Un freudien authentique c’est tout sauf un authentique freudien. C’est quelqu’un qui ayant accédé à lui-même par la psychanalyse le reste, lui-même, plutôt que régresser à l’adhésion à une doctrine éprouvée sur le mode de la foi religieuse, d’un zèle conformiste et d’une arrogance stérile. De nos jours où le scientisme, la religion de la science, ronge les neurones de nombre de nos universitaires en sciences humaines, il serait dommage que parallèlement le psychanalysme comme religion de la psychanalyse se substituât à la psychanalyse. Mais tout le monde sait qu’il n’en est rien, et que ça n’est pas l’esprit de chapelle qui pousserait certains à se compromettre avec un texte de loi injuste mais avantageux pour leur camp.
Ce simple article de la psychanalyste la plus renommée et respectée au monde nous rappelle avec sa belle simplicité et liberté d’allure ce que penser par soi-même veut dire, et qu’on peut se réjouir d’avoir appris d’un kleinien et d’un jungien qui se trouvaient là. Profitons-en pour nous souvenir au passage que la fameuse Madame Goudinoff, sans doute lointaine parente de Madame Papovska, est simplement une mère pas trop dégueulasse, et d’une façon générale que se permettre de penser sans s’encombrer de mots d’ordre d’Écoles chosifiés c’est cela authentiquement se montrer freudien.
Philippe Grauer
Par JOYCE MAC DOUGALL
Psychanalyste, Paris
Quand mon collègue Philippe Porret m’a demandé si j’accepterais de parler à ce colloque sur le rôle qu’a joué Winnicott dans ma formation psychanalytique, j’ai accepté à condition que cela ne me demande pas de préparation particulière. Il était d’accord que je parle de Winnicott, tel que je l’ai connu pendant mes quelques années londoniennes.
Je n’ai pas l’intention de vous parler des théories et paradoxes de Winnicott — car vous connaissez déjà son œuvre — et sans doute aussi les excellents livres qui ont été écrits sur lui par certains analystes bien connus en France (je pense en particulier aux livres d’Heitor de Macedo, Anne Clancier et Janine Kalmanovitch).
Le chemin vers Winnicott.
Je vais donc vous parler du chemin personnel qui m’a amenée à rencontrer Winnicott. Pour commencer par le commencement, le début de ma formation psychanalytique a été celui d’une autodidacte en Nouvelle Zélande, alors que j’étais âgée de 17 ans lorsque j’ai lu Psychopathologie de la vie quotidienne » dans une édition de poche. Après cette lecture, ma décision fut prise : je ne ferais pas mes études de médecine comme le souhaitait ma famille (j’ai laissé cela à d’autres membres de la famille). Par contre, j’ai déclaré que j’allais étudier la psychologie. En fait, mon rêve était d’arriver, d’une façon ou d’une autre, à Londres pour entreprendre une psychanalyse. Je me suis demandée aussi, vaguement, si un jour je pourrais suivre une formation de psychanalyste d’enfants.
Je me suis inscrite cette année là à la Faculté d’Arts et Sciences de l’Université d’Otago où je rencontrai mon futur mari Jimmy McDougall, dans le Club de Théâtre de l’École Normale. Nous avions été tous deux choisis pour jouer une pièce destinée à une production publique (déjà je m’intéressais au théâtre, mais pas en temps qu’actrice, mon rêve étant de produire des pièces ce que je fis dans le cadre de l’Université et de l’École Normale d’Otago). Nous avions le projet ferme, mon mari et moi, mais avec des visées différentes, de quitter la Nouvelle Zélande pour l’Angleterre : moi dans l’espoir de commencer une analyse, et peut-être un jour d’entreprendre une formation, mon mari avec le souhait d’aller plus loin dans son champ à lui, l’éducation des adultes et ce qui s’appelait l' »extension universitaire ». Mais la déclaration de guerre a provisoirement mis fin à nos rêves. A la place, j’ai donné naissance à un fils et deux ans et demi plus tard à une petite fille, née le jour même de la fin de la guerre (télégramme de mon père qui suggéra que nous la prénommions « Victoria Japonica » !).
