ; il vit chichement  à Los Angeles.

INFLATION, HAUSSE DES PRIX, VALEUR DE LA MONNAIE

Bien entendu les exemples précédents ne sont pas des démonstrations. Mais que sont censés mesurer ces convertisseurs : la hausse des prix, l’inflation, la valeur relative d’une monnaie ? La différence entre ces résultats tient-elle aux dévaluations et à l’inflation qui ont accompagné l’évolution économique de l’Europe pendant un siècle? Tient-elle au fait que ces calculateurs sont basés sur la hausse des prix, celle-ci variant alors avec les différents régimes économiques ?

On s’en tiendra ici aux observations suivantes.

— Une dévaluation d’une monnaie par rapport à une autre ne répond pas nécessairement aux mêmes nécessités suivant les époques.

— Selon l’INSEE « l’inflation est la perte du pouvoir d’achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix. Elle doit être distinguée de l’augmentation du coût de la vie. La perte de valeur des unités de monnaie est un phénomène qui frappe l’économie nationale dans son ensemble, sans discrimination entre les catégories d’agents. Pour évaluer le taux d’inflation on utilise l’indice des prix à la consommation (IPC)…(mais celui-ci) n’est pas un indice du coût de la vie ».

— Les conceptions de l’inflation évoluent au XX-ème siècle avec les systèmes monétaires [6]. Jusqu’en 1914 ceux-ci sont fondés sur la convertibilité or-billet de banque :  l’inflation est donc distincte de la hausse des prix. Avec la disparition de ce système, la conception change : l’inflation est appréhendée comme un déséquilibre économique entre offre et demande globale qui se reflète dans la hausse des prix. Enfin, 1945 marque encore un changement conceptuel : l’inflation se définit alors comme une hausse générale des prix due au seul excès de la demande globale. Le concept continue d’évoluer. Ce serait dépasser le cadre d’un simple article que d’essayer d’en esquisser les nouveaux contours. Cependant, de Keynes qui change d’abord les termes de la théorie en privilégiant l’analyse de la demande, aux écoles qui vont lui opposer un modèle côut-prix-profit, la pensée se déplace vers l’idée que c’est le fonctionnement du système économique lui-même qui explique l’inflation. On serait donc passé de l’idée originale d’enflure de la masse monétaire à celle de régulation d’un système économique. Le fonctionnement de la monnaie dans une économie ne peut donc pas s’appréhender en 1914 comme en 2009 [7]

Par conséquent, enchaîner des calculs de hausse des prix sur 80 ans en espérant ainsi obtenir une évaluation d’une somme donnée au cours du temps revient à confondre inflation, hausse des prix et valeur de la monnaie. C’est tout simplement oublier que l’économie du quotidien n’échappe pas à l’histoire. A cet égard  le cas du dollar est assez extraordinaire. On observera ainsi avec J. F. Larribau (article « Dollar » de l’Encyclopedia Universalis ) que « c’est (..) en termes de pouvoir d’achat que la valeur réelle du dollar doit être appréciée. De ce point  de vue, estimé sur la base de l’indice des prix de gros depuis la fin du XVIII siècle ce pouvoir d’achat a connu une dégradation tendancielle très faible si on la compare avec celle qu’ont connue tous les pays européens : à la fin de 1977 sur la base 100 en 1967, la valeur du dollar n’était que de 20% plus faible qu’en 1792 ».

Les conversions du dollar à la couronne autrichienne avant la guerre, du franc au dollar dans l’entre-deux guerres n’ont guère de sens ; vouloir convertir le franc des années 20 en euros est encore pire. Les historiens de l’économie se méfient de ce genre de transposition car on passe d’un régime économique à un autre, autrement dit ayant des échelles de valeur très différentes. Ainsi les USA entrent dans la société de consommation dès les années trente ; l’Europe n’y entrera que plus tard. Encore aujourd’hui l’indice des prix des économies contemporaines dépend de plusieurs facteurs dont le poids respectif n’est pas le même d’une économie à l’autre.

CONCLUSION

Mener une enquête sur les moyens d’existence d’une catégorie sociale à une époque donnée exige les ressources de l’histoire quantitative. On a ainsi besoin des échelles de  revenus, compliquées pour des professions libérales. On pourrait alors étudier les questions des honoraires ou de l’argent dans la cure en les replaçant dans le cadre d’une histoire générale des patients [8].

