Novembre 2011
par François Gonon
LE discours de la psychiatrie biologique affirme que tous les troubles
mentaux peuvent et doivent être compris comme des maladies du
cerveau. Il y a bien évidemment des cas où des symptômes d’apparence
psychiatrique ont des causes cérébrales identifiables et traitables. Par
exemple, une tumeur hypophysaire peut entraîner les symptômes d’une
dépression bipolaire. Les progrès de la neurobiologie, de l’imagerie
cérébrale et de la neurochirurgie permettent de traiter ces cas qui semblaient
relever de la psychiatrie et apparaissent maintenant relever de
la neurologie. Peut-on en déduire que, dans un futur proche, tous les
troubles psychiatriques pourront être décrits en termes neurologiques
puis soignés sur les bases de ces nouvelles connaissances ?
Si cette ambition était fondée, la psychiatrie biologique représenterait
effectivement une rupture épistémologique dans l’histoire de la
psychiatrie. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait pouvoir constater un
apport substantiel de la neurobiologie à la pratique psychiatrique ou,
du moins, une perspective réaliste d’un tel apport en ce qui concerne
les troubles mentaux les plus fréquents. La première partie de ce texte
présente les doutes que les experts reconnus de la psychiatrie biologique
expriment actuellement dans les plus grandes revues américaines
au sujet de cette ambition.
Plusieurs approches, qui ne sont pas mutuellement exclusives,
permettent d’appréhender les causes des troubles mentaux : neurobiologie,
psychologie et sociologie. Cependant, selon une récente étude
*Neurobiologiste, directeur de recherche CNRS à l’institut des maladies neurodégénératives,
université de Bordeaux. Ce texte s’appuie entre autres sur des études réalisées par l’auteur et ses
collaborateurs avec le soutien du CNRS, de la région Aquitaine et de l’institut des sciences de la
communication du CNRS. Cependant, les opinions exprimées ici n’engagent que l’auteur. Contact :
francois.gonon@u-bordeaux2.fr
américaine1, le grand public adhère de plus en plus à une conception
exclusivement neurobiologique des troubles mentaux. Le journaliste
Ethan Watters a écrit récemment dans The New York Times un long
article où il montre que la psychiatrie américaine tend à imposer au
reste du monde sa conception étroitement neurobiologique des maladies
mentales2. Il souligne que cette diffusion n’est pourtant pas due aux
succès de la psychiatrie américaine : le nombre de patients n’a pas
diminué aux États-Unis, bien au contraire. Le discours privilégiant la
conception neurobiologique des troubles mentaux semble donc évoluer
indépendamment des progrès de la neurobiologie. Daniel Luchins a
longtemps été la première autorité médicale en psychiatrie clinique
pour l’État d’Illinois. Selon lui, ce discours réductionniste ne sert qu’à
évacuer les questions sociales et à laisser de côté les mesures de
prévention des troubles mentaux les plus fréquents3. À sa suite, nous
nous interrogerons sur les modes de production de ce discours, sur ses
conséquences sociales et son interprétation sociologique.
La classification des maladies mentales proposées par l’American
Psychiatric Association (APA) en 1980 dans le Manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux (DSM-3) était en rupture avec les
précédentes classifications car elle se voulait a-théorique afin d’améliorer
la fiabilité et la validité des diagnostics. Il s’agissait aussi de
faciliter les recherches biologiques et cliniques en définissant des
groupes de patients homogènes. Le but était de faire entrer la psychiatrie
dans le champ de la médecine scientifique en élaborant une
neuropathologie liant causalement des dysfonctionnements neurobiologiques
à des troubles mentaux. À l’époque, cet espoir pouvait
sembler raisonnable : les neurosciences avaient déjà abouti à des
résultats en neurologie (par exemple le traitement de la maladie de
Parkinson) et la découverte de médicaments psychotropes efficaces,
issue d’observations cliniques fortuites, montrait qu’il était possible
d’agir sur le fonctionnement cérébral à l’aide d’une chimie appropriée.
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
1. B. A. Pescosolido, J. K. Martin, J. S. Long et al., “‘A Disease Like any Other’? A Decade
of Change in Public Reactions to Schizophrenia, Depression, and Alcohol Dependence”, American
Journal of Psychiatry, 2010, vol. 167, no 11, p. 1321-1330.
2. E. Watters, “The Americanization of Mental Illness”, The New York Times, 8 janvier 2010.
3. D. J. Luchins, “At Issue: Will the Term Brain Disease Reduce Stigma and Promote Parity
for Mental Illnesses ?”, Schizophrenia Bulletin, 2004, vol. 30, no 4, p. 1043-1048. Id., “The Future
of Mental Health Care and the Limits of the Behavioral Neurosciences”, Journal of Nervous and
Mental Disease, 2010, vol. 198, no 6, p. 395-398.
55
Trente ans plus tard, l’espoir fait place au doute. Dans un article
publié le 12 février 2010 par la très célèbre revue Science, deux
rédacteurs écrivent : «Quand la première conférence de préparation du
DSM-5 s’est tenue en 1999, les participants étaient convaincus qu’il
serait bientôt possible d’étayer le diagnostic de nombreux troubles
mentaux par des indicateurs biologiques tels que tests génétiques ou
observations par imagerie cérébrale. Maintenant que la rédaction du
DSM-5 est en cours, les responsables de l’APA reconnaissent qu’aucun
indicateur biologique n’est suffisamment fiable pour mériter de figurer
dans cette nouvelle version4. » Plusieurs articles parus récemment dans
les plus grandes revues scientifiques américaines ont développé le
même constat. Encore plus radicalement, dans un article du 19 mars
2010, la revue Science rapporte une nouvelle initiative du National
Institute of Mental Health (NIMH), le principal organisme américain de
recherche en psychiatrie biologique5. Le NIMH propose de financer des
recherches en dehors du DSM afin « de changer la manière dont les
chercheurs étudient les troubles mentaux » car, selon Steven Hyman,
ancien directeur du NIMH, «la classification de ces troubles selon le
DSM a entravé la recherche».
Les avancées en matière de médicaments psychotropes ont été tout
aussi décevantes. Dans le numéro d’octobre 2010 de la revue Nature
Neuroscience, Steven Hyman et Eric Nestler, un autre grand nom de la
psychiatrie américaine, écrivent : « Les cibles moléculaires des principales
classes de médicaments psychotropes actuellement disponibles
ont été définies à partir de médicaments découverts dans les années
1960 à la suite d’observations cliniques6. » Le constat actuel est donc
clair : les recherches en neurosciences n’ont abouti ni à la mise au point
d’indicateurs biologiques pour le diagnostic des maladies psychiatriques
ni à de nouvelles classes de médicaments psychotropes.
Les incertitudes de la génétique
Dans un éditorial paru le 12 octobre 1990 dans la revue Science, on
pouvait lire : « La schizophrénie et les autres maladies psychiatriques
ont probablement une origine polygénétique. Le séquençage du génome
humain sera un outil essentiel pour comprendre ces maladies. »
Pourtant, si ce séquençage a été achevé plus vite que prévu, l’analyse
du génome entier de près de sept cent cinquante schizophrènes n’a pas
suffi pour mettre en évidence des anomalies génétiques7. Elle n’a même
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
4. G. Miller et C. Holden, “Proposed Revisions to Psychiatry’s Canon Unveiled”, Science, 2010,
vol. 327, p. 770-771.
