par Philippe Grauer
Nous nous situons dans le champ des sciences humaines et sociales – SHS. Mais voilà, la flambée d’enthousiasme pour l’exploration de nouveaux champs dans le domaine de la psychologie humaniste n’a intéressé l’université française que l’espace d’un matin. Le temps de se caler dans l’imaginaire social et d’installer dans le champ des pratiques du soin de soi la discipline encore débutante mais affermie sur ses bases qui s’appelle psychothérapie relationnelle.
Ses champs d’applications en Sciences de l’Éducation assez vite délaissés, on préfère déplorer les actuelles difficultés de l’école de la République et disserter sur la perte du principe d’autorité plutôt que d’attribuer suffisamment d’énergie créatrice et de recherche à trouver les modèles susceptibles de les résoudre inspirés de nos recherches et découvertes. L’innovation dans nos domaines dérange la vieille alma mater qui en sciences humaines se désertifie intellectuellement.
Nous avions pourtant pas mal œuvré à introduire dans le champ de recherche français la pensée et les travaux de Kurt Lewin, les recherches sur les petits groupes et l’Action Research, les Nouvelles Thérapies puis la pensée clinique poussée jusqu’en sociologie et en Sciences de l’Éducation, sans oublier les ouvertures dans le champ clinique de la philosophie et les apports aujourd’hui décriés de la psychanalyse.
Que reste-t-il comme le chantait Trénet de nos amours ? il reste la théorisation et la transmission de nos meilleures écoles, refuges d’une avancée en Sciences humaines sociales – et cliniques devrait-on ajouter : SHSC. Qu’elles jouissent d’un refuge est déjà bon à savoir, à protéger, à développer, même si c’est avec des moyens ridicules – au service d’une passion qui elle ne l’est pas du tout. Qu’elles puissent se développer et s’engager en créativité tout en restant attachées à l’exercice de la critique, nécessite que soit repensé l’ensemble d’un secteur actuellement abandonné aux anglo-saxons. D’où le conseil qui fait provocation lancé il y a peu : barrez-vous.
Nous ne sommes nullement concernés par un tel appel, puisque nos étudiants en reconversion se « barrent » déjà, mais de leur premier métier pour venir occuper notre discipline et s’y professionnaliser en recourant à nous. La question en amont reste celle de la recherche. De fait, nous y contribuons, mais les universitaires qui relevaient de notre champ la plupart du temps se retirent dès qu’ils peuvent et ne sont pas remplacés dans la même orientation. Il y a bien rétrécissement et tarissement à ce niveau. Cela ne nous empêche pas de rester créatifs, à la marge. Notre territoire.
© Le Monde 11 septembre 2012
par Michel Wieviorka
En sciences humaines, la France est distancée par le Royaume-Uni. Offrir un meilleur soutien aux chercheurs est nécessaire pour leur relance
En matière de sciences humaines et sociales (SHS), les universités britanniques, ou du moins certaines d’entre elles, les plus orientées sur la recherche, sont en position de force dès qu’il s’agit de financement européen de la recherche.
Cela a pu être constaté, une fois de plus, à l’issue des travaux d’un panel de l’European Research Council – ERC, le Conseil européen pour la recherche – que j’ai présidé, en juin. Ce panel devait répartir quelque 40 millions d’euros entre des candidats venus du monde entier à l’issue d’un processus de sélection exigeant. Sur les 27 dossiers retenus parmi près de 300, 16, soit environ 60 %, seront traités au sein d’établissements d’enseignement et de recherche britanniques, dont une majorité à Londres. Les candidats pouvaient venir de toute l’Europe, et parfois au-delà, et ont fait le choix de ces établissements pour les accueillir.
Plus largement, de 2007 à 2011, les universités britanniques ont bénéficié de près du tiers des 460 bourses octroyées en SHS par l’ERC. Trois universités anglaises, dont deux londoniennes, accueillent à elles seules autant de boursiers ERC que l’ensemble des institutions françaises. D’autres données, sur la longue durée, pourraient nuancer ce constat, mais ne démentent pas que le Royaume-Uni se trouve en position dominante. Quelles raisons avancer ?
Le Royaume-Uni offre aux lauréats de bourses ERC de bonnes conditions de travail et d’existence. L’accueil scientifique mais aussi humain, la capacité de bénéficier d’infrastructures efficaces et réactives, l’environnement intellectuel, la qualité des étudiants que le chercheur rencontrera sont à l’évidence décisifs. Un chercheur qui pose sa bourse dans un établissement universitaire lui apporte, en contrepartie, des ressources non négligeables, 20 % des moyens qui lui sont alloués revenant à l’institution d’accueil.
