Psychothérapie existentielle, par la présence.
Éléments de théorie en Daseinanalyse
par Claude Lemonnier
Journée d’Étude du 14 juin 2015
On trouvera ci-dessous l’exposé des éléments théoriques utilisés pour l’analyse du cas présenté lors de la Journée d’Étude du 14 juin 2015.
Ces éléments sont extraits pour l’essentiel, des chapitres 29, 30 et 40 d’Être et Temps de Martin Heidegger et des Papiers de phénoménologie clinique de Kimura Bin, Le temps et l’angoisse, phénoménologie de la dépression limite.
1. Rappel : phénoménologie clinique et analyse existentielle ; les existentiaux.
2. Tonalité et angoisse ; pathologie, modalités d’esquive et rapport au temps.
l’approche phénoménologique
a) Selon Husserl. S’en tenir à ce qui est réellement visible dans le phénomène, au lieu de le transformer en l’interprétant ; le prendre où il est, comme il se donne, le décrire loyalement… antérieurement à toute analyse intellectuelle.
b) Pour Françoise Dastur « Il ne faut pas aller chercher la vérité derrière les choses qui nous apparaissent, mais essayer d’élucider ce qui apparait, qui est déjà là, donné dans l’expérience et que nos présupposés empêchent de voir… Nous nommons les choses, nous ne les voyons pas ! »
L’approche phénoménologique laisse de côté toute approche causale ; elle est approche biographique et individuelle. Pour tenter cette élucidation nous disposons de la Daseineanalyse, analyse existentielle ou analyse de la présence.
Rappelons que le Dasein se définit comme présence, comme être au monde, comme un tout qu’on ne saurait dissocier en un corps d’un côté, une psyché de l’autre. Un tout défini par sa relation à l’être, d’où ces termes bizarres tels que « ouvertude » au lieu d’ouverture ou « historialité » au lieu d’histoire.
Dasein est l’être qui dans son être est ouverture à l’être : il est le là et selon qu’il est ou non accaparé par le on de la quotidienneté ou au contraire présent dans l’ouvert, il est de manière impropre ou de manière propre. En outre, le Dasein est un avoir- à- être ; il est être possible. Il se comporte en transcendant l’étant qu’il est. Exister c’est transcender.
Dans la Daseinanalyse nous abordons le patient comme un existant quand bien même ses modes d’exister seraient déficients. Nous sommes là pour l’aider à transcender l’étant douloureux ou déficient qui le pousse à consulter.
Les critères d’analyse sont les existentiaux, définis comme modalités fondamentales du rapport à l’être. À savoir :
– la temporalité, évoquée la dernière fois quand nous avons développé les trois extases du temps ;
– la spatialité, ou manière d’être dans l’espace : la verticalité est une propriété fondamentale de l’humain, ce qui fait écrire à H. Maldiney que « l’homme est une présence qui s’élève ou qui tombe. »
– la corporéité, comment est-t-il dans son corps ? Point que l’on examinera avec le vécu corporel de l’angoisse.
– l’être avec, l’homme est toujours déjà dans le rapport à l’autre ; Dasein ist Mitsein. On s’intéressera surtout au rapport de L. avec les femmes.
– l’historialité, qu’est-ce qui fait histoire dans la vie de cet homme ? Point que nous allons largement développer.
– enfin et surtout la tonalité ou Stimmung dont la pleine perception est condition d’une présence propre, condition d’un entendre, seul capable de donner fond à un comprendre qui soit thérapeutique et utile. Une tonalité qui ouvre directement sur l’être-jeté, autre existential fondamental.
La tonalité qui nous occupera ici et dont on développera les aspects théoriques, sera la tonalité fondamentale de l’angoisse et la manière d’être qu’elle induit chez L. : la fuite.
Qu’est-ce qui manque à cette liste de critères si l’on veut définir non seulement le rapport à l’être, mais l’être homme proprement dit ? D’abord bien entendu, l’être sexué, il n’est ici question ni de masculin ni de féminin, ni bien sûr de sexualité. Sont-ils ignorés pour autant ? Non, mais ils sont considérés comme relevant de la facticité humaine et, aussi importants soient-ils, ne relèvent pas du rapport à l’être, de la constitution ontologique du Dasein et de l’ être avec constitutif de l’être-au-monde ; homme ou femme, le rapport à l’être est le même.
la disposibilité (Stimmung, tonalité)
Pour Heidegger on chercherait en vain un cas où le Dasein ne soit pas déjà disposé. Dans l’être de l’humeur, le Dasein est toujours déjà découvert, ce qui ne veut pas dire qu’il est reconnu. Quotidiennement le Dasein ne succombe pas à ce qu’il découvre… mais se dérobe à ce qui est découvert.
