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50. Le danger est dans un retour à l’autoritarisme.

Pour Françoise Dolto, l’écoute des tout-petits et de leurs souffrances n’est pas synonyme de laxisme. Sujet à part entière mais en construction, l’enfant demande qu’on invente une nouvelle autorité, à rebours de l’évolution actuelle de la société.



Avec Françoise Dolto, l’enfant est devenu une personne à part entière. Naguère privé de parole à table, il est aussi devenu  » enfant roi « , voire  » enfant tyran « . Quelle part de responsabilité a-t-elle dans cette évolution ?

Le moment où la société a commencé à prendre en compte le psychisme des enfants est très récent : en France, la première chaire de psychiatrie infantile date de 1925. Auparavant, on considérait l’enfant comme un  » pas encore fini « . C’était un  » sous-adulte  » qui avait une petite compréhension, de petites douleurs, de petits problèmes – donc un petit droit à la parole. Puis on commença à admettre que l’enfant avait un psychisme à part entière. C’est dans ce contexte que Dolto, au début des années 1940, fonda en France la psychanalyse d’enfants. Elle développa une théorie – en grande partie méconnue – et, surtout, se révéla un génie de l’écoute clinique. Soudain, une grande personne entendait les enfants à hauteur d’enfant, dans le détail de leur quotidien, de leur souffrance, de la façon dont les adultes, sans le vouloir, peuvent leur faire du mal. Mais si Françoise Dolto a été un formidable passeur de la parole des enfants, elle n’a jamais prôné une éducation laxiste.

Des spécialistes de l’enfance, tels le pédiatre Aldo Naouri ou le psychothérapeute Didier Pleux, lui reprochent pourtant d’avoir dissuadé les parents de jouer leur rôle d’éducateur…

Si l’on part du principe que, dès lors qu’on respecte un enfant autant qu’un adulte on ne lui met pas de limites, cela pose évidemment un problème. Mais ces deux attitudes ne sont pas antinomiques : on peut très bien expliquer le sens d’un interdit, le répéter une deuxième fois, puis punir si l’interdit est transgressé ! Dolto n’a jamais préconisé autre chose. Mais elle a revendiqué aussi loin que possible une place de sujet à part entière pour l’enfant, et cela a été extrêmement mal entendu. Dans le cadre de la psychothérapie, elle considère que l’enfant a autant de droits que l’adulte, notamment celui de refuser d’aller voir son analyste. Dans la société également, elle demande que l’enfant ait droit à la vérité sur son histoire – par exemple dans le cas d’une adoption. Mais son message est double. D’une part, elle affirme que l’enfant est un être à part entière, qu’il faut respecter à égalité avec l’adulte. D’autre part, elle dit – et ne cesse de l’appliquer dans sa clinique – que c’est un être en construction qui ne peut pas se développer correctement sans l’éducation des adultes – donc sans leur autorité. Elle demande en quelque sorte aux parents d’inventer une  » nouvelle  » autorité, à l’adresse de l’enfant qu’on respecte.

Pourquoi a-t-elle été mal comprise ?

Parce que son discours, révolutionnaire pour l’époque, est toujours sur la corde raide. Il aurait fallu que d’autres prennent le relais pour en sortir la substantifique moelle. Mais il a été transmis tel quel, et c’est cela qui pose problème. Lorsque Françoise Dolto accepte de répondre, chaque jour sur France Inter, aux questions que les parents se posent sur l’éducation, elle poursuit son combat pour l’enfant – car c’était véritablement un combat -, et elle transmet son savoir comme elle le sent, en donnant des exemples cliniques. Elle ne se demande pas comment ses paroles vont être interprétées, elle n’en a pas le temps : elle est au ras de l’écoute, et elle transmet ce qu’elle sent en pensant que cela fera sens pour ceux à qui elle s’adresse. Du coup, son discours a souvent été mal entendu, et ses propos détournés. C’était à peu près inévitable.

Enfants violents et en souffrance, parents déboussolés : d’où viennent alors les difficultés éducatives actuelles ?

Un enfant, cela ne s’élève pas seulement avec des sentiments et de l’affection. On s’est battu en 1968 – et je m’en félicite – contre l’arbitraire des adultes, contre l’éducation répressive qui se pratiquait encore dans de nombreuses familles. Mais il y eut par la suite une dérive, qui a conduit à confondre autoritarisme et autorité. C’est cette autorité qui fait défaut aujourd’hui à nombre de parents. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas été suffisamment repensée à la lumière du nouveau statut de l’enfant. On dit que les parents d’aujourd’hui sont trop laxistes, mais ceux que je vois dans mon cabinet sont surtout dans le désarroi. Car ils se disent : si je considère que mon enfant est un être à part entière dont la parole a une valeur, de quel droit puis-je lui interdire tel ou tel acte ? Dolto, pourtant, le disait elle-même : tous les désirs sont légitimes, tous ne sont pas réalisables. C’est le fond de son enseignement.

En quelques décennies, le balancier de l’autorité est ainsi passé d’un extrême à l’autre. Ne peut-on pas penser qu’il va finir par trouver l’équilibre dans une position médiane ?

