Ce texte témoigne de la rencontre et de l’amitié de l’auteur avec Noël Salathé. Il fut dit, c’est bien le mot, improvisé même, aux États généraux de gestalt-thérapie en mai 2008. Le voici ici restitué. Il honore autant celui qui le prononça que celui qui en fut le {prononcé. Il vient de loin et y conduit. Il témoigne. Philosophie clinique, gestalt-thérapie et phénoménologie, un dialogue de recherche, en recherche, s’affiche ici sous vos yeux.
Nous aurons l’occasion d’y revenir. Un bel aller et retour en perspective. En attendant allez-y voir déjà par vous-même. Lisez, glanez, récoltez comme vous pourrez. Ce texte dont certains segments ont des airs de à la va comme je te pousse, précisément pousse, foisonne de partout. Noël Salathé bougonne, Jacques Péaron bourgeonne (La scène se passe à Artex). Que pour ses lecteurs la fête commence !
Philippe Grauer}
« Le genre de philosophie que l’on choisit dépend du genre d’homme que l’on est » Fichte . Le genre de psychothérapie que l’on choisit dépend aussi du genre d’homme que l’on rencontre. Début des années 80… Un soir de mauvais temps. Un long couloir, une lueur blafarde. Lui et moi, chacun de notre côté, faisant les cents pas. Il était bougon, j’étais ronchon. Hésitant, l’homme était impressionnant, je me décidais. Nos regards se sont croisés.
Je bredouillais, il marmonnait, le courant passa. La suite nous appartient. Je ne serai pas ce que je suis si je n’avais pas rencontré Noël SALATHÉ, c’est à la lumière de son ouvrage La Psychothérapie existentielle, une perspective gestaltiste que j’ai pu structurer et unifier philosophie et psychothérapie. Ce bref exposé lui est dédié. Rares sont les personnes à qui je peux dire : « Je suis heureux que tu existes, pour moi et pour les autres ». Cet homme en fait partie.
L’existentialisme correspond à un courant philosophique et non à une école aux frontières précises. La condition humaine et le sens de l’existence sont au cœur de la problématique existentialiste.
L’existentialisme est un humanisme , référence traditionnelle Sartrienne (conférence du 28 octobre 1945) n’est qu’une figure singulière d’un courant qui passe par l’humanisme d’Érasme et de Montaigne et qui à l’heure actuelle s’enrichit de multiples confluents puisque, par définition, l’existentialiste est un homme agissant qui se veut penseur libre, acteur responsable. Confronté au temps qui passe et à l’environnement dans lequel il se situe, il se dit être l’auteur incontesté de ses actes. Placé dans le monde en tant que sujet réflexif, la posture phénoménologique parait la plus ajustée pour rendre compte de cette expérience humaine.
Ceci posé, il serait tentant d’élaborer une théorie de la vie englobant l’étude des processus en vue de structurer sa vie. Voyons ce qu’en pensent quelques philosophes qui se sont interrogés sur les questions de l’existentiel dans le courant existentialiste ?
L’existentialisme est la mort de la philosophie de l’existence : lettre de Karl Jaspers adressée à Jean Wahl en 1937. Il s’en explique, l’existence reste définitivement rebelle à une saisie théorique. Et comme le souligne Maurice Merlau-Ponty : « Notre corps est le support de la conscience et de la réflexion, nos idées et notre corps sont inséparables ». Son concept de corps propre envisagé non point comme réalité purement biologique et matérielle mais comme centre existentiel et manière d’être au monde, invite chaque personne à définir son unicité. Ce qui renvoie, dit en d’autres termes, chacun à son individualité propre et à la solitude. Et Emmanuel Lévinas de poursuivre : cet existant se conjugue au temps présent par l’avènement du « je » qui est conscience, [le cogito de Descartes] (de l’existence à l’existant) et de conclure en un autre endroit : « La relation avec l’autre est une relation avec un Mystère (le temps et l’autre). »
La situation est paradoxale, les existentialistes qui nous invitent à la réflexion sur l’existence nous disent en quelque sorte : À quoi cela sert de définir une réalité qui n’a pas besoin d’être définie puis qu’elle est, c’est une évidence ? À quoi sert d’élaborer une théorie puisque qu’elle est apparemment rebelle à toute saisie ? Et moi d’ajouter : à quoi sert de se poser tant de questions puisque tout cela tient du mystère ? Nous nous retrouvons au point mort, si je peux me permettre et pourtant je suis là, saisi par l’étonnement d’exister, d’être là, présent. C’est bien ce que nous dit Gabriel Marcel « L’existence n’est pas séparable de l’étonnement » Comment garder précieusement ce regard étonné d’un enfant de trois ans sur le monde, tout en ayant la maturité d’une vision d’adulte ?
