Par Philippe Grauer
Max Wertheimer, Wolfgang Köhler, Kurt Koffka, Kurt Lewin inventèrent et développèrent dans l’entre-deux guerres la psychologie de la Forme, selon une théorie psychologique (anti associationniste et anti comportementaliste), biologique (Kurt Goldstein) et philosophique (Edmund Husserl). Paul Guillaume en France représenta cette école – ainsi que Maurice Merleau-Ponty, qui l’approfondit dans le champ de sa recherche personnelle, dont nous entretient ici Claude Lanher.
La Forme de cette École renvoie au concept contemporain de configuration, remis en usage par l’informatique. Configurer traduit plutôt bien gestalten. L‘isomorphisme, qui indique que des entités sont structurées de la même façon, constitue un autre concept-clé de la théorie de la Forme. Le théorie de la perception en constitue la clé de voûte. On apprécie à partir de là à sa juste mesure le titre de l’ouvrage fondateur de Merleau-Ponty.
Depuis, revenue des États-Unis sous le vocable germano anglo-saxon de Gestalt, la théorie de la Forme, exotisée, apparaît comme d’origine américaine et les nombreux français qui la prononcent jestalt, ignorent qu’ils sont en train de parler d’un terme parfaitement intelligible dans leur langue et culture, que leurs grands-parents connaissaient bien sous son nom français, alors absolument pas considéré comme traduisant de l’intraduisible. Ainsi va le train du monde et, faut-il dire, le jeu des formes. Mais pour commencer, revenons à Merleau-Ponty, qui approfondit ce champ de recherche de deuxième génération, une vingtaine d’années après son introduction dans notre pays, au moment où Sartre et son existentialisme allait exercer son hégémonisme dans le champ philosophique français.
Par Claude Lanher
Les deux premiers ouvrages aboutis de Merleau-Ponty sont La Phénoménologie de la perception (1945) et La structure du comportement (1942). Dans ces deux ouvrages, il pose le problème des rapports de la conscience et de la nature définie comme « organique, psychologique et même sociale »; la précision indique que c’est de la conscience humaine qu’il s’agit et le point de vue choisi pour l’aborder est une alternative : la conscience est-elle ce qui détermine ce que nous appelons nature et ne saurait donc être déterminé (position kantienne) ou est-ce la nature, définie comme ensemble des phénomènes organiques, psychiques, sociaux qui détermine la conscience (position des scientifiques) ? J’expliquerai plus en détail le sens de ces questions d’ici peu. Disons pour simplifier que la question est de savoir si la conscience est originaire et donc source de tout ce qui est pour nous ou si elle n’est elle-même qu’un produit des différents déterminismes qui constituent le réel.
L’originalité du traitement de cette question par Merleau-Ponty vient de ce qu’il quitte le terrain de la philosophie classique pour aller voir du côté de la psychologie. Celle-ci est alors partagée en courants divers : introspectionnistes, associationnistes, psychophysiologues, réflexologistes (Pavlov), spécialistes du cerveau, gestaltistes, freudiens. Cependant le projet de Merleau-Ponty reste philosophique, il faut expliquer pourquoi.
Une première raison nous renvoie au cadre universitaire de ces publications. La Phénoménologie de la perception est la thèse de philosophie de Merleau-Ponty et La structure du comportement sa thèse complémentaire. Remarquons au passage que cela explique aussi la manière dont l’alternative est présentée: le premier membre est issu du courant kantien dominant à l’université.
Mais une autre raison s’impose, pour Merleau-Ponty, c’est la supériorité de la philosophie sur la psychologie pour nous donner accès à la vérité de la conscience. Dans ce cas, une question se pose, pourquoi faire ce détour par la psychologie et ne pas en rester à la philosophie classique ?
La justification de cette supériorité s’opère en deux temps.
1/ Depuis Cournot, la philosophie a ouvert un autre rapport aux sciences que celui qui conduit à une théorie de la connaissance applicable à toutes les sciences. L’épistémologie développera cette réflexion en limitant le travail du philosophe à une science dont il s’agit de comprendre comment elle opère et au final, comment elle met en place des postulats qui sont aussi philosophiques, sans le vouloir consciemment. On peut lire La structure du comportement comme œuvre d’épistémologie. Merleau-Ponty y montre les présupposés de la psychophysiologie (dont celle de Pavlov) et même les gestaltistes, qui le guident dans cette lecture, vont faire l’objet de ce regard critique. La philosophie dépasse donc en vérité la psychologie en mettant à jour ce que cette dernière met en œuvre sans le penser.
2/ Mais, second élément important, lorsqu’il s’agit de saisir la vérité de la conscience, la philosophie n’a pas à se poser la question de la thérapie, indissociable de toute perspective psychologique ; elle n’a pas d’intérêt autre que de comprendre l’essence même de cette réalité. La conscience est ce qui constitue, pour tout organisme, son rapport à ce qui est ; la philosophie pose une question que la psychologie peut ignorer. Celle de l’existence tout comme la philosophie nous conduit vers l’ontologie. Reste la question de l’intérêt du détour par la psychologie. En quoi cet article s’efforcera d’apporter quelques réponses.
Plan sommaire de ce qui suit
– perspective philosophique dans laquelle se situe Merleau-Ponty
– examen des théories du réflexe et critique à partir des concepts de la Gestalt
– examen des critiques que Merleau-Ponty adresse à la Gestalttheorie et dépassement vers une anthropologie philosophique.
Rappel de la question : la conscience est-elle ce qui organise pour l’être humain tout le perçu et le connu, sans être elle-même déterminée ou est-elle le résultat des déterminismes issus de la nature vivante de l’homme, de sa structure psychique et de la société qui le porte ?