Il nous fallut attendre encore trois ans avant qu’il nous soit possible de faire notre grand voyage en Angleterre. Dès notre arrivée, j’écrivis des lettres à tous les gens dont j’avais lu les livres, et parmi eux, Anna Freud et D.W. Winnicott.
Voici ce dont je me souviens de mon entretien avec « Miss Freud » à Hampstead Gardens. Sa première question fut la suivante : « Mais comment avez-vous entendu parler de mon père ? » Interloquée, je lui répondis que j’avais lu quelques uns de ses livres (je ne fis pas mention de ma Psychopathologie de la vie quotidienne en édition de poche) et j’ajoutai qu’en plus, ayant été étudiante en psychologie, il était beaucoup question de son père et de son œuvre à l’Université. « Ici, à l’Université, on ne parle pas de mon père » me dit-elle (étonnement de ma part — comment ça ? Une étudiante Kiwi pourrait-elle être plus instruite que sa contrepartie anglaise ?).
Quand je lui dis mon intérêt pour la formation en psychothérapie d’enfants elle me demanda d’un ton un peu accusateur : « Mais avez-vous des enfants ? » (et moi de répondre… « j’ai deux petits, etc.). À la fin, elle m’expliqua la démarche à suivre en m’assurant que je serais acceptée comme élève à la Hampstead.
En accord avec mon tempérament, je choisis un analyste du « Middle Group » et commençai les séminaires au début de l’année scolaire, pour la plupart dans la bibliothèque de la maison même des Freud, quatre soirées par semaine. On était supposé ne rien faire d’autre que travailler et étudier dans cet endroit sacro-saint ! Une fois, j’aperçus la vieille Martha, la femme de Freud, qui ouvrit brusquement la porte de la bibliothèque sans doute pour prendre un livre et qui, en nous voyant, dit tout haut « Chut ! encore des psychanalystes ! » et elle claqua la porte derrière elle. Anna continua à parler comme si de rien n’était (ce qu’elle fit quelques mois plus tard après nous avoir annoncé la mort de sa mère. Je ne crois pas qu’elle était insensible à cette perte, mais elle avait une éthique qui interdisait qu’on révèle ses états d’âme).
Ayant choisi une école pour mon fils et une maternelle pour ma fille, je trouvai du travail. Je fus d’abord psychologue clinicienne au Maudsley Hospital, dans le service de pédopsychiatrie où je rencontrai des analystes autres que nos enseignants de Hampstead, et où je pus suivre leurs cours. Un kleinien (Henri Rey, français) et un jungien (Gordon Prince) m’ont particulièrement intéressée, et en même temps je profitai de l’invitation de Winnicott pour assister à ses entretiens à la Paddington Green Children’s Hospital.
La rencontre avec Winnicott fut pour moi un émerveillement. L’originalité, tant de sa personnalité que de sa pensée et de son approche thérapeutique, m’a laissée une empreinte durable.
Une vignette de son travail me revient : il s’agissait d’une jeune femme, Cockney, qui avait consulté Winnicott pour son petit garçon de 3 ans parce qu’il « ne chiait plus ».
— « Depuis combien de temps est-ce qu’il ne chie plus ? » demanda Winnicott. Tout en parlant avec la mère, il offre à l’enfant du papier et un crayon.
— « Depuis deux semaines ».
La mère enchaîne en parlant de sa fille, de son mari et de son travail de concierge. A un moment donné, Winnicott l’interrompit :
— « Madame, depuis combien de temps êtes-vous enceinte ? ».
— « Mais Docteur, je ne l’ai dit à personne encore ! Même mon mari ne le sait pas ».
Winnicott se tourna vers l’enfant : « Mais lui, il le sait » ; (à l’enfant) « tu voudrais en savoir plus sur le bébé qui est dans le ventre de ta maman ? ».
L’enfant qui crayonnait depuis le début de l’entretien de grands cercles sur le papier répond : « Ouais! ».
La semaine suivante la mère annonça à Winnicott : « Docteur, il chie, il chie ! ».