5. G. Miller, “Beyond DSM: Seeking a Brain-Based Classification of Mental Illness”, Science,
2010, vol. 327, p. 1437.
6. E. J. Nestler et S. E. Hyman, “Animal Models of Neuropsychiatric Disorders”, Nature
Neuroscience, 2010, vol. 13, no 10, p. 1161-1169.
7. A. Abbott, “The Brains of the Family”, Nature, 2008, vol. 454, p. 154-157.
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pas retrouvé le gène défectueux pourtant identifié dans une famille
écossaise. Pour les troubles plus fréquents, comme le déficit d’attention
avec hyperactivité (TDAH), les études initiales dans les années 1990
avaient apporté des résultats très encourageants, mais qui n’ont pas été
confirmés. Actuellement, le développement rapide des technologies
génétiques et l’enrôlement de milliers de patients aboutissent au constat
inverse : les effets génétiques apparaissent de plus en plus faibles.
Comme le dit Sonuga-Barke, l’un des leaders de la pédopsychiatrie
anglaise, «même les défenseurs les plus acharnés d’une vision génétique
déterministe revoient leurs conceptions et acceptent un rôle
central de l’environnement dans le développement des troubles
mentaux8 ».
Au total, la génétique n’a identifié que quelques anomalies génétiques
dont les altérations n’expliquent qu’un très petit pourcentage de
cas et uniquement pour les troubles psychiatriques les plus sévères :
autisme, schizophrénie, retard mental et trouble bipolaire de type I
(c’est-à-dire avec épisode maniaque nécessitant une hospitalisation).
De fait, le pourcentage de cas expliqués par des anomalies génétiques
est le plus élevé pour l’autisme et il n’est que de 5 %. En dehors de ces
rares cas de lien causal, la génétique n’a identifié que des facteurs de
risque qui sont toujours faibles. La portée de ces observations, tant du
point de vue du diagnostic que de la recherche de nouveaux traitements,
est donc limitée9.
Certaines de ces études génétiques récentes ont été publiées dans
des revues scientifiques très renommées. Les médias les ont donc présentées
comme des découvertes de premier plan. Il est alors piquant
de constater que ces fameuses études s’appuient souvent sur de plus
anciennes montrant que le trouble psychiatrique en question est fortement
héritable. Il est évident depuis longtemps que les troubles
psychiatriques sont plus fréquents dans certaines familles. Les études
comparant les vrais et les faux jumeaux permettent de mesurer l’héritabilité
d’un trouble. Selon la plupart de ces études, l’héritabilité
semble souvent assez forte en psychiatrie : de 35% pour la dépression
unipolaire, jusqu’à 70-90% pour l’autisme et la schizophrénie10. Pourtant,
une héritabilité élevée n’implique pas nécessairement une cause
génétique. En effet, les études d’héritabilité ne peuvent pas distinguer
entre purs effets de gènes et interactions entre gènes et environnement,
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
8. E. J. Sonuga-Barke, “Editorial: ‘It’s the Environment Stupid!’ On Epigenetics, Programming
and Plasticity in Child Mental Health”, Journal of Child Psychology and Psychiatry, 2010, vol.
51, no 2, p. 113-115.
9. J. P. Evans, E. M. Meslin, T. M. Marteau et al., “Deflating the Genomic Bubble”, Science,
2011, vol. 331, p. 861-862. J. Z. Sadler, “Psychiatric Molecular Genetics and the Ethics of Social
Promises”, Bioethical Inquiry, 2011, vol. 8, p. 27-34.
10. S. E. Hyman, “A Glimmer of Light for Neuropsychiatric Disorders”, Nature, 2008, vol.
455, p. 890-893. R. Uher, “The Role of Genetic Variation in the Causation of Mental Illness: An
Evolution-Informed Framework”, Molecular Psychiatry, 2009, vol. 14, no 12, p. 1072-1082.
57
ce qui explique que de nombreuses maladies microbiennes comme la
tuberculose présentent également une héritabilité de 70 à 80%11.
Pour une hiérarchisation des troubles mentaux
Les maladies mentales très invalidantes (autisme, schizophrénie,
retard mental) n’affectent, chacune, que moins de 1% de la population
sans différence majeure d’une culture à l’autre12. Leur héritabilité est
forte, des défauts génétiques expliquent déjà certains cas et les mutations
de novo jouent un rôle puisque leur prévalence augmente avec
l’âge du père. Il est donc probable que la contribution de défauts génétiques
à leur étiologie est substantielle. À l’inverse, la prévalence des
troubles les plus fréquents varie suivant les cultures. Par exemple, les
troubles de l’humeur semblent deux à trois fois plus fréquents en
France et aux États-Unis qu’en Italie ou au Japon13. Les facteurs environnementaux
influencent fortement la survenue de ces troubles. Par
exemple, la dépression comme les troubles anxieux sont plus fréquents
dans les familles à bas revenu. Les gènes ne contribuent éventuellement
à leur étiologie qu’en interaction avec l’environnement14.
Ces considérations ont conduit Rudolph Uher à distinguer entre des
maladies très invalidantes, peu fréquentes et à forte composante génétique
probable d’une part, et des troubles fréquents et à forte composante
environnementale d’autre part15. Dans ce deuxième groupe, la
plupart des patients souffrent de plusieurs troubles (e.g. dépression et
anxiété). Il est donc très difficile d’établir des groupes de patients
homogènes, ce qui complique d’autant la recherche de dysfonctionnements
neurobiologiques associés à un trouble spécifique. De plus, il
est évident qu’un état chroniquement hyperactif, dépressif ou anxieux
affecte de nombreux réseaux neuronaux, pour ne pas dire tout le
cerveau. Dans l’état actuel des connaissances, il semble donc illusoire
d’espérer découvrir une cible moléculaire spécifiquement responsable
des troubles fréquents.
Pour les maladies psychiatriques sévères, les médicaments psychotropes
découverts dans les années 1950 et 1960 ont représenté un
progrès majeur. En revanche, les traitements médicamenteux sont peu
efficaces à long terme pour les troubles fréquents. Par exemple, les
psychostimulants sont efficaces à court terme pour alléger les symp-
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
11. P. M. Visscher, W. G. Hill et N. R. Wray, “Heritability in the Genomics Era-Concepts and
Misconceptions”, Nature Reviews Genetics, 2008, vol. 9, no 4, p. 255-266.
12. S. E. Hyman, “A Glimmer of Light…” art. cité, et R. Uher, “The Role of Genetic
Variation…”, art. cité.
13. K. Demyttenaere, R. Bruffaerts, J. Posada-Villa et al., “Prevalence, Severity, and Unmet
Need for Treatment of Mental Disorders in the World Health Organization World Mental Health
Surveys”, Journal of the American Medical Association (JAMA), 2004, vol. 291, no 21, p. 2581-
2590.
14. R. Uher, “The Role of Genetic Variation…”, art. cité.
15. Ibid.
58
tômes de l’hyperactivité (TDAH), mais ils ne protègent pas contre les
risques accrus de délinquance, de toxicomanie et d’échec scolaire qui
sont plus élevés (deux à quatre fois) chez les enfants souffrant du
TDAH16. De même, après un traitement par antidépresseurs, le taux de
rechute est de l’ordre de 70%17 et la différence avec un traitement
placebo n’est faiblement significative que dans les dépressions les plus
sévères18. Par contre, les psychothérapies sont considérées comme efficaces
aux États-Unis19, y compris celles se référant à la psychanalyse20.