I-1 Point de vue des scientifiques
Le deuxième terme de cette alternative représente le point de vue des scientifiques. Depuis que la physique de Copernic, Galilée et Newton s’est installée avec grand succès dans l’explication de la nature, aux XVIIème et XVIIIème siècles, elle sert de modèle à toutes les autres tentatives d’explication scientifique ; ce qui vaut pour le vivant puis, pour le psychisme à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. On retient de ce modèle le concept de déterminisme – toute cause a un/des effets, tout effet a une/des causes et, la cause étant posée, l’effet ne peut pas ne pas se produire – et une conception linéaire de la causalité : toute cause est nécessairement antérieure à son effet.
D’autre part, et Merleau-Ponty reprend ici la conception de Bergson, la méthode scientifique repose sur l’analyse et la synthèse. Elle divise d’abord son objet en éléments les plus petits possibles, c’est ce qu’on appelle l’atomisme ; et pour saisir comment fonctionne le tout, elle le reconstitue à partir des éléments supposés être les composants du réel. Pour Bergson et Merleau-Ponty, parce que l’analyse est un procédé de connaissance, les éléments sur lesquels elle s’arrête ne sont pas réels et la synthèse dans laquelle la pensée les réincorpore n’atteint pas la réalité.
L’atomisme de la psychologie se manifeste dans la notion de faits psychiques (sensations, souvenirs, idées, émotions) pour penser le mental et dans celle de réflexes pour expliquer le comportement. De plus, elle est réaliste ; on appelle réalisme en philosophie le procédé de pensée qui consiste à affirmer que ces éléments simples isolés par la pensée et leurs liens supposés (association par exemple) sont portés par des processus physiologiques, eux-mêmes analysés en éléments simples.On fait ainsi correspondre terme à terme éléments psychiques, éléments physiologiques en faisant de ces derniers la cause des premiers. Cette pensée atomiste et réaliste se retrouve chez Pavlov. Il analyse le comportement en somme de réflexes, les stimuli en somme de processus physiques ou chimiques et les réactions de l’organisme en somme d’éléments et de circuits physiologiques (les circuits sensori-moteurs, les localisations cérébrales). Le réalisme est ce mode de pensée qui, partant de l’analyse des phénomènes psychiques transporte dans le physiologique une analyse identique et déclare réels les processus et éléments ainsi obtenus. Ce point de vue, pour Merleau-Ponty, ne permet pas de comprendre la conscience et peut reconduire au dualisme, i.e. à l’affirmation d’une double composition de l’homme en corps d’un côté et âme de l’autre.
I-2. Point de vue kantien
Kant se pose, dans La critique de la raison pure, la question de la possibilité des connaissances scientifiques i.e. de connaissances universelles et nécessaires. Pourquoi cette question ? Là encore, deux raisons.
D’une part, depuis Descartes, la philosophie occidentale fait reposer toute connaissance sur l’activité d’un sujet (cogito) qui pense, élabore des hypothèses et des théories, ce qui pose le problème de la subjectivité des résultats. Comment ce qu’un sujet élabore peut-il produire une connaissance objective, i.e. correspondant au réel ?
D’autre part, Hume reprenant, d’une certaine manière le point de départ de Descartes (que découvre en elle la conscience quand elle s’observe ?) établit une critique du concept de cause. Loin d’être une relation permettant de comprendre la production des choses les unes par les autres, la relation causale n’est que le lien que nous faisons entre des impressions ou des idées parce que nous avons été habitués à leur association fréquente. Par exemple, j’ai souvent perçu la succession ciel nuageux, pluie et j’affirme que les nuages sont cause de la pluie. La relation causale est un produit de notre imagination, la valeur de certitude absolue accordée aux sciences est une croyance, leur vérité n’est que probable.
C’est sur cette base que Kant entreprend de répondre à la question des conditions de possibilité des connaissances scientifiques. Leur certitude ne doit pas être contestable, on doit pouvoir les distinguer des connaissances empiriques communes dont nous faisons usage au quotidien.
Sa réponse à la question ne peut être résumée en quelques mots, mais on peut dire simplement que Kant va montrer qu’il n’y a pas de science possible, ni même d’expérience sans organisation par l’activité de la pensée, à différents niveaux, de synthèses qui vont donner unité et sens à la multitude des données sensibles. En termes simples, aucun objet ne pourrait être perçu si par une synthèse opérant sur les sensations diverses et multiples, je ne pouvais le spatialiser et le temporaliser ; si grâce au travail de mon entendement, je ne pouvais lui appliquer des catégories qui permettent de saisir son unité, d’affirmer son statut et de le situer par exemple, dans la succession du perçu comme cause ou effet ; ni si mon imagination ne venait opérer le lien entre ces deux sources de la connaissance que sont la sensibilité et l’entendement. Conséquence de cette réflexion kantienne : nous ne pouvons accéder qu’aux phénomènes, pas à la chose en soi (telle qu’elle est en elle-même) ; ces phénomènes ne peuvent être conscients et faire l’objet de connaissances futures sans ce travail de la pensée qui les organise. Ces connaissances sont objectives puisque sans ce travail de synthèses, aucun objet ne pourrait être constitué pour nous.
Ce qui, dans cette manière de penser la conscience, intéresse Merleau-Ponty c’est ce qu’on appelle le point de vue transcendantal, i.e. la mise à jour de ce qui relève de l’activité du sujet connaissant dans la constitution des connaissances. Mais ce qui le retient d’accepter telle quelle cette philosophie, c’est l’absence d’une réflexion sur le lien entre la conscience et cet être vivant qu’est l’homme, et peut être aussi avant l’homme ; à ne pas poser la question, la philosophie reste dualiste i.e. pense l’homme selon deux plans, le corps qui est matière et l’âme ou l’esprit supposé immatériel. L’intérêt de Merleau-Ponty pour la psychologie de son temps trouve ici en partie son explication. Elle permet, même si elle ne la résout pas totalement, de poser la question de ce lien et d’ouvrir des pistes de réflexion.
