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L’empathie ou la mise à l’épreuve du corps du thérapeute

Notre corps est outil dans ce double aspect : ce que nous éprouvons face à l’autre à partir de nous-même, et ce que l’autre nous fait éprouver lorsque nous cherchons à comprendre son vécu par empathie. Notre corps devient ainsi dépositaire d’une partie du psychisme de l’autre et de la relation entre lui et nous, en plus d’être dépositaire de nous-même. Nous prêtons notre corps à l’autre et à la relation qui se noue.

Mais jusqu’où prêtons-nous notre corps ?



Psychologue, psychothérapeute en Analyse bioénergétique(1*)


Journées francophones en Analyse bioénergétique
_ 3 octobre 2009
_ Bruxelles
_ LE CORPS DU THÉRAPEUTE
_ Mise à l’épreuve du corps du thérapeute


Résumé

Stress et répétition de ses propres enjeux et symptômes, fatigue de compassion, traumatisme vicariant sont différentes conséquences possibles de notre travail de thérapeute. Ce texte correspond à la partie théorique développée lors de l’atelier théorique et expérientiel sur le thème. Après un survol des différents stress propres à notre profession de psychothérapeute, l’auteure analyse la définition de l’empathie, la place qu’elle occupe dans la psychothérapie, les mécanismes qui la sous-tendent, l’impact sur le corps du psychothérapeute et enfin des pistes pour réguler le processus empathique.


1. Introduction

Je vous propose aujourd’hui de nous attarder sur la question de la cohabitation thérapeute-patient dans notre corps de thérapeute et de la mise à l’épreuve qui s’ensuit pour nous.

Après avoir souffert moi-même de surmenage dans mon métier de psychothérapeute dans une équipe de psychologues offrant un soutien psychologique aux policiers, je me suis remise en question à plusieurs reprises. Prendre conscience de son propre surmenage est déjà difficile en soi, mais interroger les véritables raisons de ce surmenage nécessite tout un parcours qui peut nous amener à cerner nos enjeux caractériels au plus près. Dans mon cas, il m’a été difficile d’accepter mon impuissance masquée à gérer au mieux cette cohabitation thérapeute-patient. Chaque fois que j’ai pris conscience de certains aspects de mon surmenage, je me suis accommodée autrement de manière économique ou logique pour en souffrir de moins en moins. Je partais de la périphérie pour me rapprocher davantage du nerf central, cette blessure sur laquelle je me suis construite. C’est dans ce processus que je me suis posé des questions sur la mise à l’épreuve du corps du thérapeute, que j’ai cherché à comprendre pourquoi et à dégager de nouvelles attitudes intérieures.

C’est quoi notre corps de thérapeute ?

Je voudrais tout d’abord vous proposer de nous arrêter pour nous poser la question suivante, c’est quoi notre corps de thérapeute ? C’est à dire comment nous sentons-nous dans notre corps quand nous sommes dans ce rôle de thérapeute, dès le moment où nous anticipons l’arrivée de notre client et le déroulement de la séance de thérapie. Envisageons tous les aspects de ce corps. En plongeant dans ce qu’est ce corps pour nous, prenons conscience de notre éprouvé sensoriel : les sensations qui apparaissent, par exemple la manière dont nous respirons, dont notre cœur bat, et encore toute sortes d’autres sensations corporelles de température, de fluidité, d’unité, ou de tensions localisées ou globales.

Très vite, nous pouvons remarquer que le fait de nous envisager dans notre corps de thérapeute amène toutes sortes de sensations associées à des images, des affects, des impressions de nous-même. Bref, notre corps est « habité » de tout un vécu en lien avec notre manière de nous voir, de nous vivre comme thérapeute. Cette manière d’être, nous en sommes plus ou moins conscient, suivant le fait que nous nous y arrêtons, et que nous y dirigeons notre attention, comme maintenant.

