par Philippe Grauer
Fehti Benslama produit une analyse de la perdition « glorieuse » des jeunes happés-happy par ce nouveau totalitarisme qu’est le djihadisme, qu’en référence au XXème siècle on peut appeler islamofascisme, histoire (!) d’appeler les choses par leur nom. Si ça pouvait en dégoûter quelques uns ce serait toujours ça de gagné.
Un ami m’a fait remarquer récemment que j’avais introduit le concept de fascisme dans un article, et que ça faisait ringard. On peut comprendre l’argument. Viva la muerte vous vous rendez compte, ça a 80 ans ! comme le temps passe ! Il passe comme le fascisme est passé, puis est lentement (Franco a duré, duré) retombé sous ses décombres. Quoiqu’il en soit ce fascisme de papy, façon XXème, tout le monde sait encore à peu près de quoi il s’agit. Son nom emblématique du mal absolu peut contribuer à désauréoler un engouement pour une idéologie aussi rétrograde et ringarde dans ses contenus fondés sur des fantasmes aberrants que cruelle et « radicalement » anti humaine, recherchant dans un « califat » idéalisé du VIIème siècle la même chimère « historique » que les Khmers rouges à la Recherche du Temple perdu d’Angkor.
Comment faire pour que notre société sous le choc et la sidération ne se trouve pas en situation de « finir le travail que Daech ne peut pas accomplir tout seul » (Raphaël Glucksman) ? La réaction de solidarité d’allumer une bougie à sa fenêtre nous fait certes éprouver que c’est ensemble que s’organise la Résistance. Le pas suivant consiste à se rassembler nous-mêmes, à partager en réunion ce qui nous émeut et meut, à nous mettre à réfléchir et, au carrefour de l’Histoire, de la sociologie et de notre psychothérapie de la relation et du lien, à élaborer une théorisation et un discours à opposer au délire islamofasciste. Comment nous organiser pour témoigner ?
Pour ne pas que se perde cet héritage des Lumières auquel était si furieusement opposée la Bête du totalitarisme du XXème siècle – héritage enrichi de l’apport de la psychanalyse puis de la psychologie humaniste ménageant sa part à l’ombre, on parle alors de « Lumières sombres« , mais non assombries –, nous avons à nous montrer et définir. Paris reste le symbole de la capitale des Droits de l’homme. Ce qui s’est trouvé la proie de la rage islamofasciste, c’est bien cela, avec le sens de la vie bonne en commun, aux terrasses des bistrots, aux concerts d’une société ouverte et pluraliste (la Révolution parlait de cosmopolitisme, un joli mot).
Le parti de la peur prêchant le repli, le rejet, la fermeture, prônant l’illusion sécuritaire de la barricade des frontières, nous devons le repérer, à commencer par en nous-mêmes, pour en déjouer la nocivité. La pulsion de mort est là, l’immense travail encore inachevé de deuil de la Seconde guerre mondiale avec ses crimes absolus exécutés par des fous et des gens comme tout le monde nous rappelant que nous appartenons à la même espèce que les assassins, nous devons le poursuivre et le penser. La Bête a repris du service en différents points du globe. Elle ne pose qu’une petite patte noire comme son nouveau drapeau sur le nôtre. Le totalitarisme poursuit son œuvre. Comment allons-nous, avec nos organisations et nos écoles, prendre nos responsabilités ?
Nous autres psychopraticiens relationnels avons la responsabilité de traiter sans délai la question de l’aberration islamofasciste, de son intrusion en nous blessés collectivement par la montée en barbarie, de son incidence sur notre pratique, et sur l’exercice de notre citoyenneté. Sachant que toute psychothérapie digne de ce nom ne peut s’exercer qu’en démocratie.
Merci à Fehti Benslama pour le travail de dégagement conceptuel qu’il produit ici. Prenons-en de la graine et efforçons-nous nous-mêmes d’honorer la responsabilité qui nous échoit de contribuer à penser, à partir de l’événement, la nature du mal qui nous assaille. Attention, refusons toute contagion, dans le temps que nous opposerons résolument notre Résistance au retour de la Bête.
– Élisabeth Roudinesco, « La déstabilisation de notre pays voulue par Daech passe par le fascisme » – précédé de « Trouver le moyen de s’orienter de façon juste au cœur de la crise » par Philippe Grauer [Mis en ligne le 16 novembre 2015].
– Élisabeth Roudinesco, « La psychanalyse doit s’adapter aux souffrances contemporaines » – propos recueillis par Cécile Daumas. Précédé de « Rester humain au cœur du désastre » par Philippe Grauer.[Mis en ligne le 22 novembre 2015.]