La structure du comportement vise à sortir de l’opposition entre ces deux points de vue en les dépassant. Ce terme est à comprendre presque au sens hégélien comme dépassement conservateur et non comme synthèse qui éliminerait les aspects trop particuliers de chacun ou contradictoires, pour un résultat général (ce que j’ai appelé pour plaisanter un consensus mou). Dépasser signifie intégrer dans ce que chaque point de vue a de juste les apports de l’autre et élaborer une solution qui permette de mieux comprendre ce que chacun laissait dans l’ombre. On doit comprendre, au terme de l’ouvrage, comment l’homme qui est un être vivant est aussi et sur cette base un être conscient qui constitue son monde.
Dernier point à préciser, Merleau-Ponty se donne comme fil directeur pour parvenir à cet objectif la notion de comportement qu’il réfère immédiatement à Watson. Celui-ci l’a introduite pour rejeter toute tentative d’introspection dans la compréhension du psychisme humain et mettre en place une recherche objective. Le choix de Merleau-Ponty a de quoi étonner si on prend au sérieux ce qui précède. Aussi précise-t-il immédiatement pourquoi cette notion l’intéresse en citant Watson: elle est à la frontière du physiologique et du psychique, ce qui signifie que le comportement ne peut être réduit ni à l’un ni à l’autre, « il réside entre l’individu et l’entourage » (Structure du comportement, page 3). C’est cette situation que Merleau-Ponty va penser, tout au long de La structure du comportement et de La phénoménologie de la perception. On peut ajouter que la notion est neutre et donc rend possible un autre point de départ pour la compréhension de l’émergence de la conscience et du fonctionnement physiologique du vivant. Elle permet, comme dirait Husserl, de mettre entre parenthèses tous les a priori philosophiques des théories en échec jusque là.
On peut ajouter enfin, qu’étant commune à tout le vivant, elle permet de saisir déjà chez l’animal bien plus que du comportement instinctif et chez l’homme, autre chose que du comportement intelligent.
II-1. Contre l’expérience naïve
Pour mettre en perspective philosophique les théories du réflexe, Merleau-Ponty montre qu’elles se construisent contre « l’expérience naïve », entendons notre expérience commune des gestes les plus simples ou expérience vécue. Et, faut-il ajouter, c’est dans ce refus qu’elles revendiquent le statut de sciences.
Soit l’expérience suivante : je suis dans une pièce sombre, une tache de lumière apparaît sur le mur, je tourne la tête vers elle. L’explication naïve admet la finalité. C’est pour regarder que je tourne la tête et je dis que la tache a attiré mon regard; le geste est dit intentionnel. Il n’est ni mécanique ni dû au hasard. L’explication dite scientifique, i.e. d’abord physique puis physiologique rejette ces notions en les attribuant à une attitude anthropomorphique. Elle rejette toute notion de cause finale et lui substitue une explication dans laquelle l’effet est nécessairement postérieur à sa cause. Il faut en effet comprendre que, parler de cause finale, c’est penser que ce qui cause un phénomène est ce vers quoi il s’achemine ; la notion implique un devenir dans lequel ce qui est cause est réalisé au terme du devenir. Ce qu’on appelle alors effets, ce sont des étapes intermédiaires, des moyens dont la raison d’être se trouve dans la fin qu’ils contribuent à réaliser.
Par exemple, la tache a attiré mon regard, mes muscles se mettent en mouvement pour la voir et ce mouvement est le moyen de parvenir à la fin visée, voir la tache. Dans l’explication physicaliste, la tache de lumière appartient au perçu, pas à la réalité puisque la lumière est un mouvement vibratoire; en tant que tel il échappe à la conscience et ne peut devenir ce vers quoi je tourne mon regard. La cause de la vision est le contact entre les rayons lumineux et les points sensibles de la rétine; dès qu’il est établi, il cause le mouvement musculaire de la tête grâce à des circuits sensori-moteurs préexistants. L’expérience s’explique par un enchaînement de causes ordonnées selon l’antérieur postérieur.
Les conséquences de ce point de vue sont essentielles :
– le réel est caché et n’est pas accessible à l’expérience naïve ou expérience vécue,
– seule l’activité scientifique peut l’atteindre.
On voit que le modèle adopté pour expliquer le comportement est une transposition du modèle mécanique de la physique, érigé en modèle de connaissance objective. La question est de savoir si ce modèle convient à une réalité telle que l’organisme ; l’examen de la théorie de Pavlov va montrer que non. Cette représentation scientifique pourra donc être remise en question comme construction dont la légitimité doit être établie.
D’un autre côté, le rejet de cette théorie impose de répondre aux accusations d’anthropomorphisme et c’est ce que vont faire les théoriciens de la gestalt ainsi que Merleau-Ponty. Cela peut conduire à repenser le statut de l’expérience vécue. Peut être est-elle aussi source de vérité.
II-2. Théorie du réflexe conditionné de Pavlov
Il hérite de la conception mécaniste décrite plus haut et de la pensée atomiste propre aux sciences de son époque. Le comportement se réduit donc à une succession de réflexes eux-mêmes produits par des causes extérieures : les stimuli. On obtient ainsi une définition du réflexe : « opération d’un agent physique ou chimique sur un récepteur localement défini, qui provoque, par un trajet défini, une réponse définie » (Structure du comportement page 7). La notion de réflexe conditionné lui permet d’expliquer l’adaptation des organismes à leur environnement. Ce qui était stimulus inconditionné (naturel) devient stimulus conditionné par transfert de pouvoir réflexogène. L’enchaînement des réflexes n’est que l’effet de la succession des causes. L’apprentissage s‘explique par essais/erreurs, les erreurs conduisant à des inhibitions des pouvoirs réflexogènes des stimuli concernés et rendant de nouveau possible la sommation des réflexes qui vont constituer le comportement à acquérir. Rappelons enfin que Pavlov adopte aussi le point de vue réaliste.
Il résulte de là qu’il exclut ainsi de l‘explication du comportement « toute notion d’intention ou d’utilité ou de valeur » (Structure du comportement page 7) ; ce qui revient à exclure tout sens du comportement , toute valeur accordée à la fois aux objets qui sont visés par les organismes et à leurs comportements eux-mêmes. Aucun objet, aucun comportement ne peuvent être dits privilégiés par l’organisme. Sens et valeur sont des projections anthropomorphes.