Les progrès de l’épigénétique
L’action des gènes sur l’activité cellulaire ne dépend pas seulement de
la séquence d’ADN. L’ADN programme la synthèse des protéines, mais
l’intensité de cette transcription de l’information génique est influencée
par de nombreux facteurs environnementaux. L’épigénétique consiste à
étudier les altérations d’activité des gènes qui ne sont pas dues à des
variations de la séquence d’ADN. Elle recherche les mécanismes
moléculaires expliquant qu’un facteur environnemental, par exemple une
maltraitance sévère dans l’enfance, puisse entraîner des modifications de
l’activité génique profondes, durables et parfois transmissibles à la génération
suivante. Dans le domaine des neurosciences, les études d’épigénétique
sont en plein essor : le nombre d’articles a été multiplié par dix entre
2000 et 2010. Pourtant, les études de Victor Denenberg avaient montré
dès 1963 que le comportement de rats adultes pouvait être influencé par
les expériences vécues par leur mère pendant les premiers jours21. Des
travaux plus récents ont confirmé que la qualité des soins portés par la
mère à ses ratons influence leur comportement à l’âge adulte et ont montré
que plusieurs paramètres neurobiologiques, dont la réponse hormonale au
stress, en sont durablement affectés22. Les effets de l’environnement
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
16.F. Gonon, J.-M. Guilé et D. Cohen, « Le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité :
données récentes des neurosciences et de l’expérience nord-américaine », Neuropsychiatrie de
l’enfance et de l’adolescence, 2010, vol. 58, p. 273-281.
17.M. H. Trivedi, A. J. Rush, S. R. Wisniewski et al., “Evaluation of Outcomes with Citalopram
for Depression Using Measurement-Based Care in STAR*D: Implications for Clinical Practice”,
American Journal of Psychiatry, 2006, vol. 163, no 1, p. 28-40.
18. I. Kirsch, B. J. Deacon, T. B. Huedo-Medina et al., “Initial Severity and Antidepressant
Benefits: A Meta-Analysis of Data Submitted to the Food and Drug Administration”, PLoS Med,
2008, vol. 5, no 2, p. e45. J.-C. Fournier, R. J. DeRubeis, S. D. Hollon et al., “Antidepressant
Drug Effects and Depression Severity: A Patient-Level Meta-Analysis”, JAMA, 2010, vol. 303,
no 1, p. 47-53.
19. J. R. Davidson, “Major Depressive Disorder Treatment Guidelines in America and Europe”,
Journal of Clinical Psychiatry, 2010, vol. 71, suppl. E1, p. e04.
20.F. Leichsenring et S. Rabung, “Effectiveness of Long-Term Psychodynamic Psychotherapy:
A Meta-Analysis”, JAMA, 2008, vol. 300, no 13, p. 1551-1565. P. Knekt, O. Lindfors, M. A.
Laaksonen et al., “Quasi-Experimental Study on the Effectiveness of Psychoanalysis, Long-Term
and Short-Term Psychotherapy on Psychiatric Symptoms, Work Ability and Functional Capacity
During a 5-Year Follow-up”, Journal of Affective Disorders, 2011, vol. 132, p. 37-47.
21.V. H. Denenberg et K. M. Rosenberg, “Nongenetic Transmission of Information”, Nature,
1967, vol. 216, p. 549-550.
22. D. Francis, J. Diorio, D. Liu et al., “Nongenomic Transmission Across Generations of
Maternal Behavior and Stress Responses in the Rat”, Science, 1999, vol. 286, p. 1155-1158.
59
précoce s’exercent aussi bien en négatif qu’en positif : des soins maternels
de meilleure qualité ou bien des stress modérés dans les premiers
jours favorisent chez l’animal adulte la sociabilité et la résilience au
stress23. Les mécanismes moléculaires corrélés à cesmodifications épigénétiques,
comme la méthylation des gènes, commencent à être décrits chez
l’animal mais aussi chez l’homme. Par exemple, l’examen du gène codant
pour le promoteur d’un récepteur aux hormones glucocorticoïdes chez un
groupe d’hommes décédés par suicide a montré une plus grande méthylation
de ce gène et une baisse de son activité chez ceux qui avaient été
sévèrement maltraités pendant leur enfance24.
Dans un article de synthèse signé par Eric Nestler, Thomas Insel
(l’actuel directeur du NIMH) et d’autres grands noms de la psychiatrie
américaine, les auteurs soulignent que les études épigénétiques commencent
à révéler les bases biologiques de ce qui était connu depuis
bien longtemps par les cliniciens : les expériences précoces conditionnent
la santé mentale des adultes25. Après trois décennies décevantes
de recherche des causes génétiques des troubles psychiatriques, ce
nouvel axe de recherche de la psychiatrie biologique a le mérite de
remettre sur le devant de la scène les facteurs de risque environnementaux
des périodes pré et post-natales. De ce fait, les études épidémiologiques,
qui ont mis en évidence les facteurs de risques sociaux et
économiques, retrouvent du crédit ainsi que les actions préventives en
direction des jeunes enfants et de leurs parents. Un article remarquable,
paru en septembre 2010 dans la prestigieuse revue Nature
Reviews Neuroscience, discute le lien entre pauvreté et santé mentale à
partir d’une grande diversité d’études (sociologie, économie, psychologie,
psychiatrie et neurobiologie). Les auteurs concluent : « Par conséquent,
la priorité devrait être donnée aux politiques et programmes qui
réduisent le stress parental, augmentent le bien-être émotionnel des
parents et leur assurent des ressources matérielles suffisantes26. »
Pour Nestler, Insel et leurs coauteurs, les nouvelles technologies
permettront « sans doute dans un futur proche d’identifier de nouveaux
groupes de gènes et des mécanismes épigénétiques impliqués dans le
développement des maladies psychiatriques », ce qui aboutira à la
découverte de « nouvelles cibles thérapeutiques27 ». Ce bel optimisme
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
D. Liu, J. Diorio, J. C. Day et al., “Maternal care, Hippocampal Synaptogenesis and Cognitive
Development in Rats”, Nature Neuroscience, 2000, vol. 3, no 8, p. 799-806.
23. T. L. Bale, T. Z. Baram, A. S. Brown et al., “Early Life Programming and Neurodevelopmental
Disorders”, Biological Psychiatry, 2010, vol. 68, no 4, p. 314-319.
24. P. O. McGowan, A. Sasaki, A. C. D’Alessio et al., “Epigenetic Regulation of the Glucocorticoid
Receptor in Human Brain Associates with Childhood Abuse”, Nature Neuroscience, 2009,
vol. 12, no 3, p. 342-348.
25. T. L. Bale, T. Z. Baram, A. S. Brown et al., “Early Life Programming…”, art. cité.
26. D. A. Hackman, M. J. Farah et M. J. Meaney, “Socioeconomic Status and the Brain: Mechanistic
Insights from Human and Animal Research”, Nature Reviews Neuroscience, 2010, vol. 11,
no 9, p. 651-659.
27. T. L. Bale, T. Z. Baram, A. S. Brown et al., “Early Life Programming…”, art. cité.
60
est tempéré par Greg Miller, rédacteur de la revue Science28. Premièrement,
le chemin entre l’observation de corrélations ponctuelles et
le décryptage de chaînes causales sera certainement très long car les
méthylations et autres altérations de l’expression génique se produisent
simultanément sur de nombreux gènes. Deuxièmement, ce qui peut être
observé chez l’animal en situation expérimentalement contrôlée ne sera
pas aussi facilement observable chez l’homme en condition naturelle.
