par Philippe Grauer
Ces molécules qui devraient être prescrites avec modération, et consommées avec prudence, se vendent comme des petits pains. La crise ne semble pas concerner les labos florissant sur le dos d’une angoisse collective qu’ils vont jusqu’à organiser. Évitons le simplisme complotiste, mais restons lucides. Facile d’entrer dans le cercle vicieux de la prise médicamenteuse, souvent difficile, voire à terme héroïque, de ne pas finir condamné à les prendre quasiment à vie, et de la finir, sa vie, diminuée, en drogué autorisé, mieux, prescrit, avec des conséquences incalculables quant aux ravages sur le système nerveux et tout simplement la personnalité. Au bout du compte ne plus savoir si l’on est malade de la maladie, du remède ou d’une combinaison immaîtrisable des deux pose tout de même problème.
Et quand on pense à la façon dont certains préconisent de ritaliniser la jeunesse trop remuante, dont le quinquennat précédent se proposait de classifier la dangerosité à la maternelle sinon au berceau, il y a de quoi entamer des crises d’angoisse, mais rassurez-vous si vous êtes angoissé nous avons pour cela les molécules qu’il faut. Nos psychothérapeutes tout neurologique appuyé par des protocoles cognitivistes nous entraînent insensiblement sur une pente savonnée aux molécules, conduisant à une détérioration difficilement réversible de ce fameux cerveau à quoi ils affectionnent de réduire le psychisme (moyennant parfois le supplément d’âme d’un coup de méditation compensatrice).
L’état actuel de la science psychiatrique est ce qu’il est, on n’y peut rien, son bel arsenal chimique qui sonna l’heure de la délivrance de l’asile et souffla un moment dans les voiles de l’antipsychiatrie, parvient à son point de fragilité et se révèle en même temps limité, aléatoire, risqué. Même en psychothérapie institutionnelle les malades sont shootés lourdement. Comme ça, tout le monde est à peu près tranquille. À quel prix ? Qui a dit qu’on pouvait mesurer le taux d’angoisse du psychiatre au taux de la charge médicamenteuse qu’il infligeait à sa patientèle ? prenons garde à l’installation subreptice d’une sorte d’assuétude de masse, aggravant le cauchemar de la médicalisation de l’existence dont s’inquiète Roland Gori.
Naturellement, il n’est pas ici question de prêcher l’abstention moléculaire en réaction à son inflation. Il s’agit d’alerter sur une médecine DSM, organiciste et réductrice, substituant au symptôme le trouble pharmacophile, oubliant la dimension relationnelle, soucieuse d’évacuer aussi bien la psychothérapie relationnelle que la psychanalyse du champ du soin psychique.
– Gare au relais des neuroleptiques
– La folie placée d’office sous silence
– DSM
Libération, 27 septembre 2012
22 benzodiazépines en vente en France
Commercialisées depuis les années 60, ces molécules agissent sur le système nerveux central. Elles sont indiquées dans le traitement de l’anxiété, des troubles du sommeil, de l’épilepsie ou des contractures musculaires. Leur usage à long terme (plus d’un mois) est problématique en raison du risque d’accoutumance ou du syndrome de sevrage.
134
C’est, en millions, le nombre de boîtes de benzodiazépines qui ont été vendues en France en 2010.
35,6
C’est, en millions, le nombre de personnes démentes sur la planète (inclus maladie d’Alzheimer).
Après les benzodiazépines, les neuroleptiques dans la ligne de mire ? Dans la famille des tranquillisants, il y a les «mineurs» que sont les benzodiazépines (ou apparentés) – que l’on retrouve dans les somnifères (Rohypnol, Havlane Mogadon, Stilnox), les anxiolytiques (Xanax, Lexomil, Tranxène) mais aussi dans les relaxants musculaires (Myolastan) ou anticonvulsants (Ritrovil). Et puis il y a les tranquillisants majeurs que sont les neuroleptiques (Risperdal, Abilify, Seroquel), des antipsychotiques puissants conçus pour le traitement de la schizophrénie ou des troubles bipolaires(1).
Matthieu Écoffier, Libération.
Libération, 27 septembre 2012
par Éric Favereau
Une femme souffrant de la maladie d’Alzheimer regarde une vieille photo d’elle-même dans une maison de retraite d’Angervilliers, dans l’ouest de la France. (Photo Sébastien Bozon. AFP)
: Bernard Bégaud, professeur en pharmacologie à l’université de Bordeaux, a codirigé une étude alarmante sur les benzodiazépines, classe de médicaments prescrits contre l’anxiété et l’insomnie.