Rien que dans ce vécu, il y a déjà une mise à l’épreuve de notre corps de thérapeute. Cette mise à l’épreuve s’opère déjà parce que nous nous imaginons consciemment ou inconsciemment ce que nous voulons être pour notre 
client, ce qu’il va nous faire, nous demander, comment il va être avec nous. D’une certaine manière, nous pensons par exemple que le client a besoin de notre attention. Comment le lien va s’opérer avec lui(elle) ? Que pensons-nous qu’il(elle) attend de nous ?
Il y a des personnes avec qui il suffit juste de s’asseoir et elle nous expriment où elles en sont, ce qu’elles souhaitent de leur séance, ce qu’elles attendent de nous. Elles nous laissent ou non, suivant leur caractère, de la place pour que nous répondions à leurs interrogations. D’autres personnes attendent. Elles ont un pattern d’attachement méfiant et ont besoin de signes de confiance de notre part pour se livrer, ou bien elles ont un pattern d’attachement déficitaire, n’ont pas beaucoup d’étayage intérieur et ne savent pas comment dire ce qui se passe. Enfin d’autres personnes nous mettent au défi, nous provoquent.

Comment ces différents face à face vont-ils se transformer dans notre corps de thérapeute dans les séances, au fil des séances, au fil des journées ?

Tout au long de ces moments, notre corps est à la fois plein de qui nous sommes, avec nos forces et nos manques, et à la fois plein de l’autre, de ce qu’il imprègne en nous et que nous laissons imprégner.

Notre corps est outil dans ce double aspect : ce que nous éprouvons face à l’autre à partir de nous-même, et ce que l’autre nous fait éprouver lorsque nous cherchons à comprendre son vécu par empathie. Notre corps devient ainsi dépositaire d’une partie du psychisme de l’autre et de la relation entre lui et nous, en plus d’être dépositaire de nous-même. Nous prêtons notre corps à l’autre et à la relation qui se noue.

Mais jusqu’où prêtons-nous notre corps ? Comment gérons-nous cette cohabitation dans notre corps ? Cela va bien sûr dépendre de notre caractère, de notre travail sur nous, de notre approche thérapeutique, ainsi que du caractère et de la problématique du patient.

2. Surmenage, fatigue de compassion et stress traumatique vicariant

Situons d’abord les notions de surmenage, de fatigue de compassion et de stress traumatique vicariant. Voici différents écueils dont les thérapeutes ayant mis leur corps trop à l’épreuve peuvent faire les frais.

Nulle profession n’échappe au stress dans notre société urbaine actuelle. Lorsque le stress devient chronique, il aboutit au surmenage. On dit aussi burnout. C’est dire qu’il s’agit d’un état où on a brûlé toutes ses réserves. Autrement dit : nous n’avons plus d’énergie de par nous-mêmes. Il ne nous reste plus qu’à fonctionner en dépendant d’apports d’énergie externe, comme une machine. Ce qui veut dire que nous dépendons du milieu extérieur pour nous alimenter psychiquement. La voiture en panne de batterie est un excellent exemple. Celle- ci peut encore démarrer quand vous l’avez laissée dans une bonne pente, ou qu’une autre batterie vient au secours de la vôtre. C’est incroyable de voir que dans cet état nous pouvons encore fonctionner, survivre, au moins jusqu’à un certain point. C’est aussi ce que l’enfant arrivant dans un monde carencé affectivement apprend à faire. Non seulement il s’adapte et arrive à survivre jusqu’à un certain point en état de manque, mais il apprend aussi à soutenir les autres, puisque c’est des autres (principalement ses parents) que dépendent ses apports énergétiques.

La fatigue de compassion n’est qu’un cas particulier du surmenage. C’est le surmenage des soignants (De Soir, Delbrouck, Rothschild). Cette forme de surmenage est due au fait de s’être surinvesti dans l’aide des autres, pour des raisons de nécessité réelles ou subjectives.

Ce surinvestissement peut être en rapport avec les circonstances extérieures. Par exemple, si nous avons trop de sollicitations ou des sollicitations trop lourdes, nous avons plus de risque de souffrir de fatigue de compassion. Les thérapeutes travaillant avec une population psychotique ou psychiatrique sont dans ce cas (Delbrouck, p.183 et 189). De même, les thérapeutes travaillant dans l’urgence, dans des situations de catastrophes ou de violence sont de fait plus exposés (De Soir).
Mais la manière dont nous mettons en œuvre notre engagement affectif et la manière dont nous gérons nos ressources et notre énergie seront déterminantes dans l’installation de ce type de stress. Pour reprendre l’exemple de la voiture : une voiture doit disposer d’une batterie en état, qui puisse stocker l’énergie, et d’un alternateur qui, lui, amène l’énergie pour la stocker.