Miller signale que de nombreux groupes ont dépensé beaucoup d’efforts
et d’argent en recherches chez l’homme sans trouver de résultat positif.
Il termine son article en citant l’exaspération de Darlene Francis, l’une
des pionnières de l’épigénétique, « vis-à-vis de ces gens qui, à partir
de quelques observations chez l’animal, en déduisent que la
méthylation [des gènes] serait maintenant la cause et la solution à tout
un tas de problèmes existentiels29 ».
Les promesses de la psychiatrie biologique : tentative d’évaluation
Dans le numéro du 16 octobre 2008 de la revue Nature, Steven
Hyman titrait son article : « Une lueur d’espoir pour les troubles neuropsychiatriques30
». L’article commence par les constats déjà présentés
plus haut : «Aucune nouvelle cible pharmacologique, aucun mécanisme
thérapeutique nouveau n’a été découvert depuis quarante ans. » Steven
Hyman voit pourtant une lueur d’espoir dans l’identification de
quelques altérations géniques expliquant quelques rares cas de troubles
bipolaires, de schizophrénie et, moins rarement, d’autisme (5% des
cas). Il reconnaît que la route sera longue entre ces premiers résultats
et la mise au point d’éventuelles thérapeutiques. On peut le suivre
quand il espère des progrès significatifs en ce qui concerne la neuropathologie
de certains cas d’autisme, de schizophrénie et de retard
mental. Mais son optimisme me semble aller trop loin quand il l’étend
à l’ensemble des troubles psychiatriques.
Pour donner une idée des difficultés, il peut être intéressant de
considérer l’avancée des recherches concernant la douleur physique.
La vertu antalgique des opiacés est connue depuis l’Antiquité. Pourtant
les douleurs chroniques posent des problèmes considérables que
les actuels médicaments opiacés résolvent mal. La découverte, en 1975,
des réseaux de neurones à opiacés endogènes avait soulevé d’immenses
espoirs et certains auteurs avaient alors prédit la découverte rapide de
nouveaux médicaments plus efficaces31. Il n’en est, hélas, toujours rien
et les chercheurs commencent seulement à comprendre pourquoi : la
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
28. G. Miller, “Epigenetics. The Seductive Allure of Behavioral Epigenetics”, Science, 2010,
vol. 329, p. 24-27.
29. Ibid.
30. S. E. Hyman, “A Glimmer of Light…” art. cité.
31. F. W. Kerr et P. R. Wilson, “Pain”, Annual Review of Neuroscience, 1978, vol. 1, p. 83-102.
61
perception douloureuse résulterait de l’activité d’au moins deux
systèmes neuronaux antagonistes. La stimulation des récepteurs aux
opiacés endogènes par les antalgiques soulage à court terme la douleur,
mais dérégule le système pro-algésique qui met en jeu d’autres peptides
encore mal connus32. Il est évident que de nombreux circuits neuronaux
sont simultanément impliqués dans les troubles mentaux, y compris les
plus courants. Par exemple le TDAH ne se résume pas, contrairement à
ce qui est trop souvent dit, à un déficit de dopamine : de nombreux
réseaux corticaux et sous-corticaux semblent impliqués dans ce
trouble33. Puisque trente-cinq ans d’intenses recherches n’ont pas
permis à la neurobiologie de la douleur d’aboutir à de nouveaux traitements,
on mesure alors le chemin à parcourir concernant les troubles
mentaux les plus courants et qui sont sans doute les plus complexes.
Une autre manière d’évaluer la crédibilité des promesses de la psychiatrie
biologique consiste à les comparer à celles qui ont été faites
dans le domaine du cancer. Lorsque le président Kennedy a lancé en
1961 le projet Apollo de conquête de la lune, le défi technologique était
considérable. Pourtant, huit ans et vingt-cinq milliards de dollars ont
suffi pour aboutir. Suivant cet exemple, le président Nixon a lancé en
1971 la croisade contre le cancer avec l’ambition de vaincre ce fléau
en une décennie. Quarante ans plus tard et malgré cent milliards de
dollars en dépenses de recherche rien qu’aux États-Unis, les progrès
ont été plus lents que prévu34. Des avancées majeures n’ont été réalisées
que pour quelques cancers (e.g. leucémie de l’enfant). En termes
de population, la diminution de la mortalité a surtout résulté de la
prévention (e.g. lutte contre le tabagisme) et du dépistage précoce. La
biologie des cancers apparaît maintenant très complexe et multifactorielle
et nul ne peut dire quand la recherche aboutira à des
innovations thérapeutiques radicales.
La complexité du cerveau humain est telle que les défis affrontés par
la psychiatrie biologique dépassent très probablement ceux de la
biologie des cancers. Les difficultés identifiées par Steven Hyman
tiennent à l’absence de marqueur biologique, à la faiblesse des modèles
animaux et à la complexité de la génétique des maladies mentales35.
Pour l’instant, la plupart des recherches ont tenté de lier causalement
des paires d’observations, par exemple un gène et une pathologie. Selon
John Sadler, cette démarche de la génétique moléculaire a bien peu de
chance d’aboutir à la découverte de nouveaux traitements36. Comme
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
32. F. Simonin, M. Schmitt, J. P. Laulin et al., “RF9, a Potent and Selective Neuropeptide FF
Receptor Antagonist, Prevents Opioid-Induced Tolerance Associated with Hyperalgesia”,
Proceedings of the National Academy of Sciences, U.S.A., 2006, vol. 103, no 2, p. 466-471.
33. F. Gonon, “The Dopaminergic Hypothesis of Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder
Needs Re-Examining”, Trends in Neuroscience, 2009, vol. 32, p. 2-8.
34. S. M. Gapstur et M. J. Thun, “Progress in the War on Cancer”, JAMA, 2010, vol. 303, no 11,
p. 1084-1085.
35. S. E. Hyman, “A Glimmer of Light…”, art. cité.
36. J. Z. Sadler, “Psychiatric Molecular Genetics…”, art. cité.
62
pour la recherche sur le cancer, un changement de paradigme s’impose.
Il faudra développer de nouveaux concepts et des outils de calculs
puissants pour rendre compte de la complexité et du caractère multifactoriel
des maladies mentales.
Le discours de la psychiatrie biologique et ses conséquences
Si tous les leaders de la psychiatrie biologique reconnaissent que la
recherche neurobiologique a pour l’instant peu apporté à la pratique
psychiatrique, la plupart continuent à prédire des progrès importants
dans un futur proche. Cette rhétorique de la promesse commence à être
critiquée. Un article publié le 18 février 2011 dans la revue Science parle
de «bulle génomique» et critique l’inflation de promesses irréalistes dans
la littérature scientifique concernant les déterminants génétiques des
maladies37. La rhétorique de la promesse en psychiatrie biologique pose
trois questions : comment ce discours abusif est-il produit, a-t-il un
impact sur le public et quelles en sont les conséquences sociales ?
La déformation des conclusions dans la littérature scientifique
Les chercheurs constatent qu’il existe souvent une distance considérable
entre les observations neurobiologiques et les conclusions abusives
tirées par les médias. Ils s’indignent alors du manque de
professionnalisme des journalistes. Pourtant un examen attentif montre
que les neurobiologistes contribuent à cette déformation du message
puisqu’elle apparaît tout d’abord au sein même de nombreux articles
scientifiques. Nous avons distingué trois types de déformations que
nous avons étudiées dans le cadre d’une analyse de la littérature
concernant la neurobiologie de l’hyperactivité (TDAH38). Le premier
type, heureusement rare, consiste en incohérences flagrantes entre
résultats et conclusions.