– Henry Rousso, « On ne va pas rouvrir les abris anti-aériens », Tribune dans Libération, 20 novembre 2015 [mis en ligne le 23 novembre 2015]
– Jürgen Habermas, « Le djihadisme, une forme moderne de réaction au déracinement »– propos recueillis par Nicolas Weill [mis en ligne le 23 novembre 2015].
– Sarah Roubato, « Lettre à ma génération : moi je n’irai pas qu’en terrasse » [mis en ligne le 23 novembre 2015].
– Marcel Gauchet, « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux« , interview par Nicolas Truong [mis en ligne le 23 novembre 2015].
– Isabelle Filliozat,« Nous sommes unis. Maintenant, qu’allons-nous faire ensemble ? » précédé de « Malheur aux peuples d’un seul livre » par Philippe Grauer [mis en ligne le 25 novembre 2015].
Les intertitres en vert sont de notre Rédaction.
par Fethi Benslama
LE MONDE CULTURE ET IDÉES | le 13.11.2015
propos recueillis par Soren Seelow
Le phénomène de la radicalité a pris une telle dimension qu’elle nécessite une intelligibilité au croisement du politique, de l’histoire et de la clinique. Selon les données actuelles, deux tiers des radicalisés recensés en France (3 100 ont été à ce jour signalés au numéro vert mis en place en avril 2014 par le ministère de l’intérieur) ont entre 15 et 25 ans, et un quart sont mineurs : la grande majorité est dans cette zone moratoire du passage à l’âge adulte qui confine à l’adolescence persistante. Cette période de la vie est portée par une avidité d’idéaux sur un fond de remaniements douloureux de l’identité. Ce qu’on appelle aujourd’hui « radicalisation » est une configuration du trouble des idéaux de notre époque. C’est cet angle d’approche qui est propre à la psychanalyse : les idéaux à travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif dans la formation du sujet humain.
L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse du fait de failles identitaires importantes. Elle leur propose un idéal total qui comble ces failles, permet une réparation de soi, voire la création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance ne souffrant aucun doute. Ces jeunes étaient donc en attente, sans nécessairement montrer des troubles évidents. Dans certains cas, ils vivent des tourments asymptomatiques ou dissimulés ; ce sont les plus imprévisibles, parfois les plus dangereux, ce qui se traduit après le passage à l’acte violent par des témoignages tels que : « C’était un garçon gentil, sans problème, serviable, etc. » Dans d’autres cas, les perturbations se sont déjà manifestées à travers la délinquance ou la toxicomanie.
L’offre radicale répond à une fragilité identitaire en la transformant en une puissante armure. Lorsque la conjonction de l’offre et de la demande se réalise, les failles sont comblées, une chape est posée. Il en résulte pour le sujet une sédation de l’angoisse, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance. Il devient un autre. Souvent, il adopte un autre nom. Voyez combien les discours des radicalisés se ressemblent, comme s’ils étaient tenus par la même personne : ils abdiquent une large part de leur singularité. Le sujet cède à l’automate fanatique. Cela dit, il ne faut pas confondre expliquer et excuser : l’analyse de la réalité subjective sous-jacente à ce phénomène ne signifie ni la folie ni l’irresponsabilité, sauf exception. De plus, le fait « psy » n’est pas un minerai pur, il se recompose avec le contexte social et politique.
Les failles identitaires ne sont évidemment pas l’apanage des enfants de migrants ou de familles musulmanes, ce qui explique que 30 à 40 % des radicalisés soient des convertis. Ces sujets cherchent la radicalisation avant même de rencontrer le produit. Peu importe qu’ils ignorent de quoi est fait ce produit, pourvu qu’il apporte la « solution ». La presse a rapporté le cas de djihadistes qui avaient commandé en ligne l’ouvrage L’Islam pour les nuls. Aujourd’hui, l’islamisme radical est le produit le plus répandu sur le marché par Internet, le plus excitant, le plus intégral. C’est le couteau suisse de l’idéalisation, à l’usage des désespérés d’eux-mêmes et de leur monde.
Les traumatismes historiques ont une onde de propagation très longue, surtout lorsqu’une idéologie les relaye auprès des masses. Des générations se les transmettent de sorte que des individus se vivent en héritiers d’infamies, sachant les faits ou pas. L’année 1924 marque la fin du dernier empire islamique, vieux de 624 ans, l’abolition du califat, c’est-à-dire du principe de souveraineté théologico-politique en islam, et la fondation du premier État laïque en Turquie. Le territoire ottoman est dépecé et occupé par les puissances coloniales, les musulmans passent de la position de maîtres à celle de subalternes chez eux. C’est l’effondrement d’un socle vieux de 1 400 ans, la fin de l’illusion de l’unité et de la puissance. S’installe alors la hantise mélancolique de la dissolution de l’islam dans un monde où il ne gouverne plus.
