par Philippe Grauer
Ça fait un moment, une quarantaine d’années au bas mot, que le bouddhisme interfère avec la psychothérapie. Que la théorie bouddhiste de la souffrance et l’on peut dire sa théorie des émotions croisent nos pistes de recherche et notre pratique, sans que nous n’ayons fourni le travail indispensable de les distinguer. Résultat, l’embrouille continuelle continue.
a) La première, relativement évidente, tient à la spiritualité. Chacun sachant que dès sa naissance la psychologie humaniste américaine a cultivé ce versant mitoyen de la psychothérapie que constitue la spiritualité, pour finir avec Maslow ayant rencontré Grof pour fonder la Quatrième devenant la Cinquième Force, orientant toujours davantage une partie de la recherche humaniste vers le domaine du transpersonnel. On notera toutefois que Maslow est d’abord un chercheur scientifique, qui s’intéresse par exemple aux état excessifs de conscience (Peak Experiences) pour en fournir la description.
De toute façon, à la naissance même de la psychanalyse on trouve Jung et son vif intérêt pour le religieux, avec d’autre part Freud et son intérêt pour les mythes (direction vers laquelle il pousse d’abord Otto Rank). Ceci pour la spiritualité.
b) la seconde source de confusion tient à la vision du monde bouddhiste, qui est peut-être une religion laïque mais tout de même une religion. Laquelle nous livre un enseignement, celui du détachement (pas si éloigné de l’ataraxie méditerranéenne), fondé en partie sur une pratique de méditation. Cette pratique contemplative, d’une présence à l’univers qui nous décale de ce que l’Occident a appelé le monde des passions, enseigne comment se libérer de la souffrance en plaçant le curseur psychique à un certain point accessible par la pratique suivie d’une concentration-décentrement. Une solide « direction de conscience » devant encadrer le travail du méditant, tant le vide, l’équanimité et la pratique du rien représentent des disciplines difficiles d’accès. Le terme grec qui correspondrait à peu près serait ascèse, qui veut dire exercice. Par ailleurs et pour en rajouter une extra couche, presque toute psychothérapie sinon toutes, comporte une part de méditation, de concentration(1) plus ou moins autohypnotique (eh oui) sur ce qui se passe en soi. S’imposer, avec l’aide d’un conducteur de la manœuvre, de ne faire qu’une seule et même chose continument, ça ne vous dit rien(2) ? On remarquera enfin que le monachisme moyen oriental donnera le mot thérapeute (serviteur), nous voici au cœur du domaine.
Or une telle pratique, la vison religieuse du monde qui la comprend, et l’idéologie méthodologique qui s’ensuit, sont également par nature, depuis que Messmer a dégagé une première fois ce qui deviendrait un siècle plus tard la psychothérapie, de la sphère d’influence et vision du monde religieuse, bien éloignées de la catharsis d’origine aristotélicienne(3), rafraichie par Ferenczi après Freud. Laquelle constitue le fonds de la psychologie humaniste basée sur la libération émotionnelle d’origine reichienne, puis rogerienne puis perlsienne (analysé par Reich) puis plus généralement dite émotionnelle(4). Dans une telle perspective la dimension émotionnelle mise en œuvre en relation focalise au cours du processus psychothérapique l’attention sur une présence à soi à la fois émotionnelle et cognitive, phénoménologique de surcroît(5), non décalée mais impliquée, la distanciation étant fournie au cours de la « direction de jeu » par le praticien lui-même impliqué, en relation dynamique.