Dans le deuxième type, une conclusion forte est affirmée dans le
résumé en omettant de mentionner aussi les données qui relativisent
la portée de la conclusion. Pour illustrer cette déformation, nous avons
analysé l’ensemble des résumés mentionnant une association significative
entre le TDAH et les allèles du gène codant pour le récepteur
D4 de la dopamine. Selon les méta-analyses récentes, cette association
est statistiquement significative, mais confère un risque faible : 23%
des enfants souffrant du TDAH sont porteurs de l’allèle 7-R mais
également 17% des enfants en bonne santé. Parmi les résumés qui
affirment une association forte, 80% omettent de mentionner qu’elle
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
37. J. P. Evans, E. M. Meslin, T. M. Marteau et al., “Deflating the Genomic Bubble”, art. cité.
38. F. Gonon, E. Bézard et T. Boraud, “Misrepresentation of Neuroscience Data Might Give
Rise to Misleading Conclusions in the Media: The Case of Attention Deficit Hyperactivity
Disorder”, PLoS ONE, 2011, vol. 6, no 1, p. e14618.
63
confère un risque faible. Il ne faut pas s’étonner alors que, dans certains
textes écrits pour le grand public, le gène du récepteur D4 soit présenté
comme un marqueur biologique du TDAH39.
Le troisième type de déformation consiste à affirmer de manière
abusive que les résultats d’études précliniques ouvrent de nouvelles
pistes thérapeutiques. Pour quantifier ce biais, nous avons analysé
l’ensemble des études réalisées chez la souris en relation avec le
TDAH40. Nous avons considéré que les perspectives thérapeutiques
étaient abusivement affirmées lorsque le lien entre ces souris et le TDAH
était uniquement basé sur des similitudes de comportements. En effet,
le TDAH est un trouble complexe, très souvent associé à d’autres
troubles (e.g. anxiété, dépression) et le comportement observé chez la
souris ne peut pas en saisir la complexité. Notre analyse montre que
des perspectives thérapeutiques étaient abusivement affirmées dans
23% des articles. De plus, la fréquence de ces affirmations abusives
augmente avec la renommée du journal. Comme les articles publiés
dans les revues les plus prestigieuses sont ceux-là mêmes qui sont
repris par les médias, ces perspectives thérapeutiques abusives
nourrissent des espoirs illusoires dans le grand public.
Les biais de publication
Un biais très fréquent dans les articles scientifiques consiste à citer
de préférence les études qui sont en accord avec les hypothèses des
auteurs. Ce biais a été récemment étudié dans un cas particulier : la
relation entre la protéine ß amyloïde musculaire et la maladie
d’Alzheimer. Greenberg a analysé le réseau des citations concernant
cette question41. Selon cette analyse, la distorsion des citations est si
considérable qu’elle « génère des dogmes non fondés ».
D’autre part, il est connu depuis longtemps que les résultats positifs
sont beaucoup plus souvent publiés que les résultats négatifs. Ce biais
est particulièrement flagrant pour les essais cliniques des médicaments
comme, par exemple, les antidépresseurs42, mais il concerne tous les
domaines de la biologie. En effet, lorsque plusieurs équipes concurrentes
s’intéressent à la même question, la première qui trouve une
relation statistiquement significative entre deux événements s’efforcera
de publier rapidement alors que celles qui n’ont pas observé de relation
significative ne publieront qu’en réponse à la première publication43.
Par exemple, la première étude portant sur la relation entre le TDAH et
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
39. F. Gonon, E. Bézard et T. Boraud, “Misrepresentation of Neuroscience…”, art. cité.
40. Ibid.
41. S. A. Greenberg, “How Citation Distortions Create Unfounded Authority: Analysis of a
Citation Network”, BMJ, 2009, vol. 339, p. b2680.
42. I. Kirsch, B. J. Deacon, T. B. Huedo-Medina et al., “Initial Seventy…”, art. cité.
43. J. P. Ioannidis, “Contradicted and Initially Stronger Effects in Highly Cited Clinical
Research”, JAMA, 2005, vol. 294, no 2, p. 218-228.
64
le taux d’expression de la protéine transportant la dopamine a été
publiée en 1999 dans The Lancet et a montré une augmentation de 70%
de ce taux chez les patients44. Les études ultérieures ont rapporté des
effets plus faibles puis nuls45. Une étude longitudinale de plusieurs
dizaines de méta-analyses a mis en évidence la généralité du phénomène
: la première étude publiée rapporte très souvent un effet plus
spectaculaire que les études ultérieures46. Du point de vue scientifique,
il n’y a rien de choquant à constater que la plupart des relations supposées
entre deux observations ne sont pas confirmées47. Le problème
surgit avec la médiatisation : comme les études initiales sont plus
souvent publiées dans des revues prestigieuses48 elles sont bien plus
largement médiatisées que les études ultérieures. Ainsi le public, y
compris les médecins et les politiques, entend parler de ces découvertes
initiales spectaculaires, mais n’est pas informé qu’elles sont souvent
invalidées ultérieurement.
Un vocabulaire qui prête à confusion
Le vocabulaire utilisé dans les articles scientifiques produit luimême
des interprétations erronées. Par exemple, on pouvait lire dans
Le Monde du 2 octobre 2010 un article intitulé « La génétique impliquée
dans l’hyperactivité ». Cet article se faisait l’écho d’une étude
publiée le 30 septembre 2010 dans The Lancet qui observait une plus
grande fréquence de délétions et duplications sur les chromosomes des
enfants souffrant du TDAH49. Les auteurs avaient observé ces anomalies
chez 12% des enfants affectés et chez 7% des enfants en bonne santé.
Comme rien ne prouve qu’elles ont été la cause du TDAH chez les
enfants qui en étaient porteurs, il s’agissait donc d’une pure corrélation.
Le terme « impliqué » utilisé par le journal Le Monde est la traduction
de l’un de ces nombreux mots imprécis utilisés si souvent dans la
littérature scientifique tels involved, play a role ou take part. Toutes ces
expressions n’affirment pas ouvertement un lien causal, mais en
suggèrent la possibilité alors que les faits observés ne sont le plus
souvent que des corrélations. Ces imprécisions de vocabulaire affectent
la compréhension du grand public, mal préparé à distinguer une
éventualité d’une preuve scientifique de lien causal.
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
44. D. D. Dougherty, A. A. Bonab, T. J. Spencer et al., “Dopamine Transporter Density in
Patients with Attention Deficit Hyperactivity Disorder”, The Lancet, 1999, vol. 354, p. 2132-2133.
45. F. Gonon, “The Dopaminergic Hypothesis…”, art. cité.
46. J. P. Ioannidis et O. A. Panagiotou, “Comparison of Effect Sizes Associated with Biomarkers
Reported in Highly Cited Individual Articles and in Subsequent Meta-Analyses”, Journal of the
American Medical Association, 2011, vol. 305, no 21, p. 2200-2210.
47. J. P. Ioannidis, “Why Most Published Research Findings are False”, PLoS Med, 2005,
vol. 2, no 8, p. e124.