En fonction de notre caractère, de notre constitution et en fonction de la phase de surmenage dans laquelle nous nous trouvons, nous pouvons ressentir toute une série de symptômes et souffrances sur le plan de notre corps somatique (fatigue, sommeil, douleurs musculaires, digestion, maladies auto-immunes ou immuno-dépressives), sur le plan de notre corps émotionnel (suractivité et sur-implication affective, indifférence ou engourdissement affectif, irritation, impuissance, et tout autre état émotionnel), et sur le plan de notre corps mental (rumination, préoccupations, difficultés de concentration, distraction, perte de mémoire).

Le stress traumatique vicariant (De Soir, Mc Cann et Pearlman, Rothschild) constitue un autre risque potentiel de notre métier. Il s’agit d’un stress que nous prenons sur nous lorsque nous sommes face aux histoires des autres ou à ce que nous racontent nos clients des situations horribles qu’ils ont pu vivre. Il survient lorsque nous nous identifions de trop à un client et à son histoire traumatique.

Les situations dont nous sommes témoins par notre travail peuvent nous envahir émotionnellement. Elles peuvent modifier profondément notre représentation du monde et des valeurs humaines. Tout comme pour nos clients, ces confrontations au Réel de la vie et de la mort peuvent nous aider à nous transformer positivement – on parle de croissance post-traumatique pour nos clients – ou peuvent nous affecter de manière traumatique. Ce qui veut dire que nous pouvons souffrir des mêmes symptômes que ceux repris dans l’état de stress post-traumatique : anxiété généralisée ou élevée ou au contraire engourdissement émotionnel, reviviscence qui se marque par des images ou des pensées intrusives, etc.

Erik De Soir parle du triangle d’impact entre l’aidant professionnel et la victime qu’il aide pour décrire ce phénomène d’impact d’un événement traumatique d’une victime sur un aidant professionnel. Plus les caractéristiques de l’intervenant professionnel (son âge, sexe, etc.), de son histoire de vie, de la situation traumatique sont proches de celles de la victime/client qu’il aide, plus il pourra s’identifier au vécu et l’impact émotionnel sera important. Vous voyez donc, le rôle important de l’implication émotionnelle tant dans l’occurrence de la fatigue de compassion que dans celle du stress traumatique vicariant.

3. L’empathie et les phénomènes d’influence émotionnelle

Donc, si notre capacité d’écoute émotionnelle de nos clients constitue un outil central pour comprendre le vécu de nos clients, elle est en même temps un facteur de risque de stress lorsqu’elle est mal comprise, mal gérée ou mal digérée.

Comment définir l’empathie

Si nous remontons à la création assez récente du mot (20ème siècle), il fut créé par Titchener en anglais (empathy) en 1909, à la suite de son correspondant en allemand Einfühlung (Montag, Gallinat, et Heinz, 2008). Théodore Lipps, un des premiers psychologues modernes, s’est intéressé à un phénomène décontagion qu’il a appelé en 1903 Einfühlung. Ce mot nommait la
 fusion qu’il observait entre l’observateur et son objet d’observation. Pour lui, il s’agit d’un processus inconscient, basé sur un « instinct naturel » ou une 
« imitation intérieure » lorsqu’on est impliqué dans une action d’observation comme, par exemple, lorsqu’on suit des yeux l’équilibriste évoluant sur une corde : ses mouvements et ses expressions affectives perçues sont 
« instinctivement » imitées en miroir par des impulsions kinesthésiques et par l’expérience de sentiments correspondants chez le spectateur.

Si nous nous référons au Petit Larousse, l’empathie est la « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. »(2*) L’empathie est une fonction essentielle à la survie de l’espèce : « elle nous aide à décoder les besoins des autres et nous appelle à y répondre » (Rothschild, p. 28). Par exemple, un bébé exprimant de l’inconfort par des pleurs, des cris et l’expression de son visage produit chez nous des sensations de détresse. Par contre quand il sourit et nous regarde, nous ressentons de l’intérêt et de la joie.

L’empathie peut ainsi se définir comme « l’action de comprendre, d’être conscient, d’être sensible, d’éprouver à partir de l’observation des sentiments, des pensées et le vécu de quelqu’un d’autre, du passé ou du présent, sans avoir eu ces sentiments, pensées et expérience complètement communiquée de manière objectivement explicite » (définition du dictionnaire anglais Merriam-Webster Collegiate de 1996, p. 376, citée par Rothschild, p. 28).

En thérapie, lorsque notre corps nous aide à comprendre, ressentir les sensations et le vécu affectif de l’autre, il le fait donc grâce à l’empathie. L’empathie est à la fois une qualité et un processus central dans le travail de thérapie. Ce processus nous permet donc de comprendre le patient et son vécu et d’agir à propos, à partir de cette compréhension.