Heidegger poursuit : « il n’y a qu’à voir de quoi telle humeur se détourne pour que se dévoile le Dasein tel qu’il est livré au là. Y compris dans l’esquive le là est détecté. D’où la question qu’il m’arrive de poser parfois en désespoir de cause à brûle-pourpoint lorsque la séance s’enlise (et que je vous pose maintenant) : « de quoi ne voulez-vous surtout pas parler aujourd’hui ? »
« Ce caractère d’être où le Dasein est découvert nous l’appelons l’{être-jeté de cet étant dans son là.} Dans la disposibilité, le Dasein est toujours déjà placé face à lui-même et cela avant tout connaître et tout vouloir et bien au-delà de leur portée de détection. Et là, le dialogue thérapeutique peut commencer (on parlera plus tard du comment faire).
Autre caractéristique de la disposibilité : « la disposition assaille ; elle ne vient ni du dehors ni du dedans, mais en tant qu’elle est une manière d’être, elle s’élève à partir de l’être-au-monde… qu’elle découvre dans son intégralité, elle seule rendant possible un se-diriger-vers.»
« Qu’une menace se présente maintenant en suscitant de l’horreur et en ayant en même temps le caractère de soudaineté avec lequel se rencontre l’effrayant, la peur devient terreur qui met hors de soi ». L’expérience clinique m’amène à associer frayeur et horreur au discours du névrosé, en particulier pour ce qui concerne l’angoisse panique de la névrose d’angoisse. Par contre l’irruption du mot terreur me semble directement associée à la psychose.
La disposibilité ouvre à l’entendre. L’entendre s’ouvre co-originairement avec la disposibilité. La disposibilité a à chaque fois son entendre quand bien même elle le refoule. « Entendre est inséparable du vibrer ». Comprendre et expliquer sont des dérivés existentiaux de cet entendre primordial qui constitue avec la disposibilité l’être du là. Voici donc la porte d’accès à un comprendre qui ne s’adresse pas au seul intellect. Le patient l’exprime parfois en disant « je comprends ce que vous me dites, mais je ne le sens pas ! ». Le thérapeute sait alors qu’il est à côté de la plaque ! Il donne une interprétation mais l’entendre n’est pas là.
Si la disposibilité ouvre à l’entente, elle ouvre surtout, lorsqu’elle est assumée et non fuie, à un pouvoir-être. Heidegger écrit : « Dans l’entendre, le genre d’être du Dasein prend le sens existential de pouvoir-être ; il est prioritairement « être-possible…livré à lui-même, il est de fond en comble possibilité sur sa lancée…Comme entendre, il sait où il en est avec lui- même, c’est-à-dire avec son pouvoir-être. ».
Que signifie possible ? Ce qui n’est pas encore réel et qui n’est jamais nécessaire mais seulement possible. Au sujet de ce pouvoir être Heidegger écrit : « C’est dans le dépassement que l’être-là vient pour la première fois… à ce qu’il est comme lui-même. C’est la transcendance qui constitue le même de soi- même. »
Sur ces bases, comment définir l’objectif d’une thérapie existentielle ? Faire accéder le patient à son pouvoir-être, et pour cela l’amener à vivre pleinement la disposibilité de l’instant, point de départ de tout travail ; un vécu qui suppose le renoncement à la fuite ; en séance, d’abord, puis seul, dans la solitude qui caractérise précisément l’angoisse.
La disposibilité fondamentale de l’angoisse signe l’ouvertude du Dasein :
Interrogeons-nous maintenant sur le sens existentiel de l’angoisse. L’ouvertude du Dasein se fonde sur la disposibilité et l’entente : « Le Dasein en proie à l’angoisse est mis de part son propre être en face de lui-même », l’important ici c’est « l’en-face. »
L’immersion dans la quotidienneté, le divertissement, les rationalisations également trahissent une fuite : « la fuite du Dasein est fuite devant lui-même. » ll y a fuite devant la disposibilité découvrante. « C’est la retraite ayant la peur pour base, retraite devant ce que la peur découvre, devant ce qui a le caractère de menaçant qui a la manière de la fuite… Mais, dans l’angoisse le menaçant n’est nulle part : il est déjà là, il étreint, il coupe le souffle. » Le devant quoi de l’angoisse « est le monde en tant que tel…L’être-au-monde même…Son propre pouvoir-être au monde. »
Autre caractère fondamental de l’angoisse : l’angoisse esseule. Le Dasein s’y découvre comme pouvoir-être esseulé et jeté… Dans l’angoisse on se sent étrangé, dans le rien, le nulle-part ; mais étrangé a aussi le sens d’être chassé de soi… D’être dans le pas-chez-soi… C’est-à-dire devant l’étrangeté inhérente au Dasein en tant qu’être au monde jeté, livré en son être à lui-même…. Le déclenchement physiologique de l’angoisse n’est possible que parce que dans le fond de son être il s’angoisse.
