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28 janvier 2008

Jung & Lacan par Roudinesco dans Le Monde des livres Roudinesco — présentée par Philippe Grauer

Roudinesco — présentée par Philippe Grauer

Élisabeth Roudinesco, Le Monde des livres, 17/1/08

Élisabeth Roudinesco chronique cette semaine dans Le Monde deux ouvrages dont l’importance nous semble mériter publication sur notre site. Ces quelques lignes constituent donc une présentation de présentation, genre inédit que nous avons le plaisir d’inaugurer. Il s’agit de la grande biographie de Jung par Deirdre Bair et du Séminaire XVIII de Lacan par Jacques-Alain Miller.

Deirdre Bair consacre une centaine de pages à noyer un poisson qui ne méritait pas à tout prendre qu’on fît tant d’efforts à cause de lui. Il s’agit de sa période de collaboration avec papy Göring au chef (un mot qui convient dans le cadre du Führerprinzip) de sauver les meubles d’une psychanalyse aryanisée. Sauver les meubles peut-être mais fournir soi-même des éléments essentiels du mobilier national-socialiste, il fallait le faire, et notre Carl Gustav le fit. Il est pourtant clair, sauf dans l’ouvrage de Madame Bair, que la psychologie des peuples de Jung, tout à fait dans le Zeitgeist des années brunes à tout le moins permettait voire favorisait une dérive nazie, qu’illustra le fameux article antisémite.

Cela confortera les jungiens français restés en retrait sur cette question si on compare avec les Anglais. Lesquels n’en sont pas morts loin de là, comme quoi. Mais maintiendra un malaise après tout dissipable, si l’on considère que c’est la théorisation faible d’un Jung capable de confusion en d’autres circonstances, sans que ça lui ôte son mérite et influence dans d’autres secteurs, qui l’a entraîné sur la pente fatale.

Qu’il remontera en la redescendant si l’on peut dire, avec son Wotan , dans lequel il récidive méthodologiquement, appliquant cette fois à Hitler et aux Allemands après avoir viré de bord sa psychologie des peuples décidément sans valeur théorique. Finalement en 1300 pages bourrées d’information ne pas parler de l’œuvre de Jung, c’est dommage. Comme après tout Jung n’est pas Heidegger, pourquoi tant se casser la tête au prix d’en faire un niais, ce qu’il ne fut certainement jamais, plutôt du genre malin, avec toutes ses femmes (là, on se régale à la lecture).

À propos de femmes justement, côté Lacan le XVIIIème nous livre un certain nombre de formules répétées à l’infini comme des mantras au lieu de se voir retraduites depuis le gongorisme surréaliste du Maître en un français facile appelant les choses par leur nom (du Père bien entendu). Il n’y a pas de rapport sexuel , la femme pas-toute et l’homme au moins un , sans oublier le La femme n’existe pas ça faisait très chic à l’époque. Si on oublie les tics et en conserve la leçon le respect pour le travail de rénovation en profondeur de la psychanalyse d’un de ses meilleurs maîtres de la seconde moitié du siècle précédent demeure. Merci à Jacques-Alain Miller de nous l’avoir appareillé critiquement et de nous