C’était en début de semaine. La Haute autorité de santé (HAS) tapait du poing sur la table, en s’alarmant sur la trop forte consommation de somnifères en France chez les personnes âgées : 3,5 millions de personnes de plus de 65 ans – soit un tiers de cette tranche d’âge – en prennent systématiquement.
Et voilà qu’aujourd’hui, est publié sur le site de la prestigieuse revue médicale The British Medical Journal (BMJ), une étude qui aggrave ce constat. En établissant un risque élevé de démence chez les personnes prenant régulièrement des benzodiazépines (somnifères, anxiolytiques, etc.). Ce sont «de 16 000 à 31 000 malades supplémentaires par an en France,» estime le professeur Bernard Bégaud qui dirige le département de pharmacovigilance à l’université de Bordeaux. Il est le principal auteur de cette étude avec le professeur Jean-François Dartigues, neurologue, également à Bordeaux. Leurs conclusions ont de quoi alarmer à l’heure où le nombre global de malades d’Alzheimer augmente régulièrement.
Faut-il y voir une conséquence de la prise régulière de benzodiazépines ? Ou n’est-ce dû qu’au vieillissement général de la population ? Pour le Pr Bégaud il n’y a plus guère de doute : ce type d’études devrait induire des changements dans les prescriptions.
Nos résultats sont confirmés. Ils sont même nettement plus robustes, donc crédibles, qu’il y a un an, car nous avons passé cette année à tout vérifier, cela fait trois ans que nous travaillons dessus. Nous avons ajouté deux analyses supplémentaires avec des méthodologies différentes, dont quatre nouvelles cohortes de personnes suivies. Le résultat principal est globalement le suivant : un consommateur régulier de benzodiazépines a un risque 50% plus élevé de présenter une démence de type Alzheimer dans les quinze ans qui suivent qu’une personne qui n’en consomme pas.
Nous explorons cette hypothèse depuis 1997. Le Pr Dartigues a lancé il y a vingt-cinq ans l’étude Paquid, qui étudie l’évolution du vieillissement cérébral, normal ou pathologique. Il dispose d’une cohorte de 3 777 sujets âgés de 65 ans et plus, vivant en Gironde et en Dordogne. Ces personnes ont accepté d’être suivies en se pliant à une batterie de tests. A l’intérieur de cette cohorte, nous avons comparé le risque de présenter une démence au cours de quinze années de suivi entre un groupe de sujets débutant un traitement par benzodiazépines et un groupe qui n’en consommait pas. Une des forces de cette étude est que nous disposons d’un recul de plus de vingt ans.
Il ne faut pas semer la panique en diabolisant les benzodiazépines qui demeurent des médicaments utiles et parfois indispensables. De plus, il paraît peu crédible que des personnes qui prennent ce type de médicaments juste quelques semaines augmentent leur risque de devenir déments par rapport à ceux qui n’en prennent pas. Notre étude renvoie à des personnes consommant des benzodiazépines sur des périodes longues, souvent des années. Ce qui est d’ailleurs en contradiction avec les recommandations de bonnes pratiques médicales, ce type de médicament ne devant pas a priori être prescrit plus de deux à quatre semaines.
Il est possible que des différences existent bien que les données disponibles n’aillent pas dans ce sens. Il se pourrait aussi que le risque varie selon la dose consommée. Mais nous n’avons pas de données suffisantes sur ces points-là.
Non. Dans la cohorte Paquid, le diagnostic de démence est fait de façon très précise, avec des diagnostics affinés. On pourrait d’ailleurs parler tout simplement de démence.
C’est un biais réel et complexe et, du reste, la grosse critique adressée aux études antérieures. C’est pour tenter de le contourner que nous avons planifié cette étude. On s’est intéressés à des gens qui avaient débuté leur traitement longtemps avant un diagnostic de démence ; il devient ainsi peu probable que les benzodiazépines aient été prescrites à cause des premiers symptômes.
Sept études en tout : celle que l’on a menée en 2002 puis celle-ci, deux études taïwanaises et une autre britannique, ces cinq-là ont abouti à l’existence d’un surrisque, avec une puissance statistique suffisante. Deux autres ont conclu dans le même sens, mais avec une faiblesse statistique.
C’est un aspect douloureux et cela pose un problème d’allocation de moyens. Si nous n’avions pas été financés par la Direction générale de la santé à la fin de notre travail, nous n’aurions pas pu terminer. Que des études, comme la nôtre, qui peuvent avoir un impact majeur en termes de santé publique et économiques (ce sont ici des milliards d’euros qui sont en jeu), aient autant de mal à trouver un financement public ne me paraît pas normal et pour tout dire inquiétant