Tout cela participe d’un modèle de recherche dominé par la concurrence et le marché. Le Royaume-Uni a fait depuis une bonne vingtaine d’années le choix d’ouvrir son marché du travail universitaire aux étrangers, nombreux à occuper des postes en SHS, ou à bénéficier de bourses de thèses ou de post-doc, sans parler des étudiants, qui proviennent du monde entier. La recherche non financée est de moins en moins possible, la compétition est féroce, et les chercheurs pour survivre doivent drainer des fonds, dont une partie significative servira à financer leur propre salaire, y compris s’ils sont en poste.
C’est à ce prix que le modèle britannique est efficace, plus capable d’attirer une certaine excellence, celle qui se fait reconnaître au niveau international, que d’élever le niveau général de la recherche nationale. International, donc, ouvert et dynamique, il est aussi dur, marchand et élitiste.
L’ERC, qui dispose de budgets considérables, a-t-il tort de promouvoir une excellence qui risque en réalité de correspondre à un modèle universitaire unique, le britannique ? Les ressources qu’il alloue ne vont presque jamais vers des universités d’Europe centrale ou du sud de l’Europe, et peu vers la France (bien que notre pays soit mieux loti que l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne).
La question linguistique mériterait ici examen : un candidat ne maîtrisant pas l’anglais ne peut pas concourir, et celui dont ce n’est pas la langue natale est traité sur le même plan que celui qui la maîtrise parfaitement, alors qu’il doit déployer des efforts particuliers pour participer à la compétition.
Ajoutons que, dans nombre de disciplines en SHS, le rôle de la langue et de la culture dans la formulation et le traitement des objets de recherche est considérable. L’avantage linguistique des universités britanniques apparaît donc important. L’excellence voulue à Bruxelles, les inégalités linguistiques qu’elle entérine et l’attractivité du modèle britannique se renforcent mutuellement.
Une réaction chauvine serait ici catastrophique et il serait vain de demander une redistribution des moyens européens sur des critères autres que scientifiques. On ne s’en tirera ni par une simple critique du fonctionnement de l’ERC, ni par un rejet méprisant du modèle britannique, dont les défauts, majeurs, ne doivent pas masquer l’efficacité, ni en s’enfermant dans le déni arrogant et ethnocentrique.
La plupart des grands établissements français d’enseignement supérieur et de recherche sont mal outillés pour attirer les meilleurs chercheurs européens, ou pour les aider autant qu’il le faudrait à préparer un dossier convaincant. Ils ne mettent pas à la disposition des lauréats des conditions de travail et d’existence adaptées, ils peinent à leur trouver un bureau, un logement, ou à faire évoluer des règles établies en d’autres temps en matière de rémunération ou de fonctionnement administratif, etc.
La France, qui a été un grand pays en matière de SHS jusque dans les années 1980, n’a-t-elle pour se relancer d’autre solution que de suivre le » modèle britannique » ? Doit-elle renoncer au projet d’un modèle universitaire démocratique et ouvert à des démarches scientifiques et intellectuelles qui ne seraient pas toutes surdéterminées par la compétition mondiale et le marché ? Le système actuel ne favorise pas suffisamment l’internationalisation des SHS, et de profondes réformes sont nécessaires si l’on souhaite le retour incontestable de la France au premier plan dans ces disciplines.
Les réflexions que je mène depuis plusieurs années au sein de la Fondation Maison des sciences de l’homme avec mon collègue Olivier Bouin, économiste et administrateur de recherche, conduisent à envisager trois pistes principales. La première consiste à redresser l’attractivité des sciences humaines et sociales françaises et des institutions qui les font vivre.
Cela passe par le soutien à des initiatives scientifiques, méthodologiques et intellectuelles innovantes, propres à renouveler les termes du débat en France, à l’ouvrir grand aux questionnements et approches qui se sont développés depuis le tournant de la globalisation des trente dernières années, et à ancrer ce renouvellement dans le tissu universitaire, en profondeur, et largement. Les instituts d’études avancées créés en France depuis 2007 ou le Collège d’études mondiales lancé en 2011 par la Fondation Maison des sciences de l’homme font partie des innovations qui ouvrent cette voie.
Deuxième piste : le soutien à l’ouverture internationale de la recherche française. La formation linguistique, l’attention accordée aux approches comparatistes et aux efforts pour » penser global « , la mobilité internationale dès le début des parcours de recherche pour s’informer des grandes évolutions des courants de pensée et entrer dans des réseaux internationaux, le soutien à la préparation des projets européens et internationaux, la valorisation des expériences internationales dans les recrutements des chercheurs et des enseignants-chercheurs, le soutien à la création de revues en langue étrangère constituent des facteurs à prendre en considération.
Enfin, la réactivité et la souplesse des institutions d’accueil non seulement sur le plan scientifique mais également sur les plans administratif et organisationnel doivent être renforcées.
