Par Philippe Grauer
À l’heure où nombre de psychologues-psychanalystes se présentent aux ARS pour obtenir leur titre de psychothérapeute, où l’attitude obsolète de psychanalystes partis à la chasse aux mères crocodiles donne prise aux efforts cognitivistes pour décrédibiliser la psychanalyse toute entière comme corps doctrinal, disciplinaire et clinicien, où le député UMP Daniel Fasquelle propose en conséquence la prohibition de l’approche psychanalytique dans le soin aux autistes, à l’heure où la psychiatrie s’est débarrassée de la psychanalyse, où l’université gagnée au positivisme se débarrasse également d’eux, et plus généralement de tous ceux pour qui la dynamique de subjectivation a toujours un sens, pour qui la question même du sens reste primordiale, Jacqueline Rousseau-Dujardin, qui analysait sur notre site à la saison dernière les positions des auteurs du Manifeste, prolonge sa réflexion et nous la confie.
La voici. À l’occasion du grand dérangement en cours, prenons le temps de le penser et de nous en faire une leçon.
Nos psychopraticiens relationnels sont actuellement moins encombrés, installés dans l’espace alternatif du Carré psy, moins embarrassés par la problématique d’une psychothérapie d’État au service de la médicalisation de l’existence. Ils sont en passe de reprendre le flambeau de l’extra territorialité lâchés par leurs collègues psychologues-psychanalystes ou psychiatres-psychanalystes, et, unis aux psychanalystes indépendants, sont prêts à poursuivre la mission d’opiniâtre humanisation de l’humanité et de favorisation de la résiliance qui prit naissance avec l’épopée freudienne et dont ils se veulent à la fois les bousculeurs et les continuateurs créatifs.
– Philippe Grauer, [Une réunion à propos du] Manifeste pour la psychanalyse
– Jacqueline Rousseau-Dujardin, Réflexion à propos du Manifeste pour la psychanalyse et de deux réunions qui ont suivi sa parution
[31 janvier 2012]
Par Jacqueline Rousseau-Dujardin
Partons d’un rappel sans lequel les considérations sur le devenir de la psychanalyse n’auraient pas de sens : pendant des années, la psychanalyse n’a pas eu de statut légal en France. Un certain nombre de médecins l’exerçaient. Les actes psychanalytiques qui faisaient partie de leur activité étaient considérés comme actes médicaux et remboursés comme tels par la sécurité sociale Si des psychologues, des philosophes ou autres voulaient pratiquer la psychanalyse, ils pouvaient avoir un statut légal après une formation de psychologie, mais sans que les actes psychanalytiques pratiqués avec leurs patients soient reconnus comme tels par la SS. Inégalité et injustice (fondée sur l’ancrage réputé médical de la psychanalyse) contre lesquelles on comprend que les non médecins se soient insurgés. En outre, contradiction avec l’article bien connu de Freud (1926) sur la ”psychanalyse laïque” protestant contre le fait que seuls des médecins puissent exercer la psychanalyse.
Après des années de discussions, voire de disputes, l’affaire semble aujourd’hui réglée : la psychanalyse est aux yeux de l’État français une psychothérapie parmi d’autres, en admettant qu’elle soit différente des autres. Mais en somme, chacune se réclame de sa différence. Donc, de ce point de vue, elle est comme les autres.
C’est ce « comme » -là qui fait problème ; pour certains, ceux qui ont travaillé à la mise en place d’un dispositif légal, il règle les difficultés liées à la non réglementation de la psychanalyse, à l’absence d’un statut légal, à sa prétention d’échapper au contrôle de l’État : on pense réduire ainsi le danger auquel les éventuels « charlatans » peuvent soumettre, par leur louche exercice, un public que rien ne permet d’en protéger. Objectif sécuritaire accordé au ton général de la société actuelle et, il faut bien le dire, compréhensible par des abus dont il ne semble pas pourtant que de nombreux cas se soient fait connaître.