II-3. Critique des gestaltistes reprise par Merleau-Ponty
Elle se fait sur deux plans : la confrontation de la conception de Pavlov avec l’expérience pour en montrer l’échec, puis l’analyse des présupposés philosophiques non conscients qui va permettre de comprendre cet échec.
Dans le travail de confrontation, Merleau-Ponty montre également que l’approche de la Gestalt est bien plus convaincante ; introduire le terme d’expérience l’indique déjà: ce que Pavlov pratique relève plutôt de l’expérimentation. Celle-ci se définit par son lieu, le laboratoire, et par ses méthodes. L’analyse des facteurs déterminants du phénomène à observer, la mise en place de moyens pour les faire varier et pour en mesurer les variations. Au contraire, l’expérience, même si elle ne se fait pas dans la nature (Köhler observait des singes en captivité), ne décompose pas le phénomène mais l’observe tel quel. Nous allons prendre trois exemples de comportement pour saisir la différence d’approche.
1er exemple, l’araignée (page 107)
Elle se nourrit des mouches qu’elle capture dans sa toile et on devrait dire, en suivant la théorie du réflexe, que la perception visuelle ou/et sonore de la mouche déclenche la réaction de capture. Or, l’expérience montre que si on place directement une mouche dans le nid de l’araignée, elle ne réagit pas ; en revanche, si on fait vibrer la toile en plaçant un diapason en son centre, elle réagit.
Cette expérience montre que le stimulus n’agit pas comme contenu physico-chimique : ce n’est pas la mouche qui déclenche la réaction mais les mouvements vibratoires des fils de la toile dans laquelle elle se débat. La possibilité d’obtenir un résultat équivalent avec un diapason permet de supposer le caractère abstrait de ce qui déclenche ; d’où la possibilité d’introduire la notion de forme. L’araignée réagit à une certaine fréquence de vibrations, i.e. à une structure rythmique.
D’autre part, ce qui est stimulus, ce n’est pas l’ensemble de ce que nous, humains, percevons, ni ce que tout autre animal présent dans le milieu perçoit. On ne peut donc pas définir le stimulus indépendamment de l’organisme pour lequel il est actif ; il n’existe pas en soi mais pour l’organisme. En conséquence, la notion de milieu doit être précisée. Un animal ne vit pas dans un milieu géographique mais dans le milieu qui correspond aux nécessités de sa structure biologique – son milieu – et il ne perçoit que ce qui peut répondre à ses a priori spécifiques.
On peut alors dire que stimulus est concevable selon un double point de vue. Il a, en effet, une réalité matérielle (par exemple ici la fréquence vibratoire) ; mais d’un autre côté, ce qui le fait exister comme stimulus, c’est la réaction de l’organisme. Ce qui fait dire à Merleau-Ponty que la réaction donne existence concrète à cette forme qui constitue le stimulus. L’organisme est actif dans la constitution de ce qui le fait réagir.
2ème exemple, le bousier (pp. 39-40)
On commence par observer la locomotion de l’animal, puis on lui coupe une ou plusieurs phalanges et on observe à nouveau. Premier constat, il est capable de poursuivre immédiatement sa marche. Cependant, la locomotion ne repose plus sur les mêmes gestes élémentaires du fait de l’ablation des phalanges. Se maintient donc une fonction, malgré des modifications apportées à une partie de l’organisme. Second constat, le bousier n’utilise pas la patte amputée de la même manière, selon que le terrain est lisse ou inégal. En sol inégal, la patte amputée trouve des appuis sur des parties hautes du sol, et la locomotion normale est maintenue, en sol lisse, une autre locomotion est mise en place.
Le schéma du réflexe suppose que l’organisme est comme une machine, qu’il fonctionne parties par parties ; il y aurait, par exemple, ce qui relève du système nerveux lié d’un côté aux sensations, de l’autre aux mouvements, le tout étant commandé par des circuits préétablis. L’observation du bousier montre que ce schéma ne peut pas expliquer l’adaptation immédiate du comportement ni le changement adapté à la configuration du terrain. Si des circuits préétablis existaient, il en faudrait autant que de mouvements possibles à l’organisme, et il faudrait concevoir des processus régulateurs qui déclenchent ou inhibent les mouvements nécessaires.
D’autre part, si les systèmes moteur et sensoriel étaient séparés, il faudrait expliquer à partir de quelles données sensibles le comportement moteur s’adapte. Or, ici, la patte sectionnée peut tantôt se poser sur une aspérité du sol, tantôt ne pas se poser et la rapidité du comportement empêche de penser à un circuit sensoriel qui enverrait des informations capables de guider chaque geste, sachant que chaque geste risque d’être différent du précédent.
On doit donc changer de modèle explicatif: l’organisme est un tout ; les systèmes sensoriel et moteur fonctionnent comme les parties d’un même organe et visent à maintenir un équilibre entre l’organisme et son environnement. On doit admettre que si l’innervation complète du corps est une réalité et rend possible le comportement, ce n’est pas par circuits préétablis que l’ensemble fonctionne, il y une part importante d’improvisation dans la constitution des circuits. Sans cette hypothèse, on ne peut pas comprendre les adaptations constantes des organismes aux variations de leur environnement.
Enfin, l’exemple du bousier laisse deviner un rapport de l’organisme à l’espace : quelque chose comme une forme de savoir immédiat qui dirige ses gestes.
3ème exemple, les poules (page 116)
Un comportement d’apprentissage. On habitue des poules à picorer un tas de grains signalé par un gris clair (G1) et à laisser de côté un autre tas signalé par un gris plus foncé (G2) ; il faut entre 400 et 600 expériences.
Puis, première modification, on remplace le tas G2, plus foncé par un autre, G0, plus clair que G1. Si la théorie du réflexe conditionné était juste, les poules devraient continuer à choisir G1 puisque le réflexe acquis a fait de G1 le stimulus conditionné. Or, un pourcentage important de poules choisit G0.