Le succès récent de la Fondation Jean-Jacques-Laffont à Toulouse tient à sa force d’attraction scientifique, à l’échelle européenne, mais aussi à la qualité de l’accueil et à la flexibilité des conditions que son statut de fondation lui permet d’offrir – ce qui la rapproche du modèle britannique et lui est parfois reproché. Toujours est-il que l’adossement croissant d’institutions scientifiques réputées à de telles structures est une des clés du renforcement de l’attractivité des SHS françaises dans les dix années à venir.
Un bilan lucide et sans concession de la recherche française et de ses conditions d’exercice reste à faire, au-delà de ces premières remarques. A partir de là, il devrait être possible d’engager sur une base solide une politique universitaire et de recherche conjuguant l’exigence démocratique et l’ouverture internationale. Notre pays pourra alors retrouver son rayonnement intellectuel et scientifique sans contradiction ni renoncement. Et concurrencer le modèle britannique sans verser dans ses travers.
Michel Wieviorka
Administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Successeur d’Alain Touraine à la tête du Cadis de 1993 à 2009, il a été le président de l’International Sociological Association de 2006 à 2010. Ses ouvrages sur le racisme, le terrorisme, la violence, l’antisémitisme, dont certains sont traduits en plusieurs langues, dessinent une sociologie du mal et du malheur que complètent ses efforts pour penser la différence culturelle, les mouvements sociaux ou la démocratie. Il dirige le Collège d’études mondiales avec Olivier Bouin
11 septembre 2012
Le pamphlet de Richard Millet
IL Y A UN DEMI-SIÈCLE, les sciences humaines et sociales (SHS) françaises disposaient d’une aura planétaire, elles étaient incontournables pour qui voulait en suivre les progrès et les principaux débats. Les étudiants venaient du monde entier à la rencontre des grands maîtres d’alors, et l’on discutait passionnément de la lutte des classes, de la Révolution, de la décolonisation, de la dépendance ou du tiers-monde.
Les chercheurs étaient peu nombreux et ils étaient le plus souvent capables de circuler entre deux espaces d’analyse et de débat : celui du domaine où ils produisaient des connaissances liées à une compétence particulière et celui de la politique, de l’histoire ou bien encore du fonctionnement général de la vie sociale. Il pouvait y avoir beaucoup d’idéologie à ce deuxième niveau. Toujours est-il qu’il était possible de participer à une vie intellectuelle tout en menant des recherches plus ou moins spécialisées.
Les chercheurs français sont aujourd’hui plus nombreux et mieux formés. Leur maîtrise des méthodes et des théories est souvent impressionnante, et ils savent s’inscrire au sein de réseaux internationaux de spécialistes de leur champ.
Mais ils peinent à monter en généralité. Ils deviennent des professionnels qui se tiennent à distance des grands débats politiques ou intellectuels, sauf à pratiquer l’expertise ou une critique extrême, une hypercritique qui soupçonne et dénonce sans chercher à construire.
Ce phénomène n’est pas propre à notre pays, mais il y est singulièrement aigu, en raison, avant tout, de l’épuisement des enjeux qui dominaient hier la vie intellectuelle. Les idées, les thèmes, les préoccupations des années 1960 et 1970 ont disparu avec l’empire soviétique, le mouvement ouvrier des sociétés industrielles ou le colonialisme.
La Révolution française est terminée, a tranché l’historien François Furet dans les années 1980, il faut faire ses adieux au prolétariat, a expliqué l’écrivain André Gorz, et, pendant qu’ailleurs la recherche s’intéressait à la globalisation, elle était surtout, chez nous, orpheline des questions qui l’avaient nourrie, peu capable de se renouveler. C’est ainsi que la France a loupé le tournant intellectuel mondial des SHS des années 1990. Elle découvre péniblement, aujourd’hui, des catégories qui sont discutées dans d’autres sociétés depuis vingt ans, et pas seulement aux États-Unis ou au Royaume-Uni, car la recherche devient elle aussi multipolaire. Elle commence à s’intéresser par exemple au post-colonialisme, alors qu’en fait les anciennes colonies en sortent, l’Inde par exemple ; elle accepte timidement de penser global et de suivre le philosophe Ulrich Beck, qui nous presse de sortir du » nationalisme méthodologique. »
Il n’y a là rien d’irrémédiable. Nous voulons que l’analyse des SHS éclaire les médias, les acteurs sociaux ou politiques ? Que la recherche française retrouve une place prééminente ? Alors, il ne suffira pas d’en refonder les structures, l’organisation territoriale ou la gouvernance. Il est urgent d’ouvrir des débats sur les orientations scientifiques qu’elle doit prendre.
© Le Monde