Pour d’autres, dont je suis, il existe une spécificité psychanalytique qui empêche d’assimiler cette discipline à une autre psychothérapie (cela ne préjuge en rien de la valeur de telle ou telle), bien que, et c’est fort important, la différence soit difficile à exposer ; bien que, et là est peut-être un obstacle infranchissable, on ne puisse l’éprouver qu’en ayant soi-même été en analyse, pratiqué l’analyse ; mais aussi, bien que les exigences de la pratique de la psychanalyse soient telles – pour le patient autant que pour l’analyste – que, d’une part, les psychanalystes éprouvent parfois la tentation d’orienter la cure vers la psychothérapie, d’autre part que le patient tende lui-même vers une version plus légère de sa mise en jeu. Je crois, pour ma part, que, si les dispositions légales prises récemment pour réglementer l’exercice de la psychanalyse peuvent concourir à son extinction progressive – raison pour laquelle je me suis ralliée aux mouvements de protestation qu’elles ont soulevés – elle est travaillée depuis qu’elle existe par des forces puissantes qui, chez les psychanalystes eux-mêmes et de façon plus ou moins consciente, protestent contre ce que la situation psychanalytique leur prescrit.
Ajoutons aux difficultés qui rendent actuellement la place de la psychanalyse plus précaire la vague cognitiviste avec son corollaire, les thérapies comportementales, accompagnées ou non de médications censées régler, chez les enfants, par exemple, certains désordres de l’activité.
Situation psychanalytique. C’est le terme qui me paraît le mieux convenir à ce qui s’instaure, qui devrait s’instaurer entre un psychanalyste et son ou sa patiente à partir du moment où la cure est envisagée par l‘un et par l’autre. C’est-à-dire après que le patient ait exposé sa souffrance et que le psychanalyste puisse penser que sa pratique apportera des effets positifs. Le mot « guérir », qui a déclenché des débats infinis, ne saurait certes convenir en la matière. Mais on ne peut le condamner sans quelques précisions : guérir les troubles sexuels de ses premières patientes – hystériques de la Vienne début vingtième siècle – était bien le but que Freud assignait à la découverte dont il poursuivait l’espoir , même si très vite lui apparut, sans optimisme démesuré – c’est le moins qu’on puisse dire – que le travail analytique n’apportait pas la guérison de symptômes comme il est courant en médecine, mais pouvait amener l’analysant à une posture plus supportable dans sa vie. A cet égard, la fin des Études sur l’hystérie (1895) éclaire une orientation dont la complexité ne cessera de retenir l’attention : après avoir comparé les effets des « psychothérapies cathartiques » qu’il pratiquait à des opérations chirurgicales telles « l’ouverture d’une cavité pleine de pus, le grattage d’une carie », « établissement plus favorable à l’évolution du processus de guérison » , Freud envisage la réponse à donner à l’objection suivante que pourrait lui faire une patiente : « ”Vous dites vous-même que mon mal est en rapport avec les circonstances de ma vie, avec mon destin. Alors comment pourrez-vous m’aider ?” J’ai alors donné la réponse suivante : ” Certes, il est hors de doute qu’il serait plus facile au destin qu’à moi-même de vous débarrasser de vos maux, mais vous pourrez vous convaincre d’une chose, c’est que vous trouverez grand avantage, en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal. Avec un psychisme redevenu sain, vous serez plus capable de lutter avec ce dernier.” » Pas question de guérison, donc, mais d’une modification du récit, par soi et à soi, de sa vie, étant entendu que les effets de la cure sont portés par le discours du patient sur lequel intervient celui du psychanalyste interprétant, l’ensemble des deux discours constituant à mon sens le discours psychanalytique. Et il est l’agent essentiel de l’effet thérapeutique de la situation psychanalytique. Un effet limité, il est vrai à l’acceptation du malheur banal, impacts du réel appartenant à l’inéluctable, lequel n’est pas à confondre avec le destin, à moins d’y inclure les « circonstances de la vie » en se privant de toute maîtrise les concernant. C’est justement ce que l’invention freudienne a permis d’éviter : car si elle apportait une ”troisième blessure narcissique” en révélant les processus inconscients, elle proposait une prise sur eux par l’interprétation.
Un embranchement, pourrait-on dire : d’un côté la chasse aux symptômes qui occupent le premier plan de la clinique et constituent l’objet de la plainte, de l’autre, la « lutte avec le destin ». En fait, Freud ne le savait pas encore précisément mais c’est bien ce deuxième chemin, laissé à la recherche de la patiente, qu’adoptera la psychanalyse, en adjoignant à celle-ci un compagnon de route, le psychanalyste ; un des éléments peut-être qui imposera à son inventeur la fréquentation assidue de la tragédie antique dont il tirera – et Lacan après lui – ses modèles. Et qui donnera à la psychanalyse un côté tragique, souvent rapproché, s’agissant de Freud, de son « pessimisme », mais revendiqué, exploré comme tel par Lacan.