Deuxième modification : on reprend le tas G2, par rapport auquel, dans la théorie de Pavlov, une inhibition conditionnée a été mise en place et on lui associe un tas signalé par un gris plus foncé. Les poules devraient choisir ce tas pour lequel aucune inhibition n’a été provoquée et choisissent en fait G2
Enfin, pour s’assurer que le « choix » ne résulte pas d’habitudes motrices, par exemple si le tas à choisir était toujours situé à droite, on change régulièrement les places des tas de grain. Les poules continuent de choisir le tas plus clair.
Cette expérience montre
– que ce qui provoque la réaction, ce n’est pas une couleur, donc un contenu perceptif, mais la distinction plus clair, plus foncé soit une structure perceptive. Il faut admettre que la perception repose sur une structuration du perçu ;
– que si l’apprentissage était l’intégration d’un geste après l’autre qui s’additionnent, le lien des gestes acquis serait purement extérieur : c’est parce qu’un geste aurait été acquis, puis un autre, puis encore un autre qu’ils s’enchaîneraient, sans que l’organisme participe à ce travail d’association. On ne comprendrait pas comment s’opère la distinction plus clair plus foncé ni comment les poules peuvent choisir le tas le plus clair, quel que soit le lieu où on l’a placé ;
– comme dans le cas du bousier, l’adaptation immédiate au changement de situation suppose une structuration motrice réglée par la structuration du perçu. Le signal n’est pas la perception d’un objet qui resterait extérieur à l’organisme, mais ce que l’animal intègre comme valant pour s’orienter vers tel ou tel comportement.
II-4. Conclusion de cette critique de Pavlov et des théories du réflexe
Analyser le comportement rend incompréhensible ce qu’on observe et il faut en déduire que, sous couvert d’approche objective, ces théories construisent un objet qui n’existe pas. Le réflexe comme enchaînement de stimuli et de réactions n’est obtenu, auprès des animaux, qu’en laboratoire, i.e. non seulement en situation artificielle mais en exigeant de l’animal qu’il fonctionne parties par parties, ce qu’il est incapable de faire. D’où les cas de névroses expérimentales constatées. Le réflexe ainsi obtenu est un comportement pathologique. Quand il existe, c’est chez l’homme adulte parce que ses capacités neuromotrices lui permettent de dominer suffisamment son corps pour faire abstraction, le temps d’une expérience, des parties qu’elle ne sollicite pas. Un bon exemple de l’acquisition de cette maîtrise est celui de l’apprentissage de l’écriture par l’enfant. La maîtrise gestuelle de la main exige la mise en sommeil de tout le reste du corps, ce qui, chez l’enfant « normal »prend bien quelques années.
Cette critique permet de retourner contre Pavlov l’accusation d’anthropomorphisme: son explication du comportement animal par réflexes additionnés est une projection, sur l’animal, de ce qui appartient à l’homme, à partir du modèle de connaissance qui permet à l’homme toujours, d’expliquer la nature physique. Ce renversement n’implique pas que les explications des gestaltistes soient elles-mêmes dédouanées de l’accusation d’anthropomorphisme – il faudra d’autres arguments – mais la critique permet de comprendre que l’étude du comportement exige une autre approche et d’autres concepts.
Pavlov sera finalement taxé d’avoir produit une physiologie imaginaire, dans la mesure où les hypothèses pour expliquer le comportement observé dans l’expérimentation ne font elles-mêmes l’objet d’aucune observation.
II-5. Les concepts et la méthode de la Gestalttheorie qui sous-tendent cette critique
A/ perception et mouvement musculaire
Les nouveaux concepts sont liés à ce concept essentiel qu’est la Gestalt, traduit soit par forme soit par structure. Appliqué au comportement, ce concept permet de le saisir comme réponse de l’organisme à une modification de l’équilibre que celui-ci entretient avec son milieu ; le comportement est donc une structure dont les éléments composants sont la perception et le mouvement musculaire. Comme on l’a montré précédemment, la perception est conditionnée par les a priori de l’espèce et la situation de l’organisme, elle est nécessairement structuration du perçu. Le mouvement musculaire est lui-même structuré. L’organisme est innervé et des connexions se font entre les nerfs qui produisent la perception et ceux qui commandent le mouvement. Le support physiologique du comportement est une structure qui rend possible les improvisations. Il en résulte qu’un même objectif peut être atteint par l’organisme, en mobilisant des parties différentes du système moteur. Par exemple, la poule qui doit tantôt aller manger le grain qui est à sa droite, tantôt celui qui est à sa gauche, mange du grain, en ayant mobilisé d’autres circuits sensori-moteurs.
Ce qu’on appelle équilibre indique que la relation perception mouvement est toujours dynamique, donc susceptible de changements fréquents et circulaire. Ce qui enclenche le mouvement, c’est la perception, mais elle-même est conditionnée par la manière dont l’organisme occupe son espace ou s’y déplace.
Avec la notion d’équilibre, on réintroduit la finalité: ce n’est parce que des stimuli agissent sur lui, de l’extérieur, que l’organisme réagit, c’est parce que des données perceptives nouvelles apparaissant, il répond par un comportement en vue de maintenir le même rapport à l’environnement. Il en résulte que le comportement a un sens i.e. qu’il est orienté vers une fin mais, pour que ce sens devienne signification, il faut introduire le changement de méthode proposé par la Gestalttheorie.
B/ Description concrète
Changement de méthode. Description concrète et analyse idéale, recherche de la loi immanente de l’organisme (Structure du comportement pages 68-70).
– rappel : l’approche dite scientifique est atomiste, réaliste et applique une relation causale linéaire. La méthode nouvelle impose la suspension de toute recherche des causes au profit de la description concrète, ce qui signifie observation de l’organisme et de la situation dans laquelle il agit ou réagit.