48. Id., “Contradicted and Initially Stronger Effects…”, art. cité.
49. N. M. Williams, I. Zaharieva, A. Martin et al., “Rare Chromosomal Deletions and Duplications
in Attention-Deficit Hyperactivity Disorder: A Genome-Wide Analysis”, The Lancet, 2010,
vol. 376, p. 1401-1408.
65
Les conséquences sociales de la distorsion du discours
Une étude en population générale a montré que, de 1996 à 2006, le
pourcentage d’Américains convaincus que les troubles mentaux comme
la dépression ou l’alcoolisme sont des maladies du cerveau d’origine
génétique est passé de 54% à 67%50. Les autorités de santé publique
s’en sont longtemps réjouies, car cette conception neurobiologique était
supposée diminuer la stigmatisation des patients. Les enquêtes de
terrain aux États-Unis montrent que c’est l’inverse : les personnes qui
la partagent ont une plus forte réaction de rejet vis-à-vis des malades
et sont plus pessimistes quant aux possibilités de guérison51.
Même si les recherches en neurosciences les plus récentes permettent
d’entrevoir comment les facteurs environnementaux modifient
la neurobiologie, le grand public semble interpréter « une base neurobiologique
» d’un trouble mental comme excluant des causes psychologiques
ou sociales. La mise en avant des causes neurobiologiques
supposées de ces maladies pousse donc à minimiser leurs déterminants
environnementaux et à ignorer les mesures de prévention correspondantes.
Par exemple, si le TDAH est considéré comme une maladie
due à un déficit en dopamine d’origine principalement génétique, il n’y
a donc pas d’action préventive possible. Or de nombreuses conditions
environnementales sont des facteurs de risque pour le TDAH: naissance
prématurée, mère adolescente, pauvreté, faible niveau d’éducation des
parents52. À niveau de vie comparable, plus une société est inégalitaire,
plus ces facteurs de risque augmentent. La prévention du TDAH résulte
donc au moins en partie de choix politiques.
La psychiatrie biologique dans le contexte nord-américain
Le discours réductionniste de la psychiatrie biologique n’est pas
l’apanage de la société nord-américaine, mais c’est là qu’il a trouvé sa
plus large expression. Pour appréhender les forces sous-jacentes à ce
discours, il peut donc être utile de le replacer dans son contexte. L’OMS
a étudié en 2003 la prévalence des troubles mentaux dans différents
pays grâce à une enquête en population générale par questionnaire
standardisé. Les résultats ont été publiés dans le fameux JAMA et
révèlent une prévalence plus élevée aux États-Unis que dans les pays
européens53. Cette différence est particulièrement nette si l’on consi-
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
50.B. A. Pescosolido, J. K. Martin, J. S. Long et al., “‘A Disease Like any Other’?…”, art. cité.
51. S. P. Hinshaw et A. Stier, “Stigma as Related to Mental Disorders”, Annual Review of
Clinical Psychology, 2008, vol. 4, p. 367-393. B. A. Pescosolido, J. K. Martin, J. S. Long et al.,
“‘A Disease Like any Other’?…”, art. cité.
52. F. Gonon, J.-M. Guilé et D. Cohen, « Le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité…
», art. cité.
53. K. Demyttenaere, R. Bruffaerts, J. Posada-Villa et al., “Prevalence, Severity, and Unmet
Need for Treatment…”, art. cité.
66
dère les troubles sévères dont on peut penser qu’ils ont été mieux
identifiés par les enquêteurs. Leur prévalence était de 7,7% aux États-
Unis, de 2,7% en France et de 1,6% en moyenne dans six pays européens
(Belgique, France, Allemagne, Italie, Hollande, Espagne). Deux
types de cause pourraient contribuer à cette importante différence de
prévalence. Premièrement, la santé mentale des Américains pourrait
être réellement plus mauvaise que celle des Européens. Deuxièmement,
des facteurs sociaux et culturels pourraient favoriser une plus grande
prise en compte médicale des problèmes psychiques aux États-Unis.
La santé mentale des Américains
est-elle réellement plus mauvaise que celle des Européens?
Pour répondre à cette question, il faudrait mettre en oeuvre d’autres
index de la santé mentale et les relier entre eux, ce qui, à ma connaissance,
n’a pas été fait. Un index qui mérite d’être mentionné est celui
du taux d’incarcération : il était en 2008 de 7,6/1 000 habitants aux
États-Unis, de 0,96/1 000 en France et de 1,07/1 000 pour la moyenne
des six pays européens. Or le pourcentage de prisonniers souffrant de
troubles psychiatriques est très élevé. Selon James Gilligan, professeur
de psychiatrie à Harvard et qui a travaillé pendant vingt-cinq ans dans
les prisons américaines, l’augmentation du taux d’incarcération aux
États-Unis pendant les trente dernières années reflète principalement
la diminution de l’offre publique de soins psychiatriques pour les plus
défavorisés54.
Une autre approche pourrait consister à considérer les causes des
troubles mentaux. Là non plus, il ne semble pas y avoir d’études comparant
l’Europe et les États-Unis. Les réflexions qui suivent ne doivent
donc être considérées que comme des pistes provisoires. Premièrement,
les enfants prématurés ont une plus grande probabilité de développer
des troubles mentaux et le taux de naissances prématurées est plus
élevé aux États-Unis (12,7%) qu’en Europe (5 à 9%55). Deuxièmement,
selon des études américaines, les enfants nés de mères adolescentes
présentent un risque beaucoup plus élevé de troubles mentaux56. Or,
selon l’OMS, le taux de naissance pour 1000 adolescentes était en 2007
de 42 aux États-Unis, de 10,5 en France et de 9,2 pour la moyenne des
six pays européens. L’écart entre les États-Unis et l’Europe continentale
est encore plus flagrant (facteur 10) si l’on considère les très jeunes
mères (15-17 ans). Aux États-Unis comme en France, les mères
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
54. J. Gilligan, “The Last Mental Hospital”, Psychiatry Quarterly, 2001, vol. 72, no 1, p. 45-
61.
55. R. L. Goldenberg, J. F. Culhane, J. D. Iams et al., “Epidemiology and Causes of Preterm
Birth”, The Lancet, 2008, vol. 371, p. 75-84.
56. M. M. Black, M. A. Papas, J. M. Hussey et al., “Behavior Problems Among Preschool Children
Born to Adolescent Mothers: Effects of Maternal Depression and Perceptions of Partner Relationships”,
Journal of Clinical Child and Adolescent Psychology, 2002, vol. 31, no 1, p. 16-26.
67
adolescentes cumulent les handicaps : pauvreté, solitude, faible niveau
d’éducation57. Il est donc bien difficile de savoir si le risque élevé de
troubles mentaux chez leurs enfants est intrinsèquement dû à leur
immaturité ou à leur statut socio-économique. Or, troisièmement, dans
les pays riches la pauvreté augmente le risque de troubles mentaux58.
L’épidémiologiste Richard Wilkinson a montré une relation positive
entre l’ampleur des différences de revenu et l’écart d’espérance de vie
entre les plus riches et les plus pauvres ainsi que le taux d’homicide59.