Le symptôme de cette cassure historique est la naissance, en 1928, des Frères musulmans, qui est la traduction en organisation de ce qu’on pourrait nommer la théorie de « l’idéal islamique blessé » à venger. L’islamisme promet le rétablissement du califat par la défaite des États. Cette réaction est protéiforme : littéraliste, puritaniste, scientiste, politique ou guerrière. Elle véhicule le souvenir du traumatisme et le projette sur l’actualité désastreuse de populations qui souffrent, les expéditions militaires occidentales et les guerres civiles.
Cet effondrement historique s’accompagne d’un clash inédit dans le modèle du sujet musulman. C’est un fait que les Lumières arrivent en terre d’islam avec des canonnières ; pour autant, des élites musulmanes deviendront partisanes des Lumières et de leur émancipation politique, auxquelles s’opposeront des « anti-Lumières », qui réclament la restauration de la souveraineté théologique et le retour à la tradition prophétique. Une discordance systémique apparaît alors dans le rapport du sujet de l’islam au pouvoir. Les uns veulent être citoyens d’un État, musulmans mais séparés de l’ordre théologique, les autres appellent au contraire à être davantage musulmans, encore et encore plus. D’où l’émergence de ce que j’ai appelé la figure du « surmusulman ». L’islamisme apparaît alors comme une défense de l’islam, si acharnée qu’elle veut se substituer à lui. Elle a mobilisé tous les anticorps d’un système se percevant en perdition. Mais la défense est devenue une maladie auto-immune, au sens où elle détruit ce qu’elle veut sauver.
L’islamisme ne vise pas seulement la distinction entre le musulman et le non-musulman, mais à l’intérieur des musulmans entre ceux qui le seraient totalement et ceux qui ne le seraient que partiellement ou n’auraient que l’apparence du musulman, en quelque sorte des « islamoïdes ». Il y a soupçon de défection, traque et culpabilité. En tant que psychanalyste, je lis cette période comme une histoire écrite à partir des exigences du surmoi de la tradition islamique. Un surmoi mis en alerte permanente par des désirs et des craintes collectives de devenir autre : un « occidenté » ou un Occidental.
Or la culpabilité de vivre et de désirer est bien plus répandue qu’on ne le croit. Les tourments s’intensifient là où il y a malheur et honte d’être. Particulièrement dans les troubles de l’identité : le sujet se dit qu’il ne vaut rien, qu’il est une malfaçon, un déchet. L’islamisme lui renvoie ce message en miroir : tu es indigne parce que tu es sans foi ni loi, tu as la possibilité de te faire pardonner en étant un missionnaire de la cause : deviens « surmusulman ». L’offre djihadiste propose un débouché : l’exfiltration par le haut, par l’issue de secours de la gloire. Le « déchet » devient redoutable.
Le martyr est un sujet qui veut survivre en disparaissant. Pour le candidat, ce n’est pas un suicide, mais un autosacrifice, lequel est un transfert par l’idéal absolu vers l’immortalité. Il n’est mort qu’en apparence ; il reste vivant jouissant sans limite. Ceux qui s’y engagent parviennent à un état de mélancolie sacrificielle : ils (se) tuent pour venger l’offense à l’idéal. À travers le spectacle cruel des corps disloqués, ils laissent une scène terrifiante de destruction de la figure humaine de l’ennemi. Ce n’est pas seulement la mort, mais l’anéantissement de l’autre, car il est difficile de le reconstituer pour lui donner sépulture. Quant à l’auteur, il est convaincu de se métamorphoser en « surmâle » jouissant sans fin dans l’au-delà, d’où l’imagerie des vierges éternelles.
Il y a des aspects comparables, tels que l’emprise mentale, mais des différences essentielles. Dans la secte, l’individu s’assujettit à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle. Le djihadiste adhère à une croyance collective très large, alimentée par le réel de la guerre à laquelle on lui offre de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, de pouvoir. Le mélange du mythe et de la réalité historique est plus toxique que le délire.
L’islamisme comporte la promesse d’un retour au monde traditionnel où être sujet est donné, alors que dans la civilisation moderne l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à un travail harassant. Il faut en avoir les moyens. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui l’ordre rassurant d’une communauté avec ses normes contraignantes, l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources.