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2 juin 2014

L’islam sur le divan Fethi Benslama chroniqué par Élisabeth Roudinesco

d’un divan l’autre

par Philippe Grauer

Il est vrai que Bonaparte régla beaucoup de problèmes à coups de canon et que l’on peut préférer les écrits de Gœthe et Lessing aux massacres de Saint Jean d’Acre signés Bonaparte que nous ne serions pas enclins à qualifier de républicains. Il n’en reste pas moins que l’actuel dérèglement de la subjectivité décrit pas Fehti Benslama est aussi effrayant pour les musulmans que pour le reste du monde, et autorise des horreurs en retour comme le traitement de la question tchétchène par les russes(1) pour ne parler que d’un tout petit bout de la face émergée du problème. Quoi qu’il en soit le Divan de Gœthe fait la navette Occident-Orient, celui que propose Fehti Benslama tout autant à son tour.

les Lumières de l’Europe cosmopolite

Il est tout aussi vrai que les Lumières leur valeur tient à leur universalisme, et que soutenir qu’elles sont occidentales, culturalistes, en ruine l’âme et l’élan même. Oui elles sont nées en Europe, mais d’une Europe ouverte qui faisait du cosmopolitisme et de l’heureux dialogue des différences un message en direction de l’humanité toute entière.

Que le divan psychanalytique puisse prétendre participer à la reconnexion et résurrection de l’islam nous n’en doutons pas tous nos vœux accompagnent de toute façon ce passage à trouver. Après tout, nous avons déjà vécu avec l’islam des décalages, jadis largement à son avantage puisque c’est lui qui nous retransmis la culture antique, par ses soins améliorée, souhaitons que l’inverse soit profitable aux deux parties, d’une réouverture d’une civilisation un moment verrouillée ce sont des choses qui arrivent et l’Occident colonialiste pourrait s’interroger sur ses responsabilités à ce sujet. La psychothérapie relationnelle en tout cas n’est pas indifférente aux musulmans, je me souviens d’étudiants avec lesquels le dialogue sur ces questions tournait rondement du temps que je sévissais à l’université.

Le désir d’accéder aux Lumières au sein des civilisations méditerranéennes voisines transite aussi par l’accès à la psychanalyse et plus largement aux thérapies de la dynamique de subjectivation. Il fallait quelqu’un pour penser la question de l’introduction de la doctrine psychanalytique dans le monde arabo-islamique. Merci à Fehti Benslama de nous avoir produit des analyses bien utiles au moment où la Tunisie semble trouver un chemin original d’ouverture, ménageant peut-être une sorte de voie de passage de l’islam vers la modernité.

voir également

Robert Maggiori (Libération) chronique Fehti Benslama, « La guerre des subjectivités en islam » [mis en ligne le 11 juin 2014].


Fethi Benslama chroniqué par Élisabeth Roudinesco

l’islam sur le divan

par Élisabeth Roudinesco
Le Monde du 30 mai 2014

Selon Fethi Benslama, la psychanalyse peut aider le monde arabo-musulman à accéder à la modernité.

Psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Paris-Diderot, ancien élève de Georges Devereux et ami de Jacques Derrida, Fethi Benslama a été le premier, avec la publication en 2002 de La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (Aubier), à penser la question de l’introduction de la doctrine psychanalytique dans le monde arabo-islamique, marqué, comme il le soulignait déjà, par un « dérèglement de la subjectivité, » dont les symptômes les plus évidents seraient le traitement réservé aux femmes, à qui on dénie la qualité de sujet, et la radicalisation des masses dans un obscurantisme religieux. Et il indiquait comment la psychanalyse, doctrine rationnelle, pouvait contribuer à lever des refoulements et à permettre, selon lui, à ce monde d’accéder aux Lumières et à l’avènement d’une société démocratique.

d’un intérêt majeur aujourd’hui

C’est pourquoi ce nouvel ouvrage, composé d’articles et de conférences devenus introuvables, et précédé d’une excellente introduction, est d’un intérêt majeur aujourd’hui. Il prolonge cette réflexion à travers des commentaires subtils sur, par exemple, la condamnation de Salman Rushdie en 1989, ou encore sur des textes du philosophe Averroès (1126-1198), de l’historien allemand Ernst Kantorowicz (1895-1963) et du théologien Ibn Arabi (1165-1240).

guerre que les musulmans se livrent à eux-mêmes

Cherchant à décrire la « guerre des subjectivités en islam, » qui n’est rien d’autre, selon lui, que « la guerre que les musulmans se livrent à eux-mêmes » dans leur rejet collectif des Lumières dites « occidentales, » Fethi Benslama propose de l’analyser à partir de quatre figures de la « mort volontaire » qui rendent inopérante toute entrée possible de l’islam dans le temps de l’Histoire : le « djihadisme, » parodie d’un engagement héroïque ; le culte de la « bombe humaine, » fondé sur l’apologie de l’humain démembré ; « l’immolation par le feu, » acte de désespérance absolue ; la pratique du « harrag » ou du « brûleur » – celle de l’immigré clandestin –, consistant à choisir inconsciemment des naufrages en mer, l’exil n’étant alors qu’un moyen de hâter l’anéantissement du corps et de l’âme.

printemps arabe

Dans cette analyse, l’auteur prend en compte autant les soulèvements du printemps arabe de 2011 que la situation géopolitique des représentants du troisième monothéisme, partagés, selon lui, entre un désir d’accéder aux Lumières et une pulsion contraire qui les conduit tantôt à un retour vers la tradition (les contre-Lumières), – tantôt à un rejet terroriste du principe même des Lumières (les anti-Lumières).

La culture de l’autre

Refusant toutefois de désespérer ce monde religieux dont il s’est détaché, en venant vivre en France en 1972, Fethi Benslama propose clairement à tous ceux qui se réclament d’une « identité musulmane » d’adopter les principes de la laïcité républicaine et de cesser, grâce à une réflexion freudienne sur leur subjectivité pathologique, de s’enfoncer dans les ténèbres des blasphèmes, des fatwas et du djihad. Manière pour lui de renouer avec le Divan oriental-occidental, ce grand poème de Gœthe, admiré par Freud, sur la nécessité interne aux Lumières allemandes (Aufklärung) de s’inspirer de la culture de l’autre pour se définir elle-même.

si le Coran enseignait à fondre le canon

Et pour étayer son propos, Benslama évoque la rencontre du 11 décembre 1798 entre Bonaparte et le cheikh Al-Sadate. Rendant hommage aux Arabes, qui avaient su autrefois cultiver les arts et les sciences, le général républicain soulignait combien ils avaient perdu leurs anciennes connaissances. Et le cheikh d’affirmer qu’il leur restait le Coran. Bonaparte demanda alors si le Coran enseignait à fondre le canon. Le cheikh et ses compagnons répondirent hardiment que oui.

Telle est donc pour Fethi Benslama la scène inaugurale du déni des Lumières dont doit sortir le monde arabo-islamique pour accéder à la modernité.