Cette relation est particulièrement significative lorsqu’il compare les
différents États américains entre eux. S’appuyant sur de nombreux
exemples, il soutient l’idée que, dans les pays riches, des inégalités
trop fortes produisent chez ceux qui vivent au bas de l’échelle sociale
un fort sentiment d’insécurité et d’humiliation. Cette situation de stress
chronique entraîne des troubles mentaux (anxiété, dépression, paranoïa)
et leurs conséquences somatiques (maladies cardiovasculaires, etc.)
expliquant ainsi le lien entre pauvreté relative et faible espérance de
vie60. Pour les mêmes raisons, James Gilligan, lorsqu’il était conseiller
du président Clinton, a recommandé la diminution des écarts de revenu
comme première mesure de lutte contre la violence61. Au total, puisque
les inégalités sociales sont plus marquées aux États-Unis que dans les
pays d’Europe continentale62, elles pourraient donc contribuer à la
différence de prévalence des troubles mentaux.
La souffrance psychique
est-elle plus largement médicalisée aux États-Unis?
Plusieurs auteurs américains ont dénoncé l’influence de l’industrie
pharmaceutique dans la médicalisation excessive de la souffrance
psychique63. Par exemple la revue PLoS Medicine a consacré son
numéro d’avril 2006 à la « fabrication » des maladies et, parmi les six
exemples présentés dans ce numéro, cinq relevaient d’un traitement
par un médicament psychotrope. D’autre part, l’intensité de la médicalisation
dépend aussi des règles sociales : aux États-Unis, le diagnostic
de trouble mental donne des droits. Par exemple, si un enfant américain
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
57. S. Singh, J. E. Darroch et J. J. Frost, “Socioeconomic Disadvantage and Adolescent
Women’s Sexual and Reproductive Behavior: The Case of Five Developed Countries”, Family
Planning Perspectives, 2001, vol. 33, no 6, p. 251-258 et 289.
58. C. Muntaner, W.W. Eaton, R. Miech et al., “Socioeconomic Position and Major Mental
Disorders”, Epidemiologic Reviews, 2004, vol. 26, p. 53-62. D. A. Hackman, M. J. Farah et M. J.
Meaney, “Socioeconomic Status and the Brain…”, art. cité.
59. R. Wilkinson, L’égalité c’est la santé, Paris, Demopolis, 2010.
60. Ibid.
61. J. Gilligan, “Violence in Public Health and Preventive Medicine”, The Lancet, 2000,
vol. 355, p. 1802-1804.
62. R. Wilkinson, L’égalité c’est la santé, op. cit.
63.E. S. Valenstein, Blaming the Brain, New York, The Free Press, 1988. A.V. Horwitz et
J. C.Wakefield, The Loss of Sadness: How Psychiatry Transformed Normal Sorrow Into Depressive
Disorder, Oxford, Oxford University Press, 2007.
68
a des difficultés scolaires, il a droit à une assistance personnalisée à
condition qu’il ait été diagnostiqué comme souffrant d’un trouble handicapant
comme le TDAH.
On peut dès lors formuler une hypothèse : l’intensité de la médicalisation
des troubles psychiques pourrait dépendre aussi du type de
démocratie. L’égalité des citoyens est inhérente à la démocratie et
François Dubet distingue deux conceptions de l’égalité. Les pays anglosaxons
la pensent comme une égalité des chances à la naissance alors
que les pays d’Europe continentale envisagent plutôt une égalité des
places où l’écart des conditions socio-économiques est raboté par la
redistribution64. Comme l’accès des enfants défavorisés aux classes
supérieures de la société est encore plus improbable aux États-Unis
qu’en Europe65, l’idéal américain se heurte à une réalité de plus en
plus insoutenable. La psychiatrie biologique serait alors convoquée
pour démontrer que l’échec social des individus résulte de leur
handicap neurobiologique.
Pour soutenir mon hypothèse selon laquelle il s’agit là d’un point de
vue plutôt anglo-saxon, j’ai examiné la littérature scientifique
concernant les deux théories qui s’affrontent depuis longtemps pour
expliquer la plus grande prévalence des troubles mentaux dans les
familles à faible niveau socio-économique. Ou bien les conditions
sociales défavorables génèrent les troubles (social causation) ou bien
l’individu souffrant d’un handicap mental réussit moins bien dans la
compétition sociale et transmet ce handicap à ses enfants (social
selection). Il est frappant de constater que parmi les 195 articles66 évoquant
ou discutant ces théories depuis 1967, 101 émanent d’équipes
américaines. La contribution des autres pays anglo-saxons (39 articles)
dépasse celle des pays d’Europe continentale (29 articles). Il faut
signaler que ces recherches ont progressivement précisé les champs de
validité de ces deux théories. La seconde (social selection) s’appliquerait
aux maladies psychiatriques les plus sévères (schizophrénie) alors que
la première (social causation) expliquerait les troubles fréquents67.
La psychiatrie biologique face aux défis de la société américaine
Dans son éditorial de janvier 2004, Julio Licinio, le rédacteur en
chef de l’importante revue Molecular Psychiatry, s’inquiétait du
contraste entre une recherche en neurosciences en pleine expansion et
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
64. F. Dubet, les Places et les Chances : repenser la justice sociale, Paris, Le Seuil, 2010.
65. Ibid.
66.Ces articles ont été collectés en janvier 2011 via la base de données PubMed avec les mots
clés : social, causation, selection, mental disorders.
67. B. P. Dohrenwend, I. Levav, P. E. Shrout et al., “Socioeconomic Status and Psychiatric
Disorders: The Causation-Selection Issue”, Science, 1992, vol. 255, p. 946-952. R. Uher, “The
Role of Genetic Variation…”, art. cité.
69
la dégradation de l’offre de soin en santé mentale aux États-Unis68.
Dans des cliniques équipées des techniques les plus sophistiquées, le
nombre de lits et la durée d’admission des patients ne cessent de
diminuer, si bien que « le système pénal [américain] est maintenant la
première ressource de soins psychiatriques69 ». En particulier, « la
diminution du temps d’hospitalisation empêche l’évaluation des effets
thérapeutiques des médicaments psychotropes », ce qui est aussi
dommageable pour « la qualité des soins et la formation des étudiants
en psychiatrie70» que pour la recherche clinique.
Comme le dit François Dubet, « les inégalités font mal » et la politique
américaine de santé mentale, si elle n’arrange rien, semble même
lourde de menaces à long terme pour les plus défavorisés. En effet,
plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’augmentation rapide de la
prescription d’antipsychotiques chez les enfants américains71. Elle
concernait 0,27% des enfants en 1993 et 1,44% en 2003. Or ce taux
de prescription est très inégalement réparti : en 2004, il était inférieur
à 0,90% pour les enfants dont les familles avaient les moyens de se
payer une assurance privée, et grimpait à 4,2% chez ceux dont les
familles moins fortunées étaient assurées par Medicaid72. En France,
ce taux était en 2004 de 0,33%73. Les antipsychotiques sont une classe
de médicaments destinés aux schizophrènes. Ils présentent de nombreux
et sérieux effets secondaires, en particulier chez l’enfant : prise
de poids, diabète, problèmes moteurs de type parkinsonien, somnolence74.
Leurs effets à long terme sur le développement psychique et
intellectuel de l’enfant sont d’autant plus mal connus que leur prescription
en pédiatrie n’a été approuvée par l’autorité régulatrice américaine
(FDA) que pour de rares indications (schizophrénie précoce, manie,
irritabilité associée à l’autisme). Les trois quarts des prescriptions
d’antipsychotiques concernent des enfants américains qui ne relèvent
pourtant pas de ces diagnostics rares75. Quel sera leur avenir?
Réussiront-ils à s’assumer en tant qu’adultes autonomes ou risquentils
de grossir les rangs des victimes et des laissés-pour-compte ?
