par Philippe Grauer
Les humiliés et offensés de la folie protestent. De leur dignité. En organisant une fada pride. À la canadienne ? protestation contre le principe même du soin nécessaire ? ou contre l’augmentation spectaculaire du nombre des chambres de confinement, le gavage médicamenteux, l’inhumanité d’hôpitaux d’inspiration scientiste ? leur manifestation comporte une revendication d’existence humaine des mis à la marge, une demande des détenteurs de l’expérience de l’hôpital vécue qu’elle soit entendue comme complément nécessaire à la clinique. Protestation contre l’exclusion sociale enfin, qui affecte tout autant que la maladie, et contre une certaine décitoyennisation au quotidien.
pourquoi se montrer ? étrange exhibitionnisme d’un narcissisme de la maladie ? pourquoi ce défilé carnavalesque ? parce que se cacher dans le grand renfermement de la honte de soi n’est pas non plus si extraordinaire. Le carnaval en manifestant publiquement l’inverse de la norme quotidienne produit le théâtre de l’opprimé, pour détourner la belle expression d’Augusto Boal. Des malades passés de l’enfermement au défilé courageusement loufoque revendiquent de nous la complicité d’un autre regard. Exister précisément c’est le programme de notre psychothérapie de la relation. Voici des humains malades de la condition humaine, comme nous, atteints en plus de maladies psychiques qui les fragilisent davantage. Ils cherchent le passage de la solitude à la sollicitude. Ça devrait nous dire quelque chose.
Pas facile la vie de fou dans nos sociétés (au fait où et quand est-elle facile ?). Les malades mentaux ne contestent pas la psychiatrie en tant que telle. Ils n’affichent pas leur maladie comme
Pour l’instant au contraire on les trouve au coude à coude avec les soignants qui trouvent comme le disent les auteurs de l’article que « depuis une dizaine d’années, la psychiatrie publique ne va pas bien, entre une diminution de moyens d’un côté, et de l’autre le retour de services fermés et de mesures contraignantes pour le patient. »
On y entend parler d’un psychiatre marseillais, Vincent Girard, « face à un milieu médical réticent, » – ça veut dire quoi en clair cette petite formule ? – qui s’efforce de suivre associativement les malades mentaux dans leur quotidienneté en ville. Bon à savoir. Pas trop entendu dans tout cela la voix de la psychothérapie institutionnelle. Ni abordé la question de la chronicisation selon un rythme allers et retours ville-hôpital indéfinis, dans certains cas peut-être évitable. Ce domaine est sensible et complexe, qu’en pensent les malades ? qu’en pensent les psychiatres des 39 ? et le mouvement stop DSM ? au fait, nous, qu’en pensons-nous, vous, qu’en pensez-vous ?
Certains m’ont terriblement maltraitée, d’autres m’ont sauvé la vie, déclare en substance une « bipolaire » (ah ! la classification DSM !) qui brandit une banderolle tais-toi ou je te pique qui laisse songeur sur ce qui se passe parfois à l’hôpital, qui avec les chambres d’isolement détient (de plus en plus) les moyens de vous faire taire, quand ça n’est pas seulement la crise qui parle mais aussi la personne. Le médicament ferait-il dans certains cas office de baillon ? certainement pas dans notre beau pays. Et puis le vol au-dessus d’un nid de coucou c’est bien connu c’est du passé.
Bref les fous descendent dans la rue, et disent que leur condition n’est pas si facile, ils disent qu’ils sont citoyens et que leur lutte contre leur marginalisation et pour leur dignité ils estiment avoir quelques raisons d’en être fiers. Face à un système psychiatrique en crise, à la logique de la médicalisation de l’existence corrélative de la disparition de l’idée de processus de subjectivation, tendons, critiques et attentifs, l’oreille à leur manifestation.
par Éric Favereau et Stéphanie Harouhyan à Marseille
Libération© 12 juin 2015
En cette fin de matinée, il est tout chiffon. Dans le train de Caen à Paris, on lui a volé son sac, «avec plein de papiers personnels». Philippe Guérard y pense en boucle : «Je n’aime pas ça, il y avait des choses importantes pour la Mad Pride.» Il vient tout juste d’arriver dans le vieil hôpital à l’abandon de Saint-Vincent-de-Paul, en plein cœur de Paris, où on leur a prêté une salle.