C’est un aspect de cette discipline, la psychanalyse que je pratique depuis plusieurs décennies, qui me paraît inacceptable. J’insiste : le mot « destin », employé par Freud, est d’un poids accablant qui, si on le conserve, annule justement les effets analytiques possibles. Les « opérations thérapeutiques » se réglant, du fait de la situation psychanalytique « par surcroît », (les symptômes) comme le disait Freud, la tâche de l’analyste et de l’analysant, ensemble, est bien de désamorcer ce qui apparaît comme le destin et de réduire ce qu’il a d’inéluctable à la naissance et à la mort en allégeant et rendant malléables autant que possible les circonstances qui entourent et marquent, entravent les existences. De restituer aussi au sujet la maîtrise limitée qu’il en a, travaillant à mettre en question le fantasme de toute-puissance qui ne cesse de l’occuper et, par ce ”travail ”, de lui ouvrir l’accès à l’autre. Cela ne saurait se confondre avec un processus d’adaptation aux normes d’une société donnée. Il s’agit, au contraire, par cette restitution, de faciliter pour un sujet une liberté intérieure avec ses possibilités critiques. Ce qui en fait un citoyen, sujet politique, inacceptable par un régime dictatorial, comme on vient de le voir une fois de plus par l’arrestation de la psychanalyste syrienne Rafah Nached n’ayant aucune activité politique contre le pouvoir régnant. La subversion inhérente à la mise au clair des systèmes de défense par l’activité psychanalytique suffit à la caractériser comme subversive. D’où les critiques que l’on peut adresser à des points de vue sur la psychanalyse qui la voient comme déclenchant ou favorisant l’individualisme en tant que marque de l’époque contemporaine. La réflexion sur un soi qui, souffrant, ne se laisse jamais oublier, peut et doit ouvrir, au contraire, la douleur désamorcée, sur un accès à l’autre empêché jusque-là. Cela ne peut rester en dehors du politique.
On sera peut-être surpris de constater que, dans la cure, c’est du côté de la naissance que l’acceptation de l’inéluctable – elle ne sera jamais qu’asymptotique – est la plus difficile. C’est oublier que la sexualité y joue un rôle évident, à moins qu’il ne soit aveuglant. Je l’ai dit, redit, écrit et réécrit : personne n’acceptera jamais d’être né de l’union sexuelle, désirante, de ceux qui sont ses parents, sans y avoir été pour rien, sans avoir eu un, son, mot à dire. L’exploration, par Freud et les psychanalystes qui l’ont suivi, avec, bien entendu, leurs patients, de ce qu’on a appelé la scène primitive, aussi riche qu’elle a pu être, bute sur cet obstacle qui n’est jamais franchi. Pour moi, c’est, avec la mort, les deux bornes du réel entre lesquelles, en analyse, que pourra se jouer l’activité psychique symbolique, imaginaire, et se rapporter les réflexions tenant à ce que Freud appelait « réalité extérieure ». Ce sont aussi les blessures, les entames incombables dans lesquelles s’engouffreront la crainte de la castration, ou l’envie du pénis, dispositif théorique mis en place et hyperbolisé par les psychanalystes, eux-mêmes, répugnant selon moi à affronter ces terribles limites, naissance et mort.
Impossible d’asséner cette proposition sans la déplier quelque peu, sachant qu’on pourrait y consacrer autant de travaux qu’on en a produit pour mettre en place l’édifice condamnant les hommes à la crainte de la castration, les femmes à l’envie du pénis, le tout centré sur une vue de la différence des sexes en accord avec les mentalités du temps freudien. C’est une des marques de l’ancrage de la psychanalyse dans l’anthropologie et l’histoire, c’est aussi une des raisons pour lesquelles ses concepts, figés dans une gangue doctrinale, doivent être réexaminés. La France a certes connu un « retour à Freud » fécond grâce à Lacan qui, sans doute, a préservé une spécificité psychanalytique disparue ailleurs. Mais l’omniprésence, chez lui et ceux qui s’y réfèrent, de ” la castration ” – même avec la conception qu’il en a – signe une fidélité à une vue de la sexualité qui ne peut se maintenir, qui pourrait d’ailleurs être abandonnée. Une phrase du livre de Conrad Stein, Le monde du rêve, le monde des enfants, qui vient d’être édité le met en évidence : […] le deuil à faire en psychanalyse est celui d’un être qui ne saurait avoir d’existence réelle , deuil auquel un sujet advient dans l’accession au symbolique (Ce qui est en question n’est autre chose que ce que Lacan a nommé ” la castration ”, à ne pas confondre avec le complexe de castration.) » Je pourrais, quant à moi, situer la marche de l’analyse comme un travail sur le fantasme de toute-puissance lequel, bien entendu, inclut le fantasme d’auto-engendrement, avec refus de l’union des parents, par où il rejoint la sexualité et ses avanies, dont la crainte de castration ou l’envie du pénis. Ce n’est pas là négliger le symptôme ou les symptômes et la souffrance qui s’y attache mais suivre le chemin qui permettra d’en éclairer les fixations dans le récit de soi.