Évolution de la place de l’empathie dans la psychothérapie

La psychologie du 20ème siècle s’est intéressée au rôle de l’empathie dans la compréhension du patient. Ainsi, Theodor Reik (1948) propose que « l’analyste oscille dans le même rythme que son patient. Il doit vivre de manière vicariante le vécu de son patient et en même temps regarder ce vécu avec le regard objectivant de l’enquêteur ».

Carl Rogers explique que le thérapeute devrait utiliser une « compréhension profonde » et essayer de percevoir le client comme s’il était à sa place (1946). Il définira ensuite cette posture du thérapeute comme une attitude ou de compréhension empathique (1951).

Heinz Kohut (1978) place d’emblée l’empathie au centre du champ de la psychologie. Sans elle, il n’y a pas moyen de comprendre l’autre, et l’empathie ne peut avoir lieu sans un « bon self », c’est à dire un self en bon état de fonctionnement.

Ensuite, le développement de la psychanalyse, et des psychothérapies humanistes de la deuxième moitié du 20ème siècle, donne un rôle plus actif à l’empathie en privilégiant des interventions plus actives qui situent le travail de la relation à l’avant-plan, principalement pour les cas de problématiques pré- œdipiennes. La personne en thérapie doit « sentir » qu’elle est comprise pour évoluer thérapeutiquement. Les thérapeutes envisagent alors que le défaut d’attachement lié à la problématique pré-œdipienne peut se soigner (1971). Le thérapeute peut aider le client à développer son Soi, en reconnaissant et en étayant les émotions présentes chez le client lors des interactions, tout cela dans un contexte d’attachement et de lien.

En plus d’un outil de compréhension et d’interprétation, l’empathie devient donc un outil de lien et un levier thérapeutique en soi. Elle permet de tisser la relation et, par là-même, la capacité à être en lien, qui avait manqué jusqu’alors au client. Un glissement semblable s’est opéré en analyse bioénergétique en rapport avec le travail sur problématiques pré-œdipiennes. Le travail relationnel a ainsi été mis à l’avant-plan par des successeurs de Lowen (Declerck, Hilton, Klopstech, Lewis, Tonella, etc.). L’importance de la présence du thérapeute en tant qu’outil de lien à partir de la manière dont il vit et accueille le client a été affirmée à plusieurs reprises. Dans cette perspective, des articles de Bob Hilton, formateur émérite en analyse bioénergétique, ont été rassemblés et publiés sous le titre 
« Psychothérapie somatique relationnelle. Hilton parle du glissement d’un modèle thérapeutique « one person/one body », à un modèle « one person/one body and a half » (en considérant le corps du thérapeute intervenant pour moitié en tant qu’outil de contenance pour la personne en thérapie), et ensuite à un modèle « two persons » qui inclut la relation thérapeutique comme facteur de croissance et de guérison. Dans ce dernier modèle, le thérapeute se laisse toucher affectivement par le client, il s’implique personnellement. L’importance du thérapeute (et de son corps) pour le client n’est pas absente des textes de Lowen, mais elle ne ressort pas comme le point majeur de son apport, qui est la connaissance de soi par le corps et l’expression du soi à travers le corps et l’expérience thérapeutique.

Voici un exemple tiré de La dépression nerveuse et le Corps : « J’ai déjà dit qu’un thérapeute ne peut pas s’occuper de ses patients, ni les aimer avec le dévouement que leurs parents auraient dû avoir. Il peut faire preuve de sympathie, de compréhension.» et plus loin sur la même page : « En touchant le malade, on éveille ses émotions. Par un contact proche, on lui exprime sympathie et compréhension.» À la page suivante, en parlant du processus du client : « être touché est important, mais être capable de toucher, l’est encore plus, car c’est par le toucher qu’on entre en contact », et plus loin sur cette même page : « Toutefois il est essentiel que le malade entre en contact avec lui- même, non pas grâce à l’intervention d’un tiers ce qui le rendrait dépendant de cette personne, mais par ses propres moyens et du plus profond de son être. » (Lowen pp. 260-261).

Je ne vais pas entrer ici dans les discussions sur les modèles thérapeutiques qui peuvent être impliqués dans ces changements de perspective, car ce n’est pas mon propos, mais afin de développer plus avant la question de l’empathie, envisageons plus avant des processus voisins de l’empathie.