Le tabac que fait récemment sur la place le retour en force de la pleine conscience – la Mindfullness de Jon Kabat-Zinn, un mixte de rogerisme, de méditation et de pensée neuroscience, donne un petite idée de la capacité d’attraction de l’intégration d’un modèle méditatif avec une pratique psychothérapique empathique océanique teintée d’une méthodologie de déstressage. Ce modèle coqueluche, d’un intérêt certain mais limité et requérant critique, diffusé comme technique revêtue d’une aura de légitimation médicale, n’est en rien comparable, encore moins substituable à une formation polyvalente de 2000 heures indispensable à l’apprentissage de l’exercice de la psychothérapie relationnelle. On aborde là aux rivages des programmes de formation engendrant des sous praticiens, qui trouveront toujours une organisation trop heureuse de les recruter pour faire nombre (et quelques bénéfices) à peu de frais. Chez nous Christophe André, moine psychiatrique, prêche la bonne parole méditative et propose la voie du bonheur – pardon, de la Joie, bouddhique aux psychotiques de Sainte Anne – et au grand public par la même occasion. Pourquoi pas ? si ça fait moins de dégâts que des molécules. Et puis ça fournit un complément spirituel à la pratique du scientisme substitué à la psychanalyse dont la caducité post hégémonique en psychiatrie hospitalière fait penser pour sa vitesse et spectacularité à la chute du soviétisme.
c) Voici enfin une troisième embrouille – donnée en prime car je n’en ai annoncé que deux. Elle consistera pour le bouddhisme à se prêter volontiers au croisement avec les neurosciences qui ainsi le légitimiseront. Réciproquement le positivisme soudain doté d’un providentiel supplément d’âme va pouvoir se réjouir, et attirer à lui d’autres âmes errantes. Tous les protagonistes y gagnent. La confusion aussi. Déjà que nous n’y comprenions rien au djihadisme, voici qu’il va falloir se pencher aussi sur le psycho-bouddhisme. Quelle époque !
Alors merci ! merci à Serge Tisseron de nous rappeler à un peu de rigueur en matière psycho-méditative. Que la séduction bouddhiste n’embarque point nos psychopraticiens relationnels. Les deux visions du monde ne coïncident pas. Pour y voir clair (expression française pour l’anglais awareness cher aux gestaltistes) il y aurait multiréférentialité (incompatibilité – pas les deux en même temps) plutôt qu’intégrativité (combinaison plus ou moins bricolée de plusieurs modèles opérant ensemble).
indispensable à tout praticien.
– Jacques Hochmann, Une histoire de l’empathie, connaissance d’autrui, souci du prochain, Paris, Odile Jacob, 2012, 219 p.-
– Alain Berthoz, Gérard Jorland (sous la direction de), L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004, 308 p.-
– Robert Plutchik, The Emotions, 1991 (ISBN 0-8191-8286-9). Toujours pas traduit. Plus important que Damasio et al. Une sorte de résumé Que sais-je bien fait, lisez le en anglais, ne mourons pas idiots !
– Robert Plutchik, Emotions and Life: Perspectives from Psychology, Biology, and Evolution, 2002 (ISBN 1-55798-949-4). Toujours pas traduit !
– Philippe Grauer, « Régression, décharge émotionnelle, catharsis« , articulet néo-plutchikien pour commencer peut-être.
par Serge Tisseron
Espérons qu’un grand nombre de téléspectateurs auront regardé, vendredi 26 février, le documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade intitulé « Vers un monde altruiste? » Cette synthèse appuyée sur de récentes découvertes en neurosciences montre que nous ne sommes pas seulement motivés par le désir de conquête et d’affirmation de soi, mais aussi par celui d’entraide et de solidarité. Mais il ne cache pas non plus que le ver est dans le fruit, puisque les bébés âgés d’à peine six mois témoignent déjà d’une préférence marquée pour ceux qui leur ressemblent, que ce soit par le choix d’une friandise ou la couleur de leurs vêtements. La « bonté innée » de l’être humain serait donc très vite contrariée par la tentation tout aussi innée de privilégier des liens et des préférences avec ceux qui nous paraissent semblables à nous. Un choix évidemment excluant pour ceux qui sont « les autres ». Au point même d’inverser complètement notre attitude mentale par rapport à ceux que nous voyons souffrir. Le supporter d’un club de rugby qui voit un collègue recevoir une décharge électrique présente une activation de la même zone cérébrale dédiée à la douleur que la victime; mais s’il voit souffrir pareillement un supporter de l’équipe adverse, c’est la zone cérébrale dédiée au plaisir qui s’active chez lui !