Car une question m’a toujours préoccupé : qu’est-ce qui pousse l’homme à construire des théories originales et complexes pour expliquer son étant-là, présence multiple dans sa relation à soi, au monde et aux autres ? D’où vient ce besoin fondamental de s’apparenter à un courant de pensée pour rendre compte de sa réalité existentielle ?
J’en appelle à Söeren Kierkegaard, ce philosophe a élaboré le concept d’angoisse. Il y a une ébauche manifeste d’une émotion que chacun d’entre nous a du ressentir un jour. Que je nomme, dans le sillage de Yalom et Noël Salathé, angoisse existentielle, c’est-à-dire une profonde souffrance qui n’a pas d’objet et décrite ici succinctement : « … un état affectif … où deux possibilités s’affrontent, l’anéantissement et la pérennité du moi. ». L’angoisse est alors la manifestation d’un sentiment d’insécurité devant sa propre existence avec cette étrange sensation de la désagrégation du soi.
C’est une sensation qui se niche au fond des entrailles et qui nous vient de je ne sais d’où… du fond des âges. Bribes du Néant. Fantômes de sentiments archaïques ? Peut-être… « Exister… c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence et nous avons eu des sentiments avant des idées » Jean-Jacques Rousseau. Et je poursuis avec Martin Heidegger : « L’angoisse est une situation affective fondamentale qui nous place devant le néant ». Il me semble que chacun s’est construit, à partir d’une cette situation affective fondamentale insupportable une représentation de ce concept de « néant ». Pour ma part je le conçois comme une béance, sorte de trou noir qui engloutit chair et esprit tout en s’effondrant sur lui-même. Et pourtant, englué en pleine conscience dans cet espèce de magma informe émerge une vibration, il y a alors un je ne sais quoi qui me pousse à agir, mais pas n’importe comment.
La question : du qui suis-je et du comment suis-je ? Peut-elle vraiment rester sans réponse ? A cet instant, mon horizon s’étire du « connais-toi-toi-même » de Socrate au « soi-même comme un autre » de Paul Ricœur
Alors abordons la question posée. Quelles sont les conditions requises pour une posture existentialiste rigoureuse ?
Pour y répondre cela requiert une conception de l’homme. Je vous propose à cet effet ma modeste contribution d’un point de vue gestaltiste.
L’être humain est une forme particulière de la vie qui émerge du fond cosmologique. Constitué de cette énergie par laquelle la vie s’efforce de persévérer dans sa substance, (à cet effet Spinoza emploie le terme conatus), chaque être humain est une figure temporelle et singulière issue de ce fond.
L’angoisse considérée comme vertige d’être au monde, le désir considéré comme puissance même d’exister, le phénomène de la conscience se manifestant dans l’espace de cette expérience, le principe de « réalisation de soi et de son destin » est une donnée fondamentale de l’homme avec et dans le monde.
ce postulat de base en point de vue existentiel
Quand j’emploie le terme existentiel cela se réfère à cette vision de l’homme dans ses multiples interrogations, sur son être au monde, sur le processus de son « étant avec le monde » en permanente interaction et confronté à faire des choix en fonction des valeurs qu’il accorde « aux choses de la vie ». Ainsi participe-t-il à la vie, par ses relations au monde et avec autrui. C’est une personne libre, un sujet authentique, responsable de ses actes, soucieux du sens à donner à sa vie. La raison d’être du Gestalt-thérapeute existentialiste consiste à mettre tout en œuvre pour que tout être humain advienne comme sujet du monde
Maintenant voyons la question de la posture.