La sympathie est, selon Le Petit Larousse, un penchant naturel qui porte deux personnes l’une vers l’autre. C’est aussi la participation à la joie ou à la douleur, et un sentiment de bienveillance. Voilà bien ce dont il peut être question quand le thérapeute bienveillant s’implique davantage dans son écoute empathique. Dans cette définition, on voit bien qu’en plus de ressentir ce que l’autre ressent, on y participe. Ce phénomène semble possible parce que, comme dans la définition, il existe un « penchant naturel » qui porte les deux personnes l’une vers l’autre. Il s’agit en l’occurrence du projet commun de la thérapie, la manière dont il est envisagé par l’un et l’autre, et les affinités entre les deux protagonistes.

Le mimétisme émotionnelou le comportement miroir du point de vue émotionnel, en anglais emotional mirrorring (Gallese), revient en thérapie à participer au mouvement émotionnel de l’autre en l’imitant. Cette imitation de la posture émotionnelle de manière non verbale est utilisée de manière consciente (et parfois inconsciente) pour étayer et valider le vécu émotionnel de l’autre en imitant. Ce comportement miroir peut aussi être utilisé avec un effet emphatique ou grossissant comme celui d’une loupe. Dans ce cas, cela permet de mettre en évidence et encourager un état émotionnel peu conscient chez le patient. Je parlerais dans ce cas d’emphase émotionnelle qui vient soutenir l’étayage d’un vécu (des émotions ou de l’attachement). Cette manière de communiquer sur le plan émotionnel ressemble à celle que la mère effectue avec son bébé ou son enfant lorsqu’elle étaye non verbalement les états émotionnels présents chez le bébé et/ou dans l’interaction (Stern).

Cette utilisation des émotions ressenties dans le corps du thérapeute s’effectue en principe de manière consciente et en opérant un tri dans nos émotions en fonction de ce que nous souhaitons appuyer dans le processus de la séance de psychothérapie.

4. Les mécanismes de l’empathie

Voyons maintenant comment l’empathie peut poser problème dans l’utilisation qui en est faite à travers la sympathie, le mimétisme émotionnel et l’emphase émotionnelle.

En effet, si : « nous sommes nés avec la capacité de ressentir ce que les autres ressentent et de participer à leur expérience grâce à la manière dont nous sommes pris par leur système nerveux, une des questions importantes n’est pas «Bon sang ! Comment cela fonctionne-t-il ? » Nous commençons à le comprendre. La vraie question c’est « Comment nous arrêtons cet état de se produire, de telle manière que nous ne soyons pas prisonniers du système nerveux de quelqu’un d’autre tout le temps. » Il doit bien y avoir des freins dans le système, et cela serait sans doute un champ de recherche intéressant qui n’a pas encore été exploré. » (Stern, 2002, cité par Rothschild)

En effet, nous revenons à la toute première définition du processus d’empathie, (Lipps, parlait d’un processus inconscient de fusion entre l’observateur et son objet d’observation et qui consisterait en un instinct d’imitation intérieure (3*), nous pouvons envisager des processus inconscients à l’œuvre dans l’empathie. Babette Rothschild développe neuf arguments en faveur de l’empathie somatique, c’est à dire une empathie basée des réactions sensorielles et motrices (Rothschild, pp. 49-59). La base somatique de l’écoute émotionnelle serait alors dépendante de notre système limbique et de notre système neurovégétatif. En effet l’aspect émotionnel de notre vécu est géré en premier lieu à ce niveau (Réf). De plus, les propriétés de notre système nerveux permettrait ce processus d’influence ou de contagion d’états internes de différentes personnes en présence (Gallese, Hatfield et coll., Hess et Blairy). Ce phénomène serait donc à la base de l’empathie telle que nous l’avons définie au départ. Le vocable empathie somatique désigne cette communication ou contagion des états internes « corporels » d’un protagoniste à l’autre, un processus qui a été peu étudié jusqu’à présent.
Ce processus automatique d’impression du vécu de l’autre dans notre corps démarre avant même que nous ayons décodé la situation dont il est question à un niveau conscient dans le cortex de notre cerveau. Tous nos états internes constituent des marqueurs somatiques correspondant à nos états émotionnels et permettant à notre cerveau d’éprouver des sentiments (Damasio).