Mais l’intérêt de ce film n’est pas de faire un état des lieux. Il est de montrer que développer l’altruisme est possible à tout âge et que nous devrions tous nous y employer. Or l’altruisme a un précurseur indispensable, c’est l’empathie. Et c’est là que, dans la démonstration de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, tout se brouille et s’embrouille.
Il est en effet admis par la grande majorité des chercheurs que l’empathie a deux composantes, la première affective, qui apparaît vers l’âge de un an, et l’autre cognitive, qui apparaît vers quatre ans et demi. L’
est un système intuitif au fonctionnement rapide et automatique qui apparaît dès la première année de la vie et qui permet de se concentrer sur l’émotion d’autrui au point de l’éprouver soi-même sans se confondre avec lui. Il s’agit donc d’une forme de résonance émotionnelle. Au contraire, l’
est un système lent, délibératif et conscient dans lequel il ne s’agit plus de ressentir les émotions d’autrui, comme dans le stade précédent, mais de comprendre son point de vue en prenant en compte ses différences. Cette posture nécessite d’intégrer un grand nombre d’informations, comme le caractère de l’autre, ses conditions de vie, ses particularités culturelles, etc. Cette prise de perspective cognitive est parfois nommée « compréhension empathique« . Mais ces deux composantes ne suffisent pas à créer l’empathie complète. Comme l’a bien montré Martin Hoffman (2008), l’empathie affective risque toujours de faire éprouver les douleurs d’autrui comme si c’était les siennes propres, au point de rendre incapable de lui porter secours. Et inversement, l’empathie cognitive risque toujours d’être utilisée pour manipuler notre interlocuteur grâce à la compréhension que nous en avons. Ce qui est essentiel, c’est la capacité de les articuler l’une à l’autre, de passer sans cesse de l’une à l’autre et de tempérer les dangers de l’une par les vertus de l’autre. Cette
comme l’appelle Martin Hoffman, rend possible le fait de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, préfigurant la capacité altruiste. C’est aussi ce que montrent les travaux de Jean Decety, neuroscientifique spécialisé dans la compréhension des bases cérébrales de l’empathie.
Mais dans le film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, aucune place n’est faite à cette empathie cognitive. Et pour cause. Les auteurs ont décidé de s’en tenir à l’école de pensée incarnée par Matthieu Ricard et Tania Singer, qui exerce à l’institut Max Planck de Leipzig. Pour cette autre spécialiste des neurosciences, utiliser le mot d’empathie pour désigner à la fois l’empathie affective et l’empathie cognitive serait une hérésie scientifique dans la mesure où ces deux capacités correspondent à des zones cérébrales différentes, et qu’il serait donc impossible de désigner les fonctions mentales qui s’y déroulent par le même mot. Pourtant, il n’est pas rare que des fonctions mentales relevant de zones cérébrales différentes portent le même nom, évidemment assorti d’adjectifs différents : pour s’en tenir à un seul exemple, il est courant aujourd’hui de parler d’intelligence musicale, d’intelligence visuo spatiale, d’intelligence mathématiques, etc. sans qu’aucun scientifique ne soit choqué. C’est donc qu’il faut chercher ailleurs l’origine du choix de Tania Singer.