Je me souviens encore de certaines de ses notions qui m’ont le plus impressionnée telles que : « le bébé n’a pas tant besoin d’un repas qui lui convient que d’être nourri par quelqu’un qui aime le nourrir… sinon tout est…mécanique…mort ».
Je fus tout aussi ravie de voir Winnicott prendre en grippe le célèbre pédiatre néo-zélandais Truby King, bien connu pour ses centres de soins aux jeunes mères avec leur nourrisson, et son insistance à prôner que les bébés doivent être nourris à des heures régulières et privés de nourriture, s’ils demandent à d’autres heures. Et Winnicott de proclamer haut et fort que c’était une idée insensée !
Il faisait référence aussi, à cette époque, aux travaux de Mélanie Klein, surtout à son concept de position « schizo-paranoïde » et celui de « position dépressive » qu’il approuvait tout en laissant traîner un soupçon de doute quant à leur importance fondamentale.
Tout aussi frappante et inoubliable pour moi fut l’expérience de Winnicott avec de très jeunes enfants (de quatre/six mois, etc.) qui était étayée sur les observations de Freud de « l’enfant à la bobine » et l’exemple de Winnicott qu’il a illustré à partir du cas d’une enfant asthmatique et insomniaque (« Margaret ») où il décrit comment il mettait à la portée du bébé une spatule métallique et comment l’asthme disparut après deux séances avec mère et bébé : plus de spatule ! Winnicott soulignait que tout ce qui se passe dans ce genre de cas ne peut s’expliquer sans la notion de « fantasmes » chez le bébé — détachés des mots — fantasmes primaires et inconscients.
Par la suite, ses idées sur la relation entre psyché et soma m’ont intéressée au plus haut point : Winnicott insistait sur le rôle de la mère qui consiste à associer le corps et l’esprit, afin que son enfant se sente exister. Il disait, je le cite, que dès le début « une mère avec un nourrisson est engagée constamment à tisser pour son bébé des liens entre son soma et sa psyché ». Et il ajoutait que « même un bébé né avec une difformité peut devenir un enfant en bonne santé psychique, avec un self non déformé, pourvu qu’il (ou elle) ait été totalement accepté(e) en tant que tel par ses parents ».
Cette intégration dans le développement du sentiment d’identité subjective commençait, disait-il, bien avant qu’on puisse parler en termes de verbalisation ou de structure, ce qui selon Winnicott débute chez le petit enfant avec l’image de lui-même reflétée dans les yeux maternels. Ensuite, il élaborait ce concept pour expliquer que ce que le bébé capte dans le regard de sa mère est ce qu’il représente pour elle (bien plus tard, Piera Aulagnier en est venue à dire des choses semblables à partir de ses recherches avec les mères d’enfants psychotiques et sans avoir lu Winnicott ; d’ailleurs, cela l’énervait beaucoup d’entendre que Winnicott avait fait les mêmes observations).
À la suite de Winnicott, je m’intéressais aussi à ce qui pouvait advenir chez des sujets démontrant une scission entre psyché et soma. L’intégration psychosomatique peut être bloquée chez l’enfant qui se trouve obligé de se défendre par un clivage entre corps et esprit pour éviter non seulement la menace d’une rupture dans sa continuité narcissique, mais plus encore contre le danger extrême d’anéantissement en tant que sujet. Je crois que mon intérêt pour le « corps parlant » a commencé à Londres et des années plus tard, il m’a permis d’écrire dans un chapitre d’un livre récent (Eros aux mille et un visages intitulé « Du corps parlant au corps parlé ») et de reconnaître qu’il est imprégné de ce que j’ai appris en écoutant Winnicott des années auparavant. Je me permets de me citer : « Chez le nouveau-né, corps et esprit ne sont pas encore vécus comme séparés et le bébé ne fait aucune distinction entre son psychisme et son corps, et ceux de sa mère. Sa mère n’est pas encore une « autre », distincte de lui, tout en étant bien plus que cela : elle constitue un environnement total dont l’enfant n’est qu’une minuscule partie. Nous pouvons poser l’hypothèse d’un fantasme universel, pendant les premières semaines de la vie, dans l’expérience psychique de l’enfant : celui d’un corps et d’un esprit pour deux personnes… Il est normal que les mères partagent l’illusion d’une fusion totale avec leur bébé pendant les semaines qui suivent sa naissance. Mais, pour diverses raisons, quelques-unes d’entre elles prolongent volontiers ce fantasme de fusion comme si, inconsciemment, pendant de longs mois (voire même des années) elles vivaient leur enfant comme une partie intégrante d’elle-même. Ignorant les signaux des communications non-verbales de leur bébé, elles lui imposent leur interprétation de ses besoins et de ses préférences (les insomnies infantiles, une des formes les plus précoces de perturbation psychosomatique chez le nourrisson, sont souvent provoquées par cette forme de maternage. Autrement dit, le problème réside dans l’angoisse de séparation de la mère et non dans celle de l’enfant !).