Si l' » oubli éducatif  » auquel on est arrivé donnait lieu à une réelle prise de conscience, tout irait bien. Mais je crains que ce qui se passe aujourd’hui ne permette pas cette prise de conscience. Le danger, à mes yeux, est précisément dans un retour à l’autoritarisme, d’autant plus inquiétant qu’il irait de pair avec ce qui se passe dans la société. Qu’observe-t-on en effet, à la croisée d’une certaine psychiatrie et de la politique ? D’une part, une expertise de l’Inserm qui déclare que tout enfant faisant des colères à 2 ans est susceptible d’être un futur délinquant – ce qui est d’une stupidité rare. De l’autre, une remise en cause de la justice des mineurs et de l’ordonnance de 1945 qui prônait non seulement la répression, mais aussi l’éducation. Si on renonce à ce dernier volet, on reviendra des siècles en arrière, à une époque où un enfant de 13 ans, pour un vol de saucisse, pouvait faire trois ans de bagne parce qu’il était de la  » mauvaise graine « .

Les querelles autour de Dolto sont un rideau de fumée qui cache un vrai retour en arrière d’une société, qui, de plus en plus, refuse de prendre en compte le psychisme réel des individus. Le vrai débat de fond, c’est de savoir pourquoi on en est arrivé là, et quelle vision on veut avoir de l’être humain.

En quoi la clinique de Françoise Dolto se distinguait-elle de celle de Melanie Klein, de Donald Winnicott ou, en France, de Serge Lebovici ?

Dolto était un électron libre. Elle était bien sûr dans la mouvance de son temps, mais elle a beaucoup travaillé sur ses propres intuitions. Par exemple, elle avait repris le principe du dessin d’enfant, mais y avait ajouté celui du modelage.

Autre innovation : le paiement symbolique. De même que l’adulte paye sa consultation, elle demandait un paiement à l’enfant : un timbre, un caillou, un dessin. Non pas au nom de la pédagogie, mais pour le renvoyer à son désir réel de venir. Là encore, Dolto poussait à l’extrême la position de sujet de l’enfant : il avait des droits, mais aussi des devoirs.

Pour Françoise Dolto, le bébé n’est pas seulement une personne : âgé d’à peine quelques mois, il  » comprend  » ce qu’on lui dit. Que pense-t-on aujourd’hui de cette affirmation ?

Dolto disait : le bébé comprend tout, mais nous ne savons pas comment il comprend. En 2008, nous en sommes à peu près au même point ! Comme elle, je peux seulement évoquer mon expérience clinique, pour avoir pendant plusieurs années travaillé pour une pouponnière de l’aide sociale à l’enfance. Ces bébés avaient subi des choses difficiles, et allaient souvent très mal. Je l’ai constaté plusieurs fois : c’est seulement quand on arrive à trouver ce qui s’est passé pour ces tout-petits (un événement survenu dans leur vie réelle, des angoisses familiales ou transgénérationnelles), et à le leur dire, que ces bébés se remettent à vivre, à manger, à dormir. Pourquoi ? La seule chose que je peux dire, c’est que ces bébés comprennent quelque chose qui passe par les mots. Je suis la première à en être étonnée. Je serais passionnée de travailler avec des spécialistes d’autres disciplines pour mieux comprendre ce phénomène, qui continue de dépasser l’entendement.

Pourquoi les psychanalystes, dans leurs écrits théoriques actuels, font-ils si peu référence aux travaux de Dolto ?

En partie du fait de querelles de chapelles, qui sont inhérentes au mouvement analytique depuis que celui-ci existe. Et aussi parce que, pour nombre d’analystes, elle a l’image de quelqu’un qui a beaucoup fait pour l’éducation des enfants, mais pas plus. On ne lui donne pas réellement la dimension d’une théoricienne. Sa théorie est pourtant fondamentale. Dans son ouvrage principal, L’Image inconsciente du corps, elle développe la façon dont se construit le psychisme humain dans ses tout premiers moments, à une période où il le fait en se  » tissant  » avec le corps. Comme beaucoup de textes analytiques, ce discours ne peut être compris de façon purement intellectuelle : pour être audible, il faut aussi pouvoir  » l’entendre « . Et cette perception, cette résonance est d’autant plus difficile d’accès qu’elle renvoie à une période très reculée de l’existence, à une mémoire  » avant les mots  » à laquelle la plupart des analystes ne remontent pas.

Où en est aujourd’hui la prise en charge de la petite enfance ?

Elle est notoirement insuffisante. Pour que la situation s’améliore, il faudrait que notre société reconnaisse la souffrance des tout-petits, qu’elle prenne conscience que ne pas prévenir cette souffrance, c’est s’exposer à des conséquences bien plus graves. La non-prise en charge de l’échec scolaire chez des enfants qui ont des problèmes affectifs, cela se répercute sur une vie entière ! En matière d’enfance, on fait toujours de mauvais calculs : on fait des choix en vue d’économies à court terme, qui coûtent des fortunes sur le long terme.

Propos recueillis par Catherine Vincent

Claude Halmos, Psychanalyste, formée par Jacques Lacan et Françoise Dolto. Auteure de  » L’Autorité expliquée aux parents  » (Nil éditions, 168 p., 18 ¤).


© Le Monde — 22 octobre 2008