Elle se déploie dans l’espace d’un entre deux, au cours d’un dialogue.
En effet « ce semblable autre » va se dévoiler face à moi. C’est la qualité de mon « être là », ou plus exactement mon « étant là » qui est le seul levier de transformation dans cette relation. Le « je » se faisant présent pour qu’advienne le « tu » se maintient dans le souci, comme le dit Hannah Arendt , non de la souffrance de l’autre mais de la personne souffrant d’être l’objet de son histoire. C’est au cours et à travers cette relation qui a pour visée de débusquer les phénomènes aliénants manifestés par la personne agissante, qu’elle adviendra comme sujet libre.
Mais n’y a t il pas une certaine prétention à croire que c’est « l’être là » de la personne du gestalt-thérapeute qui accompagne et soutient l’épiphanie du sujet ?
Pour en revenir à une éventuelle posture « existentialiste rigoureuse » ce serait de s’engager à se dessaisir de la mauvaise foi Sartrienne. Je ne joue pas à être, pas de faux semblants. C’est être authentiquement soi, assumant entièrement sa conscience d’être. Libre et Responsable, conscient d’être limité à sa propre compréhension du monde. Ceci nous mène sans détour à la question de l’éthique définie par Robert Misrahi comme l’organisation réflexive du désir. Réflexion sur le fondement de l’action et par conséquent sur ses contenus, son sens et sa responsabilité.
Pour ce faire le gestalt-thérapeute doit œuvrer avec rigueur à élargir son champ de conscience. Quelle que soit la méthode qu’il choisit elle indiquera le genre de représentation du monde qu’il se fait. Mais il est nécessaire qu’il reste ouvert à ce que Paul Ricœur nomme du terme refiguration : garder « cette capacité à réorienter et à restructurer une expérience, et à produire une manière nouvelle d’habiter le monde » à chaque rencontre.
En fin de compte, y a t-il une posture existentialiste rigoureuse ?
De prime abord je disais non, car la complexité de l’œuvre de SARTRE est telle qu’il faudrait être un disciple sérieux asservi et stupide pour définir une posture Sartrienne sans imposture. Il en serait de même avec n’importe quel philosophe, psychanalyste, psychologue ou psychothérapeute. Alors ? Si je reprends l’idée même que tout être humain doit advenir comme sujet du monde, je choisis une posture rigoureuse du fait même de l’emploi du terme « devoir ». Je me place dans une obligation éthique, en me plaçant de mon point de vue, et morale en nous plaçant d’un point de vue collectif. Si l’existentialisme est un instantané dans un courant philosophique existentiel, il y a certainement une posture existentielle rigoureuse ou du moins plus modestement, qui requiert certains critères.
Essayons d’en dégager quelques critères sur lesquels nous pouvons nous appuyer en donnant la parole aux philosophes.
Considérer que l’angoisse est constitutive à la nature humaine.
– Söeren Kierkegaard : « L’angoisse est le vertige de la liberté. »
– Martin Heidegger : « L’angoisse est cette situation affective fondamentale, qui nous place devant le néant. »
– Jean-Paul Sartre : « L’angoisse est le mode d’être de la liberté comme conscience d’être . »
Considérer que tout être humain est doté d’une conscience.
– Alain : « La conscience, c’est le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de juger. » Les Arts et les Dieux.
– Saint Thomas : « La conscience à proprement parler n’est pas puissance mais acte… elle implique… la relation du savoir avec autre chose. Or l’application du savoir à une chose s’accomplit par un acte. » L’être et l’esprit.