Et plus loin (je me cite encore) : « l’idée d’une dissociation entre soma et psyché est parfaitement arbitraire ». Le concept de la dualité corps-esprit qui nous vient tout droit de la philosophie cartésienne peut obscurcir notre perception, fausser nos concepts théoriques et même dévier notre travail clinique. De plus, postuler comme le prétendent volontiers certains théoriciens que le corps n’a pas de « langage », est un parti pris douteux alors que probablement c’est le seul langage qui ne saurait mentir ! Tout au moins, est-il certain que le corps, comme son fonctionnement somatique, est doté d’une mémoire remarquable.
La psyché infantile est indéniablement construite sur un mode pré-langagier, malgré le fait que les premiers échanges entre la mère et son bébé ont lieu dans une atmosphère infiltrée du langage… Dès sa naissance, le tout petit baigne dans des influences environnementales organisées autour d’un système de signes et significations verbaux. Mais, en même temps, un autre langage est en train de lui être transmis. Le corps de l’enfant avec toutes ses perceptions sensorielles est en contact constant avec le corps de sa mère (sa voix, son odeur, sa peau, sa chaleur). Le bébé accueille ces communications non-verbales sous la forme d’inscriptions corporelles, bien que celles-ci soient transmises par des êtres parlants. »… « D’une certaine façon, l’expérience somatique est déjà, et pour toujours, étroitement liée au monde symbolique depuis la naissance, mais il ne s’agit pas encore de signifiants verbaux. »‘
Je ne peux pas être sûre que Winnicott aurait été totalement d’accord avec ce que j’ai écrit là, mais il est certain qu’il aurait reconnu jusqu’à quel point sa pensée m’a marquée.
À la Tavistock, où je me suis inscrite également, j’eus de brèves rencontres avec des kleiniens (ce qui était déconseillé par la Hampstead Clinic) là où circulaient des blagues telles que : l’analysant retardé par une panne de voiture qui téléphona à son analyste kleinienne pour dire « j’aurai une demie heure de retard, mais commencez quand même ».
J’ai eu la chance d’être nommée psychologue clinicienne dans un nouveau CMPP à Londres et, à ma grande joie, j’ai pu commencer à prendre des cas d’enfants en psychothérapie. Mais durant ces deux premières années londoniennes, mon mari qui n’avait pu trouver aucun travail consistant, seulement quelques heures par semaine à la BBC, « émission pour adultes » fut soudain nommé à un poste dans « l’éducation fondamentale » à l’UNESCO ! Ce qui, pour moi, était catastrophique. Il me fallait donc quitter la Hampstead Clinic, quitter mon analyste, quitter Winnicott, mon maître à penser, enlever mes enfants de leur école pour venir à Paris continuer ma formation dans une langue que je parlais à peine.
J’ai demandé audience à Miss Freud pour lui expliquer mon dilemme. Elle me dit : « Quoi ? Vous allez quitter le cours ? ». Je lui dis que cela me désolait, mais que mon mari était déjà installé à Paris, que je continuerais ma formation comme je pourrais. « Mais il n’y a pas d’enseignement de la psychanalyse d’enfants à Paris ! » dit-elle. Finalement, je lui dis : « Mais les enfants ont besoin de leur père », ce qui fut pour elle un argument de poids. « Eh bien, oui ! Il faut que vous partiez pour Paris. » Elle ajouta qu’elle me donnerait une lettre pour son amie « la Princesse Bonaparte »…
Je terminai l’année en cours et, le cœur lourd, je partis pour la France.