C’est du côté du bouddhisme que nous en trouvons la raison. Dans la représentation du monde développée par celui-ci, « l’empathie » s’oppose à la « compassion ». Mais ces deux mots ont une définition bien particulière. La compassion bouddhiste n’a en effet rien à voir avec ce que nous désignons sous le même mot dans la tradition latine et anglo-saxonne. Prenons le dictionnaire Petit Robert. Il définit la compassion comme un « sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui », ce qui signifie qu’elle appartient totalement à la dimension affective du sens de l’autre, avec le risque de détresse émotionnelle qui s’attache à celle-ci. Mais pour les bouddhistes tibétains, le mot a un sens différent. Il s’agit de la faculté mentale qui permettrait d’entourer la représentation que l’on se fait de la victime d’une sorte de halo altruiste facilitant la relation d’aide sans courir le risque de la contagion émotionnelle. Quant à l’empathie, elle est réduite par les bouddhistes à sa seule dimension affective, avec le risque de confusion et d’épuisement émotionnel qui s’ensuit.
Du coup, pour Matthieu Ricard et Tania Singer, le modèle ternaire habituel, avec ses trois niveaux d’empathie affective, d’empathie cognitive et d’empathie mature, est remplacé par un autre modèle à deux dimensions seulement. Dans ce modèle, l’empathie est réduite à sa composante affective, avec la menace de basculer dans la contagion émotionnelle paralysante et déstructurante. Tandis que la compassion associe la conscience de la souffrance de l’autre avec le désir de faire quelque chose pour son bien, mais sans pour autant forcément ressentir la souffrance de l’autre comme c’est le cas dans l’empathie. Et les auteurs concluent en opposant la « mauvaise empathie » qui conduit au Burn out émotionnel, à la « bonne compassion » qui associe prise de distance et désir de venir en aide.
Ce bouleversement sémantique est bien illustré par la façon dont Matthieu Ricard a repris dans ses publications récentes les travaux de Charles R. Figley (2002) sur le Burn out des soignants en inversant exactement les termes dans lesquels celui-ci en parle. Pour Figley, il existe une « fatigue de compassion » (Compassion Fatigue) dont il propose de sortir en développant la capacité d’empathie, dans la mesure où celle-ci associe à la composante émotionnelle une composante cognitive qui permet de prendre du recul par rapport à la situation. A l’inverse, pour Matthieu Ricard, le Burn out des soignants est attribué à l’empathie elle-même, et il propose comme remède la « compassion ». Chacun utilise les mots comme il l’entend, mais c’est faire bien peu de cas de la capacité de compréhension de ceux qui s’intéressent à l’empathie que de ne s’être jamais soucié de leur expliquer cette inversion sémantique incroyable !
La conséquence en est que le film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade ne nous montre rien sur la manière dont l’empathie cognitive pourrait être utilisée pour développer le sens de l’autre et l’altruisme. À aucun moment, il n’est question d’encourager la compréhension du fait que l’autre a des façons de penser, de ressentir et de vivre différentes des miennes, et qu’il peut non seulement éprouver d’autres émotions que moi dans les mêmes situations, mais aussi les mêmes que moi en relation avec d’autres états mentaux. L’essentiel est d’encourager dès l’enfance des formes de visualisation océanique dans lesquelles chacun est invité à se laisser pénétrer par les énergies positives avec leurs pouvoirs et leur sagesse. Finalement un peu comme le nouveau-né baigne dans la bienveillance maternelle… Il est certain que ces méthodes de relaxation et/ou de méditation de pleine conscience ont des effets positifs sur la régulation des émotions, et donc sur la capacité de mieux vivre ensemble avec ceux qui nous sont proches. Mais ont-elles des effets positifs plus importants que d’autres méthodes qui encouragent le croisement et l’interpénétration de l’empathie affective et de l’empathie cognitive ? Et ont-elles des effets sur la curiosité vis-à-vis de l’autre ? Ce serait une grave erreur de ne pas poser cette question, car il en va du choix des programmes grâce auxquels on peut espérer, dans les années qui viennent, développer l’empathie et l’altruisme chez tous les enfants, exactement au même titre que l’aptitude à la lecture et au calcul. Et il serait dangereux de ne pas se préoccuper de la place que peut y prendre la compréhension de l’autre.