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6 octobre 2013

Georges Devereux et Jimmy Picard, une cure d’amitié par Jeannine Hayat

étrange renversement, après coup chez nous c’est psychothérapeute qui est devenu le titre que revendiquent les psychanalystes

par Philippe Grauer

« Devereux exerçait bien une fonction de psychanalyste mais sans en avoir le titre », écrit Jeannine Hayat. Déjà des problèmes de titre ! sans compter que psychanalyste n’est pas un titre mais désigne le praticien d’une profession, qui s’exerce au nom d’une discipline, à moins qu’il ne s’agisse à tout prendre que d’une méthode. Quand on considère par quel anachronique retournement Devereux se fait attribuer par défaut l’appellation alors dépréciée de psychothérapeute que nos actuels psychanalystes français se sont hâtés de revendiquer comme titre (cette fois) tout récemment auprès des ARS on admire les figures que nous propose l’Histoire quand on la prend par licence à revers.

À propos de méthode l’occasion nous semble opportune de rappeler que l’auteur des Essais d’ethnopsychiatrie générale (1970) avec De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (1967, trad. française H. Sinaceur revue par l’auteur, 1980, Flammarion coll Champs, 474 p., 12 €.-)(1) apporte une contribution décisive à la définition des sciences sociales et de ce qu’une science sociale clinique clairement fondée sur l’assomption de la subjectivité du chercheur comme ressource requiert de rigueur et représente d’irréductible au scientisme. Comme à l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan qui gauchit le message de Devereux et l’enrôle de force dans un courant communautariste se présentant comme anti colonialiste, aboutissant à prôner la sorcellerie et une pratique mystificatrice de la magie à rebours des positions cliniques et théoriques de Devereux pour reprendre les termes d’Élisabeth Roudinesco dans sa préface de l’édition Fayard.

Nous reviendrons sur tout ceci mais commençons par vous présenter ce bel article récemment paru dans le Huff, que nous fournit le Bulletin de la SIHPP.


par Jeannine Hayat

Georges Devereux et Jimmy Picard, une cure d’amitié

Jeannine Hayat, critique littéraire

Quoiqu’il n’ait pas été couronné au festival de Cannes 2013, Jimmy P., psychothérapie d’un Indien des Plaines, le film d’Arnaud Desplechin, se distingue par son ambition altruiste et sa réflexion informée sur l’état de la psychanalyse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

psychanalyste inclassable

Admirateur de Freud, le metteur en scène a longtemps nourri le projet d’adapter pour le grand écran Psychothérapie d’un Indien des Plaines (1951), l’ouvrage majeur de Georges Devereux, psychanalyste inclassable, Juif d’origine hongroise, installé en France pour quelques années à partir de 1925 avant d’émigrer aux U.S.A. et de prendre la nationalité américaine.

Le film, enfin tourné et projeté sur les écrans depuis le 11 septembre 2013, s’avère être une belle réussite. Quel autre art pourrait permettre aux spectateurs d’assister en témoins privilégiés aux échanges réservés d’abord puis nettement amicaux entre un analyste marginal et un Indien névrosé de la tribu des Blackfoot ?

Quand la magie cinématographique opère, elle justifie les attentes des cinéastes en quête de financements. En cette occurrence, le charme fonctionne d’autant mieux que les deux acteurs principaux, Mathieu Amalric dans le rôle de Devereux, et Benicio del Toro dans celui de Jimmy, habitent pleinement les personnages. Amalric, s’exprimant dans un anglais rugueux, teinté d’un accent hongrois prononcé, impressionnant de vérité, est aussi humain et compréhensif que fantasque et excentrique. Il campe magistralement un intellectuel surdoué et polyglotte, qui a fait de sa connaissance de la langue Mohave un avantage pour sa pratique de la psychanalyse.

question d’identités

Après avoir vu le film, le spectateur trouvera grand profit à la lecture de Psychothérapie d’un Indien des Plaines, que les éditions Fayard viennent de rééditer avec une préface très éclairante d’Élisabeth Roudinesco. Adapter au cinéma ce gros volume, très technique, composé pour moitié de développements universitaires et pour moitié du compte rendu de séances analytiques, était une gageure. Il est donc tout à fait compréhensible que le film soit elliptique sur les détails de la biographie de Devereux.

Dans son étude, Élisabeth Roudinesco évoque un parcours atypique. À Paris, Devereux a fréquenté l’institut d’Ethnologie où il a rencontré Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl. Mais sa dilection pour les Indiens a trouvé son origine dans les expériences de terrain qui l’ont successivement conduit en Arizona chez les Indiens Hopi, puis au Colorado, chez les Mohave. La rencontre avec des Indiens aussi déracinés que lui a été déterminante dans sa formation intellectuelle.