Je suis donc arrivée à Paris en 1953. Il n’y avait à cette époque qu’une seule Société psychanalytique. Or, la SPP était au bord de la guerre civile…, et la divergence qui n’était pas moindre que celle qui régnait dans la Société britannique à cette même période battait son plein, mais avec cette différence que les discussions au sein de ma nouvelle Société étaient d’une rare violence pour mes oreilles anglo-saxonnes. Dans des circonstances semblables, les Britanniques « posaient un acte » comme disait l’autre. On m’avait raconté que, parfois, au milieu d’une conférence, les kleiniens se mettaient debout et partaient sans mot dire pour manifester leur désaccord, et les Anna-freudiens, dans les mêmes circonstances, faisaient pareillement.
J’étais férue des idées de Winnicott, l’analyste le plus charismatique à cette époque sur la scène londonienne, et toutes oreilles pour écouter Lacan qui jouissait de la même réputation sur la scène parisienne.
Je fus tout d’abord frappée par la différence de personnalité entre Winnicott et Lacan : le tempérament de Lacan incitait aux divisions, tandis que celui de Winnicott visait plutôt la coalition (il a réussi à mettre les uns et les autres en contact avec des nouvelles théories, etc. Mais sa tentative la plus célèbre, celle d’essayer de raccommoder Anna Freud et Mélanie Klein, a bien échoué avec comme seul résultat que Winnicott fut désormais regardé avec méfiance par les deux parties !).
Mis à part la différence théorique entre Winnicott et Lacan, l’autre dissemblance la plus saisissante pour moi, résidait dans leur approche clinique :
a) D’abord la question de l’effet du temps et la durée de la séance : j’avais appris chez Winnicott que la relation analytique était à considérer comme ayant lieu dans un espace de jeu. Qui plus est, Winnicott qui définit le « jeu » comme un « continuum d’espace-temps, une forme de vie… » considérait que c’était uniquement dans cet espace analytique — cette « aire transitionnelle » que le changement psychique pouvait avoir lieu. J’avais appris de mon ancien maître à penser que la tâche du psychanalyste était de créer une atmosphère de confiance dans la fiabilité de l’analyste et dans l’espace-temps de la séance pour que l’analysant puisse, comme il le disait, « se construire une existence personnelle » (surtout quand ce sentiment d’identité — d’existence personnelle — n’a pu se consolider pendant l’enfance). Et Winnicott mettait l’accent tout aussi bien sur l’importance dans la relation analytique de l’expression des affects transférentiels négatifs, en partie pour que l’analysant comprenne que sa destructivité ne détruit pas son objet (comme on le sait, il laissait la place aussi aux affects haineux dans le transfert de l’analyste). Je me rappelle une fois lui avoir demandé comment il supportait les attaques continuelles de certains patients borderline et psychotiques, et lui de me répondre : « n’oubliez pas que c’est fatiguant d’être un mauvais sein » !
Bref, l’analysant devait trouver dans le cadre analytique une atmosphère calme, et compter sur un espace fiable à temps fixe afin qu’il se sente détendu et prêt alors à donner libre cours, dans la mesure du possible, à toutes ses associations et à tous ses affects, transférentiels et autres. Quand je demandai à une collègue (qui m’avait confié qu’en matière de théorie elle devait tout à Lacan) de m’expliquer la raison des séances à temps variable, elle me répondit qu’une des raisons principales d’écourter la séance était d’empêcher l’analysant de se sentir détendu et confortable dans la situation analytique ! Cette perspective fut confirmée par la suite par Lacan lui-même, qui à plusieurs reprises, avança qu’il ne fallait surtout pas que l’analysant trouve une forme d’existence dans l’espace-temps des séances, ni se laisser aller à entretenir ses « états d’âme ». En effet, une visée totalement opposée à celle de Winnicott !