Cette année, c’est lui, Philippe Guérard, 60 ans, président d’Advocacy, qui préside la Mad Pride – ce cortège non identifié initié pour la première fois il y a vingt ans, dans les rues canadiennes de Toronto, sous le nom de Psychiatric Survivor Pride Day. L’objectif est tout simple : d’ordinaire, les troubles mentaux sont cachés, et les malades enfermés dans d’imposants asiles, baptisés aujourd’hui centres hospitaliers spécialisés. Là, pour quelques heures, le monde est à l’envers. Les fous sont dans la rue. Défilé unique, loufoque, courageux surtout. Des malades dehors, non pas parce que c’est drôle d’être malade, mais «parce que nous existons», «et on en a un peu assez que l’on raconte n’importe quoi sur nous».
L’année dernière, un premier collectif s’était constitué, et une Mad Pride avait eu lieu devant l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne à Paris. Près de 600 personnes, dans un cortège bariolé et tonique. «Parce qu’on a tous un grain de folie en nous», disait alors une large banderole. Mais rien n’est simple: «S’afficher au grand jour ? Je n’aime pas ça, mais je le fais, certains le justifient en disant que c’est une maladie comme les autres», analysait Camille, d’HumaPsy, «mais, moi, je ne crois pas que cela soit une maladie comme une autre. C’est particulier, c’est unique.»
À trois jours du défilé, Philippe Guérard a mille choses à régler. Il lui faut rassurer les uns et les autres, ménager les susceptibilités des différentes associations de patients, car des clivages sévères peuvent séparer ce milieu associatif. Entre ceux qui voient la maladie mentale comme un simple handicap, ceux pour qui «la folie fait partie de nos vies», puis les militants, les antipsychiatres farouches, mais aussi les proches ou les familles. «L’idée qui nous unit, explique Philippe Guérard, c’est de dire que l’on est fier, non pas d’être fou, mais on est fier de ce que l’on a fait. On a été marginalisés, cassés, mais on est là. Et ce sera un grand rassemblement où chacun va pouvoir s’exprimer.»
Un cortège comme un défi. Voilà, comme une reconnaissance. Philippe ajoute, plus militant : «En particulier, on veut dire que cela ne va pas.» Et comment le nier ? Depuis une dizaine d’années, la psychiatrie publique ne va pas bien, entre une diminution de moyens d’un côté, et de l’autre le retour de services fermés et de mesures contraignantes pour le patient. «Les dernières lois votées [notamment celle de juillet 2011, sous Sarkozy, ndlr], ça ne va pas, insiste Philippe. Cela suffit, ces chambres d’isolement partout. Cela suffit, ces médicaments qui nous abrutissent. J’ai l’impression que l’on revient quarante ans en arrière.» Philippe précise pourtant : «Moi, je n’ai pas de discours antipsy, car la maladie, cela reste une affaire médicale. Mais l’expertise de l’usager, il faut l’écouter aussi. Le médecin a une expérience clinique, nous, on a l’expertise de celui qui vit les choses.»
Et pour convaincre, Philippe nous raconte une histoire. La sienne. Il la détaille avec précision. Fou, lui ? «J’ai été frappé d’une hémiplégie à l’âge de 13 ans. Mon père était maçon, on habitait près de Caen, il n’y avait pas d’argent à la maison. Mon père m’a dit : « Fais ce que tu pourras, mais fais-le ».» Après ? Une enfance à part. «Bon, je passe sur les moqueries quotidiennes dans le village, je marchais mal, je parlais mal, on me prenait pour un débile.» Le voilà scolarisé en classe spéciale. Ce sont les années 60.
Puis il se retrouve en CAT (centre d’aide au travail), que l’on appelle aujourd’hui ESAT (établissement et service d’aide par le travail). «On ne m’a pas demandé mon avis. J’ai été dans un CAT fourre-tout, à Barenton. Il y avait, là, toute la misère du monde : des bancales, des débiles, des cinglés, nous tous, quoi ! Après, j’ai été dans un autre CAT spécial pour handicapés physiques. Et je suis tombé amoureux d’une fille. Des employés m’ont vu un soir avec mon amie, ils m’ont frappé, injurié. J’ai répondu, et c’est comme ça que je me suis retrouvé à l’asile. Plusieurs jours, comme ça, attaché, enfermé, bourré de médicaments, je n’ai jamais oublié et je n’oublierais jamais. Tout ça parce que j’ai été surpris dans la chambre d’une jeune femme, consentante. Jamais je n’oublierai.»