Je fais état ici d’une position personnelle sur la psychanalyse. D’autres pourront exprimer autrement la marche de la cure, la façon dont ils la voient se dérouler, mettront en place des articulations théoriques différentes. Les trajets envisagés n’en témoigneront pas moins de la nécessité de repères dont certains, marqués par Freud, sont toujours valables : le transfert tout d’abord, sans lequel l’analyse ne saurait se dérouler. Amour en déplacement, en déplacements aussi car il peut revêtir le psychanalyste de rôles différents pour les besoins des causes venant tour à tour sur la scène des séances. Amour qui ne saurait être payé de retour comme on l’espère de l’amour habituel, ce qui instaure une asymétrie fondamentale dans la situation psychanalytique, et que le contre-transfert ne peut compenser, même si, bien entendu, le ”contre” en question n’implique pas d’hostilité.
Si Freud a perçu très vite le transfert et certains des pièges qu’il tendait aux psychanalystes, il n’a pas manqué d’y tomber lui-même – comme on le lui a reproché et on le lui reproche encore – sans mesurer toute l’étrangeté du phénomène qu’il avait découvert et qu’il faudrait des années à lui et à ses successeurs pour explorer. Non que des ”transferts” n’existent pas dans la vie courante. Mais que le transfert soit repéré et instauré comme le pivot autour duquel tournera la cure, dénié qu’il soit par le, la patient(e) ou utilisé comme moyen de séduction, cela exige du psychanalyste une vigilance qui reconnaisse et maintienne la nécessité de l’asymétrie dont je parlais plus haut. Que certains, beaucoup peut-être s’y soient fait prendre où s’y laissent prendre en connaissance de cause, c’est évident. Oui, c’est critiquable, c’est un aspect par lequel la psychanalyse présente des dangers et le problème se pose constamment de les voir venir, de les détecter en fonction des épisodes de la cure.
Freud avait proposé, pour y parer, une attitude du psychanalyste qui préserve autant que possible de cet écueil : la neutralité bienveillante, notion qui paraît à l’heure actuelle démodée, non reprise, que je sache, par Lacan occupé à établir une éthique de la psychanalyse qui passe par le tragique, ou éclipsée par des travaux portant sur les traumatismes, individuels ou collectifs, dont beaucoup mettent l’accent sur la sympathie avec le patient-victime. Comme si la ”neutralité bienveillante ” était à confondre avec l’indifférence, excluait l’accueil, l’écoute d’une parole à laquelle on offre de se délivrer de ses enfermements conflictuels en explorant, justement, le conflit. Son rôle n’est évidemment pas d’exclure l’empathie ; mais d’éviter le jugement, y compris positif, qui ne peut avoir qu’un effet de fixation des conflits internes ; de refuser la connivence, de ne pas permettre qu’elle s’établisse, aussi tentante qu’elle soit quand les intérêts culturels du patient, par exemple, sont en rapport avec ceux du psychanalyste, bien plus encore s’il jouit d’un certain prestige qui pourrait se refléter sur ce dernier. Mais aussi lorsque le patient, dans un désir tout à fait compréhensible de franchir les limites de la séance tend à instaurer une ”conversation” dont la banalité annulerait ce qu’a d’exceptionnel l’échange analytique : la non-réponse à des demandes usuelles, en maintenant le cap sur la demande qui a motivé la cure. Très difficile, cette non réponse ; essentielle pourtant si l’on veut que s’établisse et se maintienne la situation psychanalytique. Répugnance à l’incivilité, crainte de perdre, rebuté par l’étrangeté de cette asymétrie le patient non encore habitué, minimisation des enjeux lourds de situations en effet minuscules, tous les arguments sont bons – ou apparaissent ainsi dans l’instant – pour franchir le pas … et répondre. Et d’autant plus que les temps sont durs pour certains praticiens ; que, même si la venue sur le divan est plus fréquente que les attaques répétées contre la psychanalyse ne le laisseraient croire, elle est inégale et semble favoriser, en fait de divans, ceux qui ne prennent pas tant de précautions pour préserver ce qu’on a appelé d’un terme qui, lui aussi a vieilli, le cadre.