L’acuité d’Amalric le rend particulièrement sensible à la fragilité de Devereux dont les changements d’identité sont troublants. Né Gyorgy Dobo, l’analyste a adopté le prénom de Gheorge lorsque la Transylvanie de son enfance est devenue roumaine. En outre, de crainte de l’antisémitisme, il a jugé prudent de se faire baptiser. En 1933, il a opté pour le patronyme de Devereux, nom emprunté, semble-t-il, à un personnage des Derniers jours de Pompéi (1834), roman de George Bulwer Lytton. Morton Devereux est le type-même de l’anti-héros raté.

Topeka

[Image : Sans titre]

Après la guerre, de retour en France, Devereux a entrepris une analyse didactique avec un membre de la société psychanalytique de Paris, Marc Schlumberger. Mais les deux hommes ne se sont pas entendus et Schlumberger n’a pas validé la candidature de Devereux auprès de Karl Menninger, directeur du Winter General Hospital de Topeka au Kansas, spécialisé dans le traitement des pathologies neurologiques ou psychiques des vétérans de la guerre. Dès lors, la carrière de Devereux comme psychanalyste était compromise. Officiellement, Menninger n’a pu lui confier qu’un poste de psychothérapeute. En fait, Devereux exerçait bien une fonction de psychanalyste mais sans en avoir le titre.

esprit original et indépendant

Pourtant, Devereux était un praticien exceptionnel et inventif. D’ailleurs, la démarche de proposer une cure analytique à un patient appartenant à une aire culturelle minoritaire était novatrice et audacieuse. Fondateur de l’ethnopsychanalyse, Devereux était convaincu, tout comme son maître, le psychanalyste juif hongrois Géza Róheim, de l’universalité du complexe d’Œdipe et, donc, de la complémentarité entre le freudisme et l’anthropologie. Sa théorie transculturelle de la névrose est le fruit des recherches d’un esprit original et indépendant, qui a su s’émanciper du poids des institutions psychanalytiques.

Soucieux de démontrer la justesse de ses intuitions, Devereux a accompli avec Jimmy P., alcoolique atteint de migraines, de vertiges, de troubles de la vision et de l’audition, une tâche de précurseur. Après la guerre, de retour dans sa réserve indienne, après avoir été gravement blessé à la tête en France, Jimmy P. n’est plus parvenu à trouver sa place dans une communauté encore fidèle aux anciennes mythologies héroïques indiennes et très partiellement intégrée à la société américaine.

psychanalyse médicalisée

Le film de Depleschin rend bien compte de l’ambiance qui régnait dans l’immense établissement de psychanalyse médicalisée, dirigé par Menninger. La solitude et le désarroi des pensionnaires, soumis à une multiplicité d’examens, éventuellement douloureux, font peine à voir. L’oxyencéphalogramme subi par Jimmy, longuement filmé, ne dissimule rien de l’inutile dureté de certains tests.

Heureusement, l’amitié qui s’est progressivement développée entre les deux marginaux équilibre la brutalité d’un personnel médical trop sûr de sa compétence. À certains moments, les traitements prescrits semblent même accroître les souffrances des malades.

cure fondée sur l’empathie

[Image : Sans titre]

Devereux, lui-même, malgré sa délicatesse, n’est pas exempt de maladresses. À la fin de son analyse, Jimmy P. lui reproche d’avoir cherché à l’éloigner de la religion chrétienne. La critique a d’autant plus porté que le thérapeute avait abjuré la religion juive, et qu’il plaidait pour une cure fondée sur l’empathie. Devereux ne l’écrit pas mais l’exemple de Jimmy et la réussite de son analyse l’ont soutenu dans ses propres errances.

Jimmy débarrassé de ses symptômes les plus handicapants, les deux amis ne se sont jamais revus. Pour se conformer au protocole de publication en vigueur aux U.S.A., Devereux a modifié tous les noms propres dans l’étude qu’il a consacrée à ce cas exceptionnel. Ainsi s’explique qu’il ait été impossible de retrouver trace de celui qu’il avait rebaptisé Jimmy Picard.

Psychothérapie d’un Indien des plaines de Georges Devereux, traduit de l’anglais par Françoise de Gruson, en collaboration avec Monique Novodorsqui, préface d’Élisabeth Roudinesco, Fayard, 2013, 678 p. [Reality and Dream, 1951, première édition française, Fayard, 1998.].- Passionnant.