Philippe raconte. Il détaille, avec plaisir, sa rencontre avec Agnès, sa femme : «J’ai découvert combien une personne pouvait être invalidée par une psychose, mais surtout stigmatisée comme folle.». Et il raconte encore : «Un jour, elle va au tabac, elle feuillette une revue. Le patron l’engueule. Elle lui répond. Et comme elle est connue, hop, ni une ni deux, elle se retrouve à l’asile». Ensuite ? Philippe a travaillé comme bibliothécaire pendant plus de vingt ans. Et milite : «j’ai été fondateur avec Agnès et Annick d’une des toutes premières associations d’usagers en santé mentale en France, l’Association AUSER, {Association des Usagers Solidaires Et Réagissants, puis j’ai rejoins Advocacy France»}, une association qui se bat pour les malades mentaux. Avec sa femme, ils ont eu deux enfants : «Moi, j’ai eu une vraie vie, autonome, on a réussi à se défendre. Cette Mad Pride, c’est pour ça, c’est pour dire que l’on a beau être différent, on est comme tout le monde.»
C’est le même son de cloche à Marseille. Mais bien évidemment, à la sauce du soleil. Des schizophrènes, entendeurs de voix ou pas, bipolaires, paranos, diagnostiqués ou pas encore, ou en quête d’un diagnostic. Des fous ? Non. Ils préfèrent se dire «fadas». Pour le caractère local, mais surtout pour la connotation bienveillante du terme. Et c’est sous cette bannière qu’un collectif citoyen marseillais a choisi d’appeler à une Fada Pride.
A Marseille, le cortège sera un peu différent. Ils ont voulu s’ouvrir. «Personne ne se pose jamais la question de la communication entre les usagers de la psychiatrie et les autres, nous explique Marianne. C’est une façon de dire que nous pouvons vivre ensemble. Nous voulons toucher ceux que nous côtoyons au quotidien.» Tous, c’est-à-dire le corps médical, les amis, les collègues de travail, mais aussi la famille, où se jouent parfois les premières phases de rejet.
Marianne fait partie des usagers de la psychiatrie qui ne sont «pas diagnostiqués». «Je sais que je ne suis pas schizophrène, ni bipolaire. J’ai des sautes d’humeur, confie la jeune femme. Dans ma famille, ça a été un problème. Pour eux, je suis devenue malade. Et celui qui est différent fait peur.»
Frédéric, lui, n’a plus aucun contact avec sa famille. À 41 ans, diagnostiqué bipolaire depuis environ neuf ans, il est sous curatelle et ne peut plus gérer lui-même sa vie. «Un adolescent a plus de droits que moi… J’ai parfois l’impression de ne plus être un être humain.» Avec la Fada Pride, il espère justement retrouver son «statut de citoyen.»
Pour mener ce combat, le collectif marseillais de la Fada Pride a rédigé un manifeste. Des mots violents : «Système liberticide», «camisole juridique», «inclusion sociale» L’équipe a dressé un constat effrayant, auxquels s’ajoutent des chiffres alarmants pour ceux atteints de troubles psychiques lourds : «Une espérance de vie inférieure de vingt à vingt-cinq ans», «75 % de chômage», «12 000 suicides chaque année»… «Nous sommes des citoyens à part entière et avons une vie affective et sociale à mener, comme tout le monde. Le droit à la vie ne doit plus être réservé qu’à celles et ceux qui n’ont jamais connu la psychiatrie», clame le document.
À Marseille, des soignants se sont intégrés à la Fada Pride, la préparant même. Comme Amar, infirmier en psychiatrie : il portera un tee-shirt bleu signé d’un pochoir annonçant : «Don’t panic, I’m psychotic» : Un rôle de composition, car c’est en tant qu’infirmier qu’il côtoie les unités psychiatriques. Comprenez leur capacité à se rétablir. «En tant que soignant, je veux défendre le regard que j’ai aujourd’hui sur les usagers, fait de respect et d’espoir dans leur capacité à améliorer leur état de santé.» Cette notion de rétablissement mise en avant par le collectif marseillais dans son manifeste, l’infirmier l’a découverte il y a deux ans et demi, lorsqu’il a intégré l’équipe mobile psychiatrie et précarité (EMPP) du docteur Vincent Girard. Le psychiatre marseillais défend sans relâche ce principe face à un milieu médical français réticent. Comme il le dit, «ce n’est pas la maladie qui tue, c’est l’exclusion sociale.»
L’histoire de Mathilde le confirme. « Tais-toi ou j’te pique », a-t-elle écrit sur sa banderole. «Et ce slogan, je l’ai sorti de mes tripes », assure cette jeune femme. Son sourire est pétillant; elle l’a gagné après une longue lutte contre sa bipolarité ponctués de nombreuses hospitalisations, dont elle garde un souvenir cauchemardesque. Aujourd’hui, Magali ne veut plus regarder le passé. «La Fada, je la fais pour le futur, pour que les autres ne perdent pas quinze ans de leur vie. Je ne veux pas globaliser sur tous les soignants, certains m’ont sauvé la vie. Mais on ne peut pas rester comme ça. »