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
68. J. Licinio, “A Leadership Crisis in American Psychiatry”, Molecular Psychiatry, 2004,
vol. 9, no 1, p. 1.
69. Ibid.
70. Ibid.
71. M. Olfson, C. Blanco, L. Liu et al., “National Trends in the Outpatient Treatment of
Children and Adolescents with Antipsychotic Drugs”, Archives of General Psychiatry, 2006, vol.63,
no 6, p. 679-685.
72. S. Crystal, M. Olfson, C. Huang et al., “Broadened use of Atypical Antipsychotics: Safety,
Effectiveness, and Policy Challenges”, Health Affairs (Millwood), 2009, vol. 28, no 5, p. 770-781.
73. E. Acquaviva, S. Legleye, G. R. Auleley et al., “Psychotropic Medication in the French
Child and Adolescent Population: Prevalence Estimation from Health Insurance Data and National
Self-Report Survey Data”, BMC Psychiatry, 2009, vol. 9, p. 72-78.
74. C. U. Correll, “Assessing and Maximizing the Safety and Tolerability of Antipsychotics
Used in the Treatment of Children and Adolescents”, Journal of Clinical Psychiatry, 2008, vol.69,
suppl. 4, p. 26-36.
75. S. Crystal, M. Olfson, C. Huang et al., “Broadened use of Atypical…”, art. cité.
70
Depuis une trentaine d’années et l’arrivée de Ronald Reagan à la
présidence, les inégalités sociales ont beaucoup augmenté aux États-
Unis76 et le taux d’incarcération y a été multiplié par plus de cinq. Dans
le même temps, l’offre publique de soin en santé mentale et, de manière
générale, toutes les aides sociales publiques ont été réduites. Ces
facteurs ont probablement contribué à augmenter la prévalence des
troubles psychiatriques aux États-Unis, en particulier chez les plus
défavorisés. D’autre part, malgré des budgets en expansion, notamment
pendant la « décennie du cerveau » au cours des années 1990, les
recherches en psychiatrie biologique n’ont que très peu bénéficié à la
pratique clinique. Au total, cette politique globale concernant le soin
et la recherche en santé mentale semble donc plutôt inefficace et sa
persistance depuis trois décennies suggère qu’elle est moins guidée par
les faits que par la défense implicite de l’idéal anglo-saxon qui
privilégie l’égalité des chances.
!
Les causes des troubles mentaux peuvent être appréhendées de
plusieurs points de vue qui ne sont pas mutuellement exclusifs et possèdent
chacun leur pertinence : neurobiologique, psychologique et
sociologique. Toute maladie, même la plus somatique, affecte le patient
de manière unique. A fortiori la souffrance psychique ne peut trouver
son sens et son dépassement que dans l’histoire singulière de la
personne. Comme le disait le neurobiologiste Marc Jeannerod, « le
paradoxe est que l’identité personnelle, bien qu’elle se trouve
clairement dans le domaine de la physique et de la biologie, appartient
à une catégorie de faits qui échappent à la description objective et qui
apparaissent alors exclus d’une approche scientifique. Il n’est pas vrai
qu’il est impossible de comprendre comment le sens est enraciné dans
le biologique. Mais le fait de savoir qu’il y trouve ses racines ne garantit
pas qu’on puisse y accéder77 ».
Les promoteurs d’une neurobiologie réductionniste affirment la
supériorité de leur approche parce qu’elle serait plus scientifique. Je
conteste cette prétention car la psychologie et la sociologie, si elles sont
moins objectives, n’en sont pas moins rationnelles. Quant à leur
pertinence vis-à-vis des maladies mentales et de la souffrance psychique,
la comparaison avec la neurobiologie ne penche guère pour
l’instant en faveur de cette dernière. Je reprends donc pour le compte
de la psychiatrie biologique les recommandations de ceux qui
dénoncent la « bulle génomique78 ». Premièrement, le financement de
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
76. F. Dubet, les Places et les Chances…, op. cit.
77. M. Jeannerod, la Nature de l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2002.
78. J. P. Evans, E. M. Meslin, T. M. Marteau et al., “Deflating the Genomic Bubble”, art. cité.
71
la recherche doit respecter un équilibre entre sciences biologiques et
sciences humaines. Deuxièmement, les chercheurs sont aussi responsables
que les journalistes de la qualité de l’information reçue par le
grand public et doivent respecter une éthique de la communication
scientifique. Au-delà de cette conclusion, il me semble que ces
réflexions pourraient nourrir deux débats plus politiques.
Santé mentale et modèle démocratique
Pour réaliser l’idéal d’égalité des citoyens, les démocraties peuvent
favoriser soit l’égalité des chances soit l’égalité des places. Comme l’a
montré François Dubet, chaque option a ses avantages et ses inconvénients.
Cependant, pour que ce choix puisse être assumé en connaissance
de cause, il importe d’en mesurer les coûts à long terme. Il me
semble que l’option « égalité des chances » est plus pathogène du point
de vue de la santé mentale. De plus, les troubles mentaux ayant
tendance à se transmettre d’une génération à l’autre, un écart minime
dans le caractère pathogénique d’une société peut avoir des effets à
longs termes considérables. On ne peut donc que souhaiter que le lien
entre santé mentale et système démocratique fasse l’objet d’études
systématiques. En tout cas, mon point de vue rajoute un argument au
plaidoyer de François Dubet en faveur du modèle démocratique favorisant
l’égalité des places. En effet, puisque « l’égalité, c’est la santé »,
une politique qui limite l’ampleur des inégalités sociales pourrait bien
être à long terme « la meilleure manière de réaliser l’égalité des
chances79 ».
Pour l’indépendance de la psychiatrie vis-à-vis de la neurologie
Pour Jacques Hochmann, la spécificité du psychiatre réside en ce
qu’il doit affronter au quotidien trois paradoxes. Premièrement, bien
que formé à la médecine somatique – et cette formation est nécessaire –,
la neurobiologie actuelle ne le guide guère dans sa démarche.
Deuxièmement, alors que pour la médecine somatique la frontière entre
le malade et le bien portant est nette, chez le patient en psychiatrie,
même le plus fou, il y a toujours une partie saine, une conscience au
moins partielle de sa folie. Enfin, troisièmement, dans ses décisions
thérapeutiques, le psychiatre doit préserver non seulement les intérêts
du patient, mais aussi ceux de son entourage et de la société. Cette
spécificité de la psychiatrie justifie sa séparation d’avec la neurologie
et ne devrait pas être remise en cause tant que le premier paradoxe ne
sera pas résolu. Or rien n’annonce de progrès majeurs en psychiatrie
biologique pour les prochaines décennies.
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
79. F. Dubet, les Places et les Chances…, op. cit.
72
La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?
73
Je plaide donc pour une recherche en neurosciences dont la
créativité ne serait pas bridée par des objectifs thérapeutiques à court
terme, pour une pratique psychiatrique nourrie par la recherche
clinique et pour une démédicalisation de la souffrance psychique. Il
me semble que, plus que les États-Unis, les pays européens ont su
préserver les compétences nécessaires à ces deux derniers objectifs.
C’est une telle voie que nous devrions continuer à explorer.
François Gonon
Je remercie Erwan Bézard, Thomas Boraud, David Cohen, François Dubet,
Alain Ehrenberg, Annie Giroux-Gonon et Jacques Hochmann pour leurs
encouragements et leurs suggestions.