Si cette histoire reste à faire, nous ne sommes pas cependant sans quelques données Mais elles sont souvent qualitatives. C’est ce point de vue qu’adopte Henri Ellenberger dans les portraits qu’il dessine dans son Histoire de la découverte de l’inconscient.  Aussi pour en revenir à Freud [9], laisserons-nous les conversions et les règles de trois au royaume des fantasmes en donnant le dernier mot à Henri Ellenberger ; celui-ci, en quelques lignes, esquisse toute une histoire : « La vie de Sigmund Freud offre l’exemple d’une ascension sociale progressive depuis la classe moyenne inférieure jusqu’à la haute bourgeoisie. Après les années diffcile de Privat-Dozent, il devint l’un des médecins les plus célèbres de Vienne, muni du titre enviable de professeur extraordinaire. Les patients sur qui il entreprit ses études neurologiques appartenaient aux couches inférieures de la population, mais sa clientèle privée, sur qui reposait sa psychanalyse, était composée de malades des plus hautes classes sociales. Au début de la cinquantaine, il se trouva à la tête d’un mouvement dont l’influence ne cessa de s’étendre sur toute la vie culturelle du monde civilisé, si bien qu’à la fin de la soixantaine il jouissait d’une réputation mondiale. Quand il mourut en exil en Angleterre, on se plut à saluer en lui un symbole du combat de la liberté contre l’oppression fasciste. »

Henri Roudier, professeur de mathématiques au Lycée Chaptal à Paris

Notes

[1] cf. E. Jones, P. Gay. A cette époque Freud ne travaille pas toujours six jours par semaine. Il a soixante dix ans et l’avancée inexorable de son cancer l’empêche parfois de travailler pendant des semaines. La somme de 25$ paraît assez élevée pour l’époque, mais ne semble pas avoir soulevé jusqu’ici de remarques indignées. Elle concerne des patients assez fortunés, venus souvent des USA.
Rappelons également que le revenu d’une personne exerçant dans un cadre libéral est inférieur aux honoraires qu’il demande.

[2] Ajoutons qu’en 1927, le dollar équivaut  à 25 AF ; un calcul analogue donne alors donne 371 ¤ ; enfin si l’on s’en tient au taux de change de 1934, (1$ = 15 AF  de 1934), on obtient 235.

[3] Selon Jones qui qualifie la somme d’assez élevée.

[4] Il existe bien six ou sept méthodes de réévaluation d’une monnaie au cours du temps. Selon les critères retenus et ce que l’on souhaite évaluer, les résultats sont  très différents (ils peuvent varier de 1 à 20). A suposer que cela ait un sens, on ne compare pas les fortunes de John Rockefeller et celle de Bill Gates de la même manière que l’évolution des prix courants

[5] L’anecdote suivante en dit également assez long. Entrant un matin dans ma salle de cours, je trouvai le tableau couvert de calculs étranges. Mes étudiants, élèves en classe préparatoire scientifique lisent l’Avare. Ils s’acharnaient à convertir les dix milles écus d’Harpagon en euros.

(6) cf article de l’Encyclopedia Universalis « Inflation et déflation » de Pierre Biacabe à qui j’emprunte ces observations.

[7] Que l’on pense simplement aux discussions d’aujourd’hui autour de l’euro.

[8] Jones donne déjà des informations intéressantes. A cet égard faire de Jones un  hagiographe relève de la plaisanterie. Jones a écrit une histoire « officielle » avec les défauts du genre. Cela se voit particulièrement dans ce qui se joue autour d’une politique de la psychanalyse. On sait également que sa politique de « sauvetage » de la psychanalyse dans l’Allemagne nazie a été catastrophique ; la psychanalyse ne Allemagne ne s’en est jamais relevée. Mais que Jones n’ait pas montré plus de clairvoyance que la plupart des dirigeants politiques de cette époque ne fait pas de son grand ouvrage un travail sans intérêt. Les historiens ont su depuis faire la part des choses.

[9] Freud n’a d’ailleurs jamais théorisé le paiement dans la cure. S’il en fait seulement une nécessité économique qu’il faut accepter, il affirmera que l’idéal serait de pouvoir faire des cures gratuites.