« Il y a dans l’angoisse la possibilité d’une insigne découverte parce que elle esseule. Cet esseulement ramène à lui le Dasein, qu’il tire de son dévalement et lui fait voir qu’être de manière propre ou impropre sont des possibilités de son être.
Rappelons que pour Foucault l’angoisse comme tonalité est un a priori de l’existence ; elle est ce type d’expérience qui rend possible et explique le comportement ; principe fondamental d’un individu, configuration typique commune à un ensemble de symptômes, l’angoisse définit un monde, celui de l’angoisse. Pour les penseurs de ce que l’on a défini comme le moment existentiel (1950-1970), l’angoisse est la seule contrainte qui vaille, la seule qui individualise, qui exige un engagement existentiel.
Commune à un ensemble de symptômes, comment nous approcher d’un diagnostic à partir de l’angoisse ? Ce sont les modes d’esquive, de fuite, utilisés qui nous guideront et en particulier, ceux que le psychiatre japonais Kimura Bin décrit dans ses Écrits de phénoménologie clinique, au travers d’une typologie des différentes manières de vivre le temps. Ces travaux mériteraient qu’on leur consacre une journée d’étude, mais résumons l’essentiel pour notre propos.
Kimura Bin distingue le temps éprouvé (trouver le temps long ou ne pas voir passer le temps), d’une part, et les différentes façons de vivre le temps. Le maniaco-dépressif, le schizophrène, l’épileptique, la personnalité limite (que l’on définira plus loin) ne vivent pas le temps de manière identique, n’ont pas la même manière d’esquiver l’angoisse, ce qui amène à distinguer plusieurs formes d’angoisse.
– Première forme : l’anxiété pour l’avenir, la peur de l’imprévisible, elle est liée à l’autonomie de l’existence propre ; c’est celle du jeune ado, mais aussi celle du schizoïde, du schizophrène, qui partent dans un futur hors d’atteinte, un idéal présomptueux, ou dans le regret de ce qu’il n’ont pas pu faire : ils sont dans le futur, dans un effort désespéré pour atteindre l’avenir inconnu, afin d’échapper à leur angoisse originaire.
– Deuxième forme : elle ne porte pas sur l’anticipation du futur, mais sur le maintien de l’expérience présente, de leur identité de rôle : ici c’est la perte de l’appui du quotidien qui crée l’angoisse. Le temps vécu renvoie toujours au passé, c’est le type mélancolique décrit par Tellenbach.
– Troisième forme : la fixation dans le présent. C’est le cas de l’épileptique qui vit une réduction ponctuelle au présent, du maniaque dans sa fête existentielle, du toxicomane, qui existe de façon discontinue, d’instant en instant, et d’une façon plus générale me semble-t-il, de tous ceux qui sont dans le passage à l’acte. C’est aussi pour Kimura Bin la caractéristique de ce qu’il définit comme la personnalité limite.
Dans sa Phénoménologie de la dépression limite, Kimura distingue deux types d’état limite.
L’un proche de la schizophrénie, l’autre comme identité plus indépendante qu’il nomme personnalité limite. Parmi les critères que l’on va trouver chez L., une certaine impulsivité, potentiellement destructrice notamment dans le domaine alimentaire ou sexuel ; l’instabilité et l’excès dans les relations interpersonnelles : idéalisation puis dévalorisation ; des accès de colère qu’il juge injustifiés ; une instabilité affective qui passe de normale à dépression et qui peut ne durer que quelques heures ; et surtout une totale intolérance à la solitude, et un sentiment chronique de vide et d’ennui.
Mais ce sont des personnalités aux rapports émotionnels très riches, à la différence des schizophrènes, et, toujours à la différence de ces derniers, une grande puissance de transfert parfois difficile à maîtriser ; dans le cas étudié, non seulement transfert sur le thérapeute, mais aussi transfert de son rapport à la mère avec chacune de ses compagnes successives.
Quand au comportement par rapport au temps et, toujours à la différence du schizophrène, la personnalité limite ne cherche la plénitude que dans le présent. Il est dans l’absorption dans l’immédiateté et dans l’absence d’écart par rapport à l’autre, alors que l’écart, la différence sont la condition de possibilité d’une individuation. Le malade état limite ne cherche donc pas le futur possible mais l’union immédiate avec la pure présence.
Beaucoup de personnalités-limites consultent en état d’accablement ou de dépression. Celle-ci suit généralement une expérience de délaissement où de séparation d’avec un être proche. À la différence du mélancolique, ce profil n’est pas (ou très secondairement) dans la culpabilité.
Ils vivent leurs désirs de plaisir momentanés dans la sexualité, ou dans la toxicomanie. L. se reconnaîtra dans la définition du passage à l’acte, il s’agit fondamentalement non de jouir mais de masquer le vide et le désespoir.