Dommage, grand dommage. C’est lui qui permettait, qui permet encore le déroulement de l’analyse comme le montre, par exemple, le livre de Serge Viderman, La construction de l’espace analytique, espace inaccessible dans la vie courante. Lui, qui, si l’on veut bien s’y référer, préserve des « petits arrangements », moins frustrants, certes, pour l’un et pour l’autre partenaires qu’une rigueur de mauvaise réputation, mais ruinent l’espace qui doit rester ouvert aux projections du patient autant qu’il est possible, étant entendu que certains déterminants de la réalité de l’analyste ne peuvent être évités, de sa personne physique à ce qui constitue son entourage, à verser au compte de l’inéluctable réel.
Cela dit, je ne pense pas que l’on puisse évacuer toute notion de thérapeutique de la psychanalyse, comme on s’est appliqué à le théoriser, en particulier dans les courants lacaniens, fustigeant le ”désir du psychanalyste ”de ”soigner” ou de venir en aide, désir qui, certes, doit s’analyser mais sous bien d’autres formes aussi, ne serait-ce que quant à la durée des séances et à leur ”scansion”. Et, encore une fois, cette composante thérapeutique n’a rien à voir avec une visée d’adaptation sociale ou une pédagogie. Il est question de ne pas refuser que contribuer à alléger une souffrance comporte une visée thérapeutique.
Mais, bien sûr, ce terme de ”thérapie” qui rapproche la psychanalyse de la psychothérapie peut introduire la confusion, laquelle n’est pas toujours facile à éviter, ne serait-ce que parce que certaines psychothérapies évoluent vers la psychanalyse alors que certaines psychanalyses tournent en psychothérapies. Différents facteurs peuvent intervenir, dont l’un, qui me semble indispensable pour que le processus psychanalytique puisse se dérouler : l’acceptation par le patient que sa parole aille parfois au-delà de son vouloir dire et dévoile ainsi certains aspects de lui – ou des siens – qui lui étaient inconnus. Surprises qui exigent, entre autres conditions, pour que l’effet interprétatif (et auto interprétatif) se produisent, que le patient soit suffisamment assuré de son langage pour supporter sans trop d’angoisse qu’il puisse lui échapper, creusant en lui des abîmes inconscients menaçant sa maîtrise. C’est du reste la raison pour laquelle la psychanalyse comme telle, la ”cure type”, si on veut respecter sa pratique, ne s’adresse qu’à une faible partie de la population. Une idée qui fâche, certes et qui peut paraître en contradiction avec l’aspect politique de la psychanalyse signalé plus haut, révoltante en ce que l’accession à la liberté critique dont il était question ne serait accessible qu’à une minorité. À répondre : certains, sans nul doute, n’ont pas besoin de psychanalyse pour y parvenir. Et il existe, pour ce faire, d’autres moyens. La psychanalyse n’est pas la panacée.
On le voit, il est donc improbable qu’un psychanalyste reconnu et qui se reconnaît comme tel n’ait que des patients en psychanalyse. Sans compter que, s’il les retrouve pour des ”tranches” après une première cure, le dispositif analytique classique ne conviendra peut-être pas. Et que ce dispositif s’est modifié depuis Freud, moins exigeant, en particulier quant au temps et au nombre des séances, passant d’une heure par jour cinq fois par semaine à trois quarts d’heure, une demi-heure, parfois moins, deux fois par semaine… Dans ces conditions, on comprend qu’une distinction tranchée entre psychanalyse et psychothérapie soit difficile. Mais il faut admettre qu’un psychanalyste peut adopter parfois la posture psychothérapique alors que l’inverse n’est pas vrai.