Donc, étant donné que le fonctionnement de notre système émotionnel se situe à un niveau principalement subcortical, des états émotionnels internes peuvent survenir sans que nous en ayons conscience si nous ne sommes pas suffisamment attentifs. Ceci nous ramène aux effets de l’empathie lorsque notre identification et/ou notre implication affective devient telle que notre soi est éclipsé, absorbé par la part que nous avons laissé au patient dans notre corps, ou totalement fusionné avec celle-ci.

Si la qualité du processus empathique est basée sur ce mécanisme « sensori- moteur » de partage émotionnel et constitue un phénomène de propagation ou de contagion émotionnelle, dans quelle mesure pouvons-nous revenir à nous- même dans ce processus actif d’écoute empathique, et donc ne pas nous laisser totalement absorber par la question de l’autre telle qu’elle nous habite ? D’où le conseil judicieux de Theodor Reik proposant l’oscillation de l’attention entre le regard empathique et le regard neutre, objectivant sur le vécu du patient.

Par ailleurs, Rothschild insiste sur l’importance des processus corporels dans l’empathie. Elle cite entre autres une étude de Lakin, Jefferis, Cheng et Chartrand rapportant que les gens ayant une haute tendance à l’empathie vont copier davantage les autres que ceux ayant une faible tendance à l’empathie. Rothschild cite également Reich dans l’Analyse du caractère : « Les mouvements involontaires expressifs du patient entraînent une sorte d’imitation dans notre organisme. En imitant activement ces mouvements, nous « ressentons » et comprenons l’expression en nous et par conséquent chez le patient. Rothschild nous propose de confronter la croyance, en tant que thérapeute, que tous les patients aient besoin de notre résonance empathique. L’empathie peut être aussi un obstacle à la thérapie. Par exemple, l’empathie peut-être vécue comme intrusive et peut ainsi être un frein au processus de dévoilement.

Pour savoir comment gérer au mieux les bienfaits et les méfaits de l’empathie, il nous faut prendre en compte les processus physiologiques et corporels à la base de l’empathie et de la gestion des états émotionnels internes dans notre cerveau. L’empathie s’appuierait sur une synchronie du système neurovégétatif du client et du psychothérapeute. Cette synchronie peut-être accentuée ou réduite par notre attitude de mimétisme postural devenu conscient, lorsque nous prenons conscience de nos états internes et de ceux du client, et que nous l’imitons volontairement. Cela suppose donc que nous ayons déjà une certaine connaissance de nous- mêmes, de nos signaux intérieurs.

Jouer avec nos états intérieurs n’est cependant pas toujours évident. Le propre de ces états est de pouvoir fonctionner sans notre contrôle conscient. Les états émotionnels que nous traversons sont tout d’abord gérés dans notre système limbique. En particulier par l’amygdale, un noyau de neurones qui constitue un système de traitement et d’alerte précoce par rapport aux émotions. Cela veut dire que des réactions physico-chimiques (hormones) sont déclenchées avant même que nous ayons conscience d’une situation dans notre environnement ou dans notre corps, dans notre état intérieur.

L’hippocampe, un autre noyau qui fait partie du système limbique, contribuera à déterminer ensuite avec précision la perception de ce qui a déclenché la réaction émotionnelle interne et pourra le cas échéant éteindre le système d’alarme. Cette analyse de l’adéquation entre notre état neurovégétatif et émotionnel interne se fait en interaction avec les informations sensorielles traitées de manière plus élaborées et avec les mémoires associées à ces informations.

L’hippocampe a donc un rôle facilitateur dans la résolution et l’intégration des mémoires et évènements stressants, et aussi donc dans la pensée claire par rapport à toutes les situations émotionnelles que nous rencontrons. Ce qui rejoint la thèse de Damasio que l’émotion est nécessaire pour avoir une pensée claire et cohérente par rapport à des choix d’action que nous devons opérer dans notre vie. Le problème, c’est que l’hippocampe est aussi très vulnérable aux hormones de stress déclenchées par l’amygdale (pour l’effet inhibant sur l’hippocampe, voir par exemple Constant). Il est donc probable que nous entrions, en tant que thérapeute, dans des niveaux d’états émotionnels déclenchés par l’amygdale de manière incontrôlée, et souvent inconsciente. Cette synchronie neurovégétative empathique que Babette Rothschild appelle l’empathie somatique peut avoir une influence sur l’état psychique du thérapeute.