Ce changement de méthode produit un premier résultat : pour les organismes simples, devient perceptible l’allure d’ensemble du comportement et pour les pathologies humaines, ce sont les symptômes qui gagnent en visibilité et en précision. Juste un exemple. Gelb et Goldstein se sont occupés d’un grand blessé de la guerre de 1914, Schneider, qui avait reçu un éclat d’obus dans la tête ; parmi tous les symptômes qu’il manifestait, je retiens l’aphasie. Le terme désigne une incapacité à parler, mais la description concrète permet d’observer que cette incapacité est relative aux situations dans lesquelles est placé le malade et que par conséquent, on ne la comprend pas en la référant seulement à une cause cérébrale, il faut la mettre en relation avec les circonstances précises dans lesquelles elle se manifeste. Il faut en comprendre le sens.
C/ essence du comportement
L’analyse idéale intervient pour prolonger ce travail, elle est la recherche de l’essence du comportement. Le terme désigne ce qui est commun comme signification à tout l’ensemble des symptômes. Il est très important de souligner l’opposition entre recherche de la cause et recherche de la signification ; pour Merleau-Ponty les deux démarches s’excluent parce que d’un côté, la recherche des causes a totalement oblitéré la recherche du sens et parce que inversement il pourrait y avoir tentation de réinstaller les causes sous le sens. Par exemple, l’aphasie chez Schneider ne peut s’expliquer par la seule cause cérébrale, mais prend du sens si on la rapporte à une perte de la capacité à catégoriser les situations concrètes. On peut ainsi comprendre d’autres symptômes et la maladie globale. Il pourrait être tentant de chercher à nouveau les causes de cette perte dans les lésions du cerveau et de réactualiser ainsi ce qu’on avait écarté, les théories des localisations cérébrales. On retomberait ainsi sur le mode de pensée qu’on a voulu dépasser, et qui pose que tout trouble du comportement a une cause physiologique.
Or, pour Merleau-Ponty, l’intérêt de la Gestalttheorie est sa capacité à révolutionner aussi la physiologie ; la notion de forme doit être utilisée pour appréhender les processus physiologiques qui sous-tendent le comportement. On n’explique pas le comportement en partant de la physiologie ; on en saisit le sens, les variations, l’adaptabilité au milieu et on explore comment se mettent en place des circuits physiologiques ni préétablis ni fixés une fois pour toutes. Le perçu ne s’explique pas à partir du physiologique, c’est à partir du perçu que l’on doit mener la recherche en physiologie et y introduire la structure.
D/ loi immanente de l’organisme
Saisir la loi immanente de l’organisme. La description concrète inclut le comportement et la situation très précisément, ce qui fait apparaître le lien circulaire entre l’organisme et son milieu. On peut, à partir de ces observations, induire ce que l’organisme perçoit de son environnement, quelles réponses il va apporter et quelles il va écarter. On saisit, en quelque sorte, le comportement de l’organisme du point de vue de l’organisme lui-même. Cette méthode est appelée « point de vue du spectateur étranger ». Elle fait grandement progresser ce qui concerne l’objectivité: la recherche de l’essence pouvait apparaître comme anthropomorphiste et subjective, le chercheur projetant sur les comportements ce qu’il comprend des siens ou des catégories élaborées par sa seule pensée. Avec cette loi immanente, la recherche du sens du comportement observé est centrée sur les rapports organisme milieu et peut faire l’objet de statistiques et, comme on l’a vu avec le dressage des poules, d’expériences vérificatrices. Il y a donc des comportements privilégiés par l’animal lui-même. Canguilhem, à la même époque, montre que c’est l’organisme qui est source de ses normes propres.
En conclusion, on peut dire que la Gestalttheorie fait apparaître la nécessité, dans l’étude des organismes, de réintroduire les notions de finalité, d’intentionnalité, de sens du comportement. Elle réhabilite ainsi la vérité de l’expérience vécue mise à mal par le scientisme, avec l’avantage de produire des concepts qui font avancer la compréhension des comportements et de mettre en place une méthode qui les justifie contre l’accusation d’anthropomorphisme.
D’où cette question : pourquoi Merleau-Ponty n’en reste-t-il pas là ? Pourquoi éprouve-t-il le besoin de dépasser la Gestalttheorie ?
Le désaccord essentiel se fait sur le statut accordé au concept de forme. Merleau-Ponty reproche à la conception gestaltiste, et notamment à Koffka et à Köhler, de ne pas être allée au bout de ce que le concept rend possible, i.e. un dépassement de l’opposition entre matérialisme et spiritualisme, entre science et philosophie pour reprendre les termes du début de La Structure du comportement. Merleau-Ponty reprend donc le concept, indique les limites de l’usage qu’en font Koffka et Köhler et développe ce dont il est porteur pour penser la réalité humaine.
III-1. Critique de Köhler
Merleau-Ponty commence par la critique de Köhler (pp. 123-130) à propos de son ouvrage, L’intelligence des singes supérieurs parce que l’usage du terme intelligence semble mettre sur le même plan le singe et l’homme. Précisons, il n’est pas question de refuser au singe toute forme d’intelligence, mais de montrer qu’elle ne peut être bien comprise sans mettre en évidence ce qui la distingue de l’intelligence humaine.
On connaît certaines expériences de Köhler pour tester la capacité des singes à se donner des instruments, par exemple des bambous qu’il faut emboîter pour obtenir un bâton ou des caisses qu’il faut utiliser comme escabeaux et combiner avec un bâton pour attraper des bananes. Comment évaluer la réussite des singes ? Ils parviennent au terme de l’expérience, dit Merleau-Ponty, à condition qu’elle soit préparée en vue de leur réussite; autrement dit, on peut contester la valeur totalement objective du résultat de l’expérience et la compréhension qu’elle apporte du comportement des singes, par exemple hors de la cage. Cependant, cette limite est porteuse de sens car on peut dégager ce qui n’existe pas chez les singes pour mieux saisir ce qui caractérise l’intelligence humaine. Merleau-Ponty retient deux faits qui éclairent cette différence. L’incapacité du singe à percevoir la caisse qui devrait lui servir de support dès qu’un autre singe est assis dessus et l’incapacité au comportement du détour.