Car un critère garde son importance, je l’ai déjà affirmé : ne peut se dire psychanalyste que celui qui a ”fait” une analyse personnelle. Or, c’est un critère invérifiable, même si les associations de psychanalystes se sont appliquées à édifier différents appareils destinés à garantir l’existence et la qualité de la cure. Les cursus imaginés, non sans mérites plus ou moins évidents, se sont révélés plus ou moins défectueux, pour elle plus qu’en d’autres disciplines, il faut le reconnaître, impropres justement à toute garantie, ceci pour une raison épistémologique : la psychanalyse n’est pas une science, malgré ce que Freud ou Lacan ont pu s’efforcer d’affirmer. C’est une pratique, un art si l’on veut, pratique à deux, qui supporte mal l’intervention d’un tiers (contrôleur, passeur) ; et certainement pas celle d’un délégué de l’Etat vérifiant le nombre des séances, la durée de la cure, exigeant des rapports, etc. Un tel rejet peut paraître revendiquer cette toute-puissance que je mettais en cause plus haut par le statut d’exception qu’il requiert. Il est vrai que la situation psychanalytique est exceptionnelle, irremplaçable, précieuse du fait de cette exception même. Il est vrai aussi que les notions psychanalytiques, les travaux théoriques qui les ont développées, ont largement imprégné les sciences humaines et la culture générale, débordant du cabinet des psychanalystes. Et même si leur validité est actuellement contestée.
De là quelques conséquences
Ces notions, travaillées, revues et corrigées parfois, constituent des outils de travail précieux et peuvent être utilisées dans des institutions de soin, milieux psychiatriques et éducatifs pour adultes, pour enfants, accessibles au grand nombre, moyens psychothérapiques à proprement parler. L’analyse personnelle, si elle peut être souhaitable, n’est pas indispensable aux médecins, psychologues, éducateurs, d’autant plus que les contraintes de l’institution ne permettent que rarement d’y pratiquer des psychanalyses, mais bien des psychothérapies. Dans les ”cellules de crise”, par exemple, si souvent médiatisées, ce sont des psychothérapies que l’on fait, des psychothérapies courtes le plus souvent, axées sur le symptôme. De fait, les soignants, analysés ou non, s’inspirent dans leur travail d’une psycho pathologie qui n’ignore pas la psychanalyse : mais ils ne la pratiquent guère sur place, non sans avoir, pour certains d’entre eux, des patients en exercice privé. Ils sont donc à la fois mais pas en même temps, psychothérapeutes et psychanalystes.
L’introduction de la psychanalyse à l’université n’a pas simplifié les choses. Elle est sans rapport avec la psychanalyse personnelle, mais délivre des titres universitaires (master en psychanalyse entre autres), non sans enregistrer la qualité de psychanalyste sur la foi de l’appartenance du postulant à une société de psychanalyse dispensé dans ce cas d’une formation en psycho pathologie. À noter : la diminution du nombre d’enseignants de la psychanalyse à l’Université au profit, en particulier, des cognitivistes.
En fait, depuis 2009/2010, il existe un registre national des psychothérapeutes qui concerne aussi les psychanalystes, la psychanalyse faisant partie des psychothérapies. On voit comment certaines associations de psychanalyse ont accepté de voisiner avec la psychothérapie pour survivre à la réglementation par l’État, tout en s’alliant à l’Université, dispositif où l’État joue – encore – un rôle. On peut prévoir les conflits qui ne manqueront pas de survenir entre associations dont la rivalité tumultueuse, rythmant l’histoire psychanalytique, ne manquera pas de se poursuivre. L’idée d’un ”Ordre des psychanalystes” avait, un moment émis l’hypothèse d’une régulation concernant des différentes sociétés existantes. Outre un parfum qui rappelait l’époque vichyste à laquelle différents ”Ordres” ont pris naissance, la difficulté du travail d’unification qui lui incomberait a effacé le projet.