5. Régulation de l’empathie

Selon Babette Rothschild, afin que l’empathie devienne un outil inoffensif, il faudrait la réguler, et pour cela il faudrait :

– être conscient en soi des nuances du système neurovégétatif ou système nerveux autonome (SNA),
– être capable d’évaluer quand cette synchronie est productive ou dangereuse,
– apprendre à y mettre des freins afin de se maintenir dans une zone confortable pour soi de gestion émotionnelle de soi-même et de la situation de thérapie,
– et bien sûr être conscient que cette sympathie n’est pas toujours nécessaire, ni bénéfique.

La connaissance de nos mécanismes neuro-végétatifs, et des mécanismes émotionnels sensori-moteurs et mentaux associés est donc particulièrement importante. Les connaissances théoriques dont nous disposons aujourd’hui sont utiles à cet égard, mais elles ne sont pas suffisantes. Il est essentiel de pouvoir explorer son propre éprouvé sensoriel de manière fine, de bien le connaître et d’apprendre à le réguler par exemple à l’aide d’outils, issus du Somatic Experiencing (Levine), du Focusing (Gendlin), de la Sensori-Motor Therapy (Ogden) ainsi que de la méditation (voir Maex pour la ¡Mindfulness}). 
Ensuite, il existe plusieurs manières de mettre des freins à la synchronisation empathique.


les différents types de freins proposés par Babette Rothschild

1. Le tonus ou eu-tonus

Développer le tonus là où il y en a moins dans notre corps et le baisser là où il y en a trop.
Un état trop mou peut nous rendre plus vulnérable à l’état émotionnel de l’autre.
Nous pouvons renforcer les endroits de notre corps qui ont tendance à
« prendre » l’émotionnel de nos patients.
Par exemple, la colonne vertébrale, les genoux, les chevilles et les mollets, les triceps des bras, l’extérieur des cuisses, etc.
L’enracinement corporel fait bien sûr partie des outils proposés.

2. Ancres sensorielles


Connaître et utiliser, pour nous, en séance, des souvenirs qui nous apportent calme et sécurité, qui nous rappellent qui nous sommes.
Se rappeler en séance les moments positifs de notre travail lorsque nous sommes régulièrement confrontés à son aspect pénible.

3. Régulation de la distance physique entre le client et soi


S’interroger sur notre zone de confort et l’ajuster dans notre manière d’organiser la séance de psychothérapie, par exemple en améliorant le confort de notre espace personnel, par la distance physique, par le fait de mettre une table entre nous et notre client, le fait de prendre des notes ou pas.

4. Augmenter notre cuirasse corporelle


Prendre conscience de l’effet négatif que peut avoir notre attitude trop ouverte, trop « sympathique ».
- Prendre conscience de par quel endroit nous nous laissons atteindre par le client. Nous pouvons rendre notre peau plus épaisse à cet endroit en augmentant le tonus de la région, en prenant conscience de nos vêtements ou d’un objet qui peut nous protéger à cet endroit.
- Utiliser son regard pour mettre à distance.

5. Contrôler l’imagerie empathique


Nous sommes libres de ne pas imaginer toute la scène vécue par le client. Nous devons être au clair par rapport à ce que nous devons absolument savoir de l’autre : nous ne sommes pas dans une obligation de tout savoir de lui, y compris ses états internes.
- Nous pouvons apprendre à contrôler notre visualisation, en apprenant à voir plutôt comme observateur extérieur que comme acteur (en se mettant à la place de l’autre), en apprenant à réduire la taille et l’impact de la visualisation.
Bref, prendre conscience de notre capacité à contrôler la visualisation.

6. Arrêter notre rôle empathique après la séance

Il s’agit d’apprendre à laisser ses « dossiers » au bureau. Garder par exemple les dossiers dans une armoire bien fermée, effectuer un rituel de nettoyage et/ou de clôture après une séance ou à la fin de la journée.


Pour chacun de ces aspects, Babette Rothschild propose différents exercices. Il ne s’agit pas de recettes miracles, mais autant de pistes à explorer. Il s’agit d’être attentif à soi et de vérifier ce qui est aidant pour soi et pour la relation thérapeutique.

Bien sûr ces exercices ne vont pas changer à eux seuls fondamentalement notre dynamique énergétique interne face à nos clients, mais ils peuvent très valablement nous aider à nous remettre en question et contribuer à notre prise de conscience de comment mieux nous prendre en compte, nous respecter et gérer notre place dans la relation thérapeute-client.


 

Bibliographie

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