Premier fait, Merleau-Ponty rappelle que pour le singe, la caisse n’est pas perçue comme objet i.e. comme une chose séparée du contexte qui lui assigne une fonction et par conséquent comme susceptible d’en remplir plusieurs. La caisse occupée par un autre singe est une caisse-siège (page 127), elle ne devient escabeau que si l’ensemble de la situation proposée au singe investit déjà la caisse de cette possible fonction.
Second fait, le singe, qui peut faire un détour pour aller chercher un objet inaccessible immédiatement, est incapable de faire faire à l’objet le détour qui le rendrait accessible (l’éloigner dans un 1er temps pour pouvoir le rapprocher ensuite). Les deux opérations sont distinctes pour l’animal, ce qui révèle, d’une part, des structures spatiales différentes de celles de l’homme, d’autre part une incapacité à traiter le corps propre comme objet, lui aussi utilisable en vue d’une fin. Les relations spatiales que le singe constitue restent toujours prisonnières de la situation perçue, celle-ci dépendant de l’ancrage corporel de l’animal dans la situation. Il ne peut détacher de cet ensemble la perception de son corps.
Pour aller directement à la solution des deux problèmes, il faut dire qu’il manque au singe la capacité à constituer un espace virtuel, i.e. une perception de l’espace qui, tout en étant produite par l’exploration corporelle qu’en a fait l’animal, est détachée de la référence immédiate au corps et à sa relation présente à la situation. Merleau-Ponty fait dépendre cette capacité de la fonction symbolique propre à l’humanité et absente chez le singe.
le physique, le vital et l’humain
Si on ne perçoit pas ces différences fondamentales, on ne comprend ni le singe ni l’homme et on n’utilise pas le concept de forme en en tirant toutes les implications ; la distance du singe à l’homme doit être pensée en termes de différence structurelle, ce qui conduit Merleau-Ponty à distinguer trois ordres, le physique, le vital et l’humain. Pour chacun, il va établir qu’une structure singulière les définit et qu’on ne peut pas penser, par exemple l’humain, comme du vital auquel s’ajouterait la conscience (retour au dualisme que l’étude du comportement devait permettre de dépasser). L’animal n’explique pas l’homme, le physique n’explique pas le vital et réciproquement.
III-2. Critique de Koffka (pp. 140-147)
Pour légitimer l’application du concept de forme au comportement animal et réfuter l’accusation d’anthropomorphisme, certains auteurs avaient introduit des exemples de machines, dont celui du téléphone (page 11). Son clavier, composé de lettres et numéros, n’est utilisable que par combinaison de ces éléments produisant pour chacune une forme unique (le numéro que je tape et qui correspond à l’interlocuteur que je veux joindre). Si la machine intègre la structure, i.e. fonctionne par ce moyen, alors on doit admettre que ce concept n’est pas anthropomorphique. De la même manière, Köhler avait montré que le concept s’appliquait à des réalités physiques, incompréhensibles sans lui (page 148) avec l’exemple de l’autodistribution des charges électriques sur un conducteur ou des forces mécaniques dans une bulle de savon. Ces phénomènes physiques ont la particularité de constituer des équilibres avec les forces extérieures, en se maintenant selon une loi interne qui leur est propre.
Ces références font problème, car l’argument est à double tranchant. Il peut suggérer que les formes sont dans la machine et dans les réalités physiques, ce qui pourrait suggérer qu’elles sont aussi dans l’animal et dans l’homme. Koffka propose une explication qui va dans ce sens : la structure de la réalité matérielle trouve son double dans la structure physiologique des processus nerveux qui elle-même trouve son double dans des structures psychiques. Il n’y a pas empreinte directe du réel sur le physiologique, puis sur le psychique, il y a isomorphisme entre les trois ordres, le physique, le vital et l’humain ; les perceptions sont rendues possibles par le redoublement des structures physiques dans le psychisme, par l’intermédiaire des structures physiologique (page 145).
Pour Merleau-Ponty, si on adopte ce point de vue, on est du côté du matérialisme et on retombe dans le réalisme. On procède comme l’avait fait Pavlov, on transpose dans le réel ce qui s’était révélé indispensable à sa compréhension. Plus grave encore est la conséquence qu’il faut en déduire : si la forme devient cause, toute notion de signification devient inutile. Si les comportements ont des causes, leur signification n’est plus un caractère qui leur est intrinsèque, elle devient « la traduction, dans un langage humain d’ailleurs légitime, des processus structuraux du système nerveux ». (page 147)
Il résulte de cette critique que pour pouvoir maintenir le sens du comportement pas seulement comme finalité, mais comme signification, il faut repenser le concept de forme. C’est ce que fait Merleau-Ponty dans le chapitre III en montrant que la forme appliquée aux systèmes physiques est pour une conscience, et qu’appliquée aux structures vitales, elle est une idée sans laquelle l’organisme vivant n’est pas compréhensible (pages 164 à 173) parce que tout être vivant, y compris l’homme constitue, par son comportement, « un noyau de signification » (formule empruntée à E. Bimbenet, commentaire du chapitre III de La structure du comportement).
Est-ce que cette reprise du concept de forme est la solution au problème que Merleau-Ponty cherchait à résoudre, à savoir le dépassement de l’opposition sciences/philosophie ? Ne nous fait-elle pas sortir d’une difficulté pour nous faire aussitôt retomber dans une autre ? Ne retrouve-t-on pas là la conception kantienne et le point de départ du livre (tout ça pour ça !) ?
Dernière difficulté à résoudre, cette conclusion nous ramène-t-elle purement et simplement vers la solution kantienne ou existe-t-il une échappatoire ?
IV-1. Ordre humain
La critique de Köhler et Koffka n’annihile pas toute la conception gestaltiste. Merleau-Ponty reprend le fil directeur annoncé au tout début de l’ouvrage – l’étude du comportement – et la méthode de l’observateur étranger. Au lieu de réduire la forme à une nouvelle causalité, il va la maintenir comme ce qui porte la signification. On revient donc à la méthode de description concrète et d’analyse idéale.