Considérer que l’étant , la personne en interaction avec et dans le monde, « ne participe qu’au présent » dans une relation singulière certes mais qui implique du déjà là .
– Jean Toussaint Desanti : « Il faut pour cela que, dans son fond [l’ego] et à titre de condition préalable, soit porteur originaire de ce champ des possibles… les variations [des actes] sont libres en effet, mais jamais arbitraires… ces variations s’opèrent dans un champ préalablement normé. » Introduction à la phénoménologie.
– Paul Ricœur : « … chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous, surgit au milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée ; des choix, des préférences, des valeurs que chacun trouve en s’éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s’incère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des œuvres antérieures déposées par nos prédécesseurs ». Avant la loi morale : l’éthique (in Encyclopédia universalis).
Considérer que l’être humain est « projet » et en « quête de sens ».
– Jean-Paul Sartre : « l’homme se confronte d’abord au fait nu de son existence. C’est lui qui se donnera son essence, en se faisant tel ou tel, c’est-à-dire en réalisant son projet »
– Robert Misrahi : « Le sens est la raison d’être, la justification d’une action ou d’une existence. Concrètement le sens est donc le but qui, investi d’une valeur, confère en retour une signification au sujet qui le poursuit », in Qu’est-ce que l’éthique ?.
Je laisse à votre entière appréciation ces citations que j’ai glanées au cours de mes promenades sur les chemins de « mon existence ». J’ai bien conscience que j’ai choisi chez ces philosophes ce qui me permettait d’étayer une posture « existentialiste ». Je n’adhère pas, par exemple à la philosophie du manque de Sartre et je suis rebelle à l’emploi ce cette conjonction « donc ». Que ce soit du « Je pense donc je suis » de Descartes au « Je me révolte donc nous sommes » de Camus. Il y a un je ne sais quoi de causalité et d’évidence qui va à l’encontre d’une philosophie basée sur le rejet du déterminisme, (je suis comme cela à cause de…) et une constriction du champ des possibles.
– Puisque c’est mon engagement dans le monde qui fonde mon existence, ma préoccupation existentielle du moment est celle-ci : en reprenant une célèbre citation : « si l’homme n’est plus valeur suprême et source des valeurs, si il n’est qu’un objet de notre préoccupation, alors l’HOMME est mort et tout est permis . » Là où en est le monde, là où l’homme est confronté désormais à lui-même, un néo-manifeste humaniste ne suffira pas. Même si l’œuvre de transformation parait monumentale posons nous la question : « En quoi je contribue à la marche du Monde en tant que gestalt-thérapeute ? »
– Alors reste pour moi la question percutante de Paul Tillich : « Existe-t-il un courage qui puisse triompher de l’angoisse, de l’absurde et du doute ? » Le courage d’être. L’auteur nous parle de la foi. De la foi en l’homme. Agrippé à cette conviction qu’un « je » advient par la grâce d’un « tu », convaincu comme Albert CAMUS : « Qu’il y a dans l’homme plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». La peste, en pleine conscience de mon engagement, je prends la mesure de ma responsabilité. Dans cette entreprise résonnent en écho les paroles d’encouragement que m’adresse souvent Robert Misrahi : « Fondez vos actes dans la joie ».
BIBLIOGRAPHIE
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LEVINAS Emmanuel : Le temps et l’autre, Quadrige / PUF, 4ème édition 1991, 94 p.
MISRAHI Robert : La problématique du sujet aujourd’hui, Encre Marine, 2ème édition 2002, 378 p.
MISRAHI Robert : L’enthousiasme et la joie, Dervy, 2000, 206 p.
MARCEL Gabriel : Essai de philosophie concrète, Folio essais, 360 p.
POCHE Fred : Penser avec Arendt et Lévinas, chronique Sociale, 1998, 128 p.
SALATHE Noël K. : Psychothérapie existentielle, Amers, 1992, 2ème édit. 1995, 174p.
SARTRE Jean-Paul : L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 142 p.
À lire tous les auteurs cités dans leurs textes fondamentaux.