Étant donné ce dispositif légal compliqué, actuellement mis en œuvre et dont il n’est pas possible encore d’évaluer les effets, on ne peut que constater que certains de ceux qui s’appellent psychanalystes ne s’y reconnaissent pas et pratiquent hors légalité, ou plutôt selon une légalité qui contourne celle que promeuvent la loi et le décret de 2009/2010. Non inscrits sur le fameux registre, ils ont souvent eu recours à la psychanalyse pour des raisons personnelles et non d’emblée avec des projets didactiques, plus fréquents autrefois. Ils ont fait une analyse le plus souvent sans prise en charge par la sécurité sociale, exerçant une activité professionnelle qui leur permettait de payer leur cure. Leur intérêt pour la pratique psychanalytique s’est peu à peu développé au cours de cette cure et le désir, la possibilité de devenir psychanalyste se sont affirmés. Soit qu’ils aient un poste d’enseignants, dépendants alors de l’Université, soit qu’ils travaillent dans un tout autre milieu en fréquentant divers groupes psychanalytiques, en y acquérant une formation, ils s’installent comme ”micro entrepreneurs”, ou, par exemple en créant une ”auto entreprise, activité de santé humaine non classée ailleurs ”, non sans conserver, en tout cas pour un temps, leur activité salariée. Il est évident que, dans ce cas, la sécurité sociale n’est pas en jeu et que la psychanalyse est entièrement prise en charge par les patients. Et que la pratique psychanalytique se trouve ainsi rapprochée de professions comme celle de voyante ou de radiesthésiste qu’on n’admet guère dans les ”sciences humaines”, rapprochement qui passait, il y a quelque temps encore pour être au moins de mauvais goût.
Qu’en penser ? Que cela met l’accent sur le côté non thérapeutique de la psychanalyse (encore que parmi les patients concernés, certains demanderont et feront des psychothérapies), non médical en tout cas, pas toujours psychiatrique. À considérer : les praticiens en question auront-ils l’opportunité et éprouveront-ils le besoin d’un travail conjugué avec un soin médical dans des cas lourds qu’ils ne sont pas formés pour accueillir ? Ce risque-là est-il important ? A vrai dire, il existe depuis toujours, étant donné que le statut de psychanalyste n’existait pas. Et que n’importe qui pouvait se prévaloir du nom. Ce n’est pas cela qui semble déclencher les diverses attaques actuelles de la psychanalyse, quelle que soit sa « garantie » institutionnelle. D’autre part, il faut accepter la bonne foi de ces praticiens dans l’appréciation qu’ils ont des effets de leur psychanalyse personnelle, suffisants à leurs yeux pour devenir des transmetteurs. Risqué, certes, mais la vérité oblige à dire que l’observation des psychanalystes dûment acceptés par des associations de psychanalyse – du moins pour quelqu’un qui les connaît depuis plusieurs décennies – ne porte pas, dans nombre de cas, à estimer qu’ils constituent des sociétés de sages. Ce qui n’implique pas qu’ils soient de mauvais psychanalystes.
Donc, il semble que l’on ait le choix entre l’observance d’un statut où le contrôle de l’État risque, compte tenu des conditions sociopolitiques actuelles, d’être de plus en plus lourd et, de ce fait, destructeur, et une attitude qui reviendrait à ”prendre le maquis” par rapport aux structures professionnelles qui encadrent actuellement la psychanalyse, lesquelles ont accepté le statut en question ; prendre le maquis sans pour autant, tomber dans l’illégalité. Dans quelles conditions la psychanalyse, pour peu qu’on la considère comme importante et, je l’ai déjà dit, irremplaçable, aurait-elle le plus de chances de ne pas s’altérer jusqu’à sa disparition ? Un facteur me paraît de ce point de vue important : c’est que, dans la deuxième hypothèse, la prise en charge personnelle de l’investissement dans la cure est le choix du patient. Pas d’intervention de l’État dans le paiement de la cure. Cela exige, certes, des aménagements quant aux honoraires que peuvent percevoir les analystes… et les délogerait sans doute de leur place de « plus pauvres des riches », comme disait un de mes amis. Serait-ce un mal ?
En guise de conclusion, la citation du texte d’un psychanalyste, responsable d’une des associations françaises ayant pignon sur rue, à propos des « attestations » que les dites sociétés doivent fournir, moyennant certaines conditions, bien entendu, aux postulants désirant être inscrits au fameux registre des psychothérapies et… ouvrant la voie à la pratique de la psychanalyse. Après avoir marqué qu’il s’agissait de trouver des dispositions qui maintiendraient « une indépendance de la psychanalyse, menacée d’intégration dans l’ensemble des psychothérapies tout en évitant en même temps la marginalisation de notre discipline et son exclusion du champ général du soin » , l’auteur constate : « C’est là la rançon que nous avons dû payer et il est à craindre que tout ceci ne soit que le début d’une assimilation idéologique de plus grande ampleur. »
Certes, méfions-nous de la dramatisation et, surtout, des amalgames. Mais tout de même, cela rappelle des souvenirs.