b) Un deuxième aspect frappant pour moi fut le fameux diktat de Lacan à savoir que « l’inconscient est structuré radicalement comme un langage » ainsi que la métaphore qui dit que « l’inconscient est le discours de l’autre ». Dans mon effort de comprendre les conférences de Lacan (que je suivis avec assiduité longtemps après la scission), je suis arrivée à me dire que, si dans le terme du discours est inclus tout ce qui a à faire avec la mère-univers de la prime enfance, son odeur, son toucher, sa voix, ainsi que sa façon de bercer, chanter, soulager son bébé, c’est-à-dire d’admettre qu’il existait des signifiants préverbaux, j’étais tout à fait prête à accepter que l’inconscient pouvait être considéré comme le « discours de l’Autre ».
c) Le troisième point qui a retenu mon attention était en rapport avec l’importance accordée par Lacan au verbe par rapport à celle donnée par Winnicott à l’environnement, plus particulièrement l’environnement maternant à l’aube de la vie et que Lacan, qui centrait toute sa théorie à cette époque sur le « dit » avait écarté, du moins me semblait-il. Quand je posais timidement des questions sur l’exclusion de l’environnement primitif, on m’avait répondu qu’aucune référence à l’environnement n’était nécessaire pour comprendre la construction du sujet. Quant à moi, je suis venue à envisager un lien entre l’objet transitionnel et le langage quand j’ai compris que l’enfant peut lâcher son objet transitionnel au fur et à mesure que les mots deviennent capables de représenter l’objet absent. Quand l’enfant dans sa solitude peut dire et penser « Maman », il commence à ne plus avoir besoin de sa peluche.
d) Les idées de Winnicott sur la créativité qui, elles aussi avaient à faire avec l’espace de jeu, me semblaient aussi en contraste avec les concepts de Lacan. Pour Winnicott, cet espace était le seul qui permettait qu’une analyse puisse avoir lieu. N’allait-il pas dire que « l’analyste qui ne sait pas jouer ferait mieux de changer de profession ? » Ces réflexions m’ont amenée à faire, plus tard, un lien entre les processus de création et la violence. Il me semble que tout ce que nous avons pu voir hier de la construction des mobiles et des sculptures de Calder témoigne de façon magistrale.
e) Une autre dissemblance m’a frappée ; Winnicott disait : « le nourrisson n’existe pas ». Lacan disait: « la femme n’existe pas ». Je constatai que pour Winnicott (chez qui on ne distingue pas bien la figure du Père) la Mère était un « tout », tandis que pour Lacan elle était un « trou » ! (À ce propos, il est à noter que la traduction désastreuse en français de good enough mother ne veut absolument pas dire « suffisamment bonne », loin de là. Good enough implique : « c’est pas très bien, mais ça peut aller, » adéquate sans plus. Et Winnicott d’ajouter que la good enough mother est quelqu’un qui « n’est pas trop persécutante pour son bébé ».)
Le souvenir me revient d’un disciple de Lacan des années cinquante (qui est devenu célèbre par la suite) à qui je demandais des éclaircissements quant à la « construction du sujet », et qui m’a répondu : « Mais voyons, si on n’est pas lacanien on est foutu dès le départ ! ». C’était le même « tout ou rien », sorte de religiosité que je ne trouvais pas chez Winnicott mais qui m’avait déjà lassée chez Anna Freud et chez Mélanie Klein et que je croyais avoir fui une fois pour toutes, en laissant derrière moi mon éducation religieuse.
C’est peut-être pour cette raison que ces lignes de Freud m’ont tenue à cœur depuis des années :
« Je ne cherche pas à susciter des convictions, je veux stimuler et ébranler des préjugés. (..) Nous n’exigeons pas, même de nos patients, qu’ils croient ou qu’ils adhèrent à la psychanalyse. Cela nous apparaît souvent suspect. Un scepticisme bienveillant est pour nous la position la plus souhaitable. »
De ce point de vue, je considère que Winnicott a été profondément, et toujours, un freudien éminent et authentique.