De ce point de vue, la réalité humaine – l’ordre humain dit Merleau-Ponty – se présente comme production de nouvelles structures, projection dans le monde d’un nouveau milieu irréductible aux précédents puisqu’il inclut des objets d’usage (le vêtement, la table, le jardin) et des objets culturels ( le livre, l’instrument de musique, le langage). C’est par le travail que l’homme installe ce monde et inaugure une nouvelle dialectique et c’est à partir d’elle qu’il va folloir dégager la perception et la conscience proprement humaines (La structure du comportement page 187).
Pour ce faire, Merleau-Ponty se sert de la perception enfantine non pas pour préparer une genèse de la perception adulte, mais comme révélateur d’une expérience originaire qui nous constitue et que nous avons « oubliée ».
Le monde de l’enfant n’est pas d’abord un monde d’objets, mais d’humains, le premier paysage de l’enfance est fait de visages, de corps, de gestes dont l’enfant est capable de percevoir la signification. Cela revient à dire que le corps humain est expressif et que l’enfant y a accès de manière immédiate. Les objets qu’il rencontre sont ceux signalés ci-dessus, ils sont donc marqués du sceau humain, et d’autant plus pour l’enfant qu’il les perçoit au travers des gestes des adultes qui en font usage. Les objets de l’enfance renvoient donc à des significations humaines.
Enfin, troisième composant de ce monde : le langage. Il n’est évidemment pas compris par l’enfant dans sa fonction signifiante, au sens de la linguistique, ni dans sa capacité à fonder des catégories logiques. Les mots que l’enfant entend puis s’efforce de répéter véhiculent eux aussi des intentions, l’intonation, le rythme, le degré de puissance… disent quelque chose qui n’a pas besoin du signifié. Le langage est perçu comme ce par quoi s’exprime la communication.
IV-2. Conscience incarnée
Le monde de l’enfant est un monde de significations humaines qui sont à la fois perçues et utilisées. Elles ne passent pas par des représentations i.e. des constructions d’images et d’idées, elles sont éprouvées et vécues.
Pour faire saisir cette proposition étonnante, Merleau-Ponty fait un rapprochement entre perception enfantine et perception du terrain par le joueur de foot en action (page 183). Celui-ci ne perçoit pas le terrain comme un objet auquel il aurait loisir de s’intéresser, mais comme ce qui polarise son action à tout moment ; « le joueur fait corps avec lui et sent par exemple la direction du but aussi immédiatement que la verticale et l’horizontale de son propre corps ». Du point de vue de la conscience du joueur, il faut dire qu’elle est tout entière dans « la dialectique du milieu et de l’action », elle est portée par le corps en activité et ne s’en détache pas pour devenir conscience d’objet ou conscience de soi.
Ces deux types d’expérience montrent que notre premier rapport au monde est un rapport vécu qui fait sens et que notre conscience primordiale s’enracine dans un rapport charnel aux choses et aux êtres. La construction plus tardive des représentations peut sédimenter cette expérience originaire et nous la masquer, pas la faire disparaître. Merleau-Ponty va montrer tout au long de la Phénoménologie de la perception comment cet ancrage premier façonne nos représentations.
Cependant, la relation de l’enfant à son monde fait apparaître autre chose de la conscience. En effet, si l’enfant est capable de saisir le sens d’un geste et de ne pas le laisser flotter entre tous les mouvements qu’il perçoit, s’il reconnaît des successions sonores comme mots et pas comme bruits, c’est qu’il est capable de saisir « dans ces actes et ces objets l’intention dont ils sont le témoignage visible » (page 184). Cette capacité indique des structures a priori de la perception enfantine telles que la structure expression/exprimé et la structure alter ego. Ce ne sont pas des structures innées, qui seraient prêtes à l’emploi dès que l’expérience se présenterait. Merleau-Ponty fait remarquer qu’une telle hypothèse est contredite par l’expérience. La formule structures a priori signifie seulement présence de structures indécomposables et inséparables des contenus perceptifs. C’est l’analyse idéale de la description concrète qui permet de dégager le sens de la conscience enfantine. Pour finir, il montre que la conscience est incarnée et suit l’engagement du corps dans le monde, selon toutes les possibilités qui s’offrent, désirer, vouloir, craindre.
IV-3. Fonction catégoriale
Enfin, en suivant cette analyse et en réintroduisant le travail, Merleau-Ponty va montrer que ce qui fait la différence entre la conscience proprement humaine et la conscience animale, c’est la fonction catégoriale (pages 189-191). Dans l’activité qu’il suppose, comme dans les résultats qu’il produit, le travail manifeste une capacité à accéder au virtuel et à la perception d’objets indépendamment de leur lien à une situation particulière. Cette fonction, dont Kurt Goldstein a donné la première formulation, libère la conscience, « l’affranchit de toute nature donnée » (E. Bimbenet, Structure du comportement, commentaire du chapitre III).
Ce qui définit la conscience proprement humaine, c’est d’être à la fois conscience enracinée dans une existence corporelle qui impose à l’homme un rapport au monde et conscience capable de dépasser cet enracinement en se donnant des structures qui rendent possible l’introduction du virtuel dans la perception et dans l’action et la constitution du monde comme spectacle.
C’est cette différence essentielle que Köhler n’a pas perçue quand il a attribué l’intelligence aux singes. De manière globale, le reproche que Merleau-Ponty adresse à la gestalttheorie c’est de ne pas avoir poussé jusqu’à ce qu’elle rendait pensable la notion de forme. La structure du comportement en montre toute la richesse, d’une part en la dégageant radicalement du concept de cause auquel il est tentant de la ramener, d’autre part en l’utilisant, ainsi épurée, pour penser le comportement humain.
Sans ce concept fondamental et sans la méthode du spectateur étranger, l’objectif que s’était donné Merleau-Ponty – penser les rapports de la conscience et de la nature – ne pouvait aboutir. C’est bien ce que montre, de son point de vue (et en toute modestie, du mien aussi), la nécessité qu’il y avait à proposer une autre philosophie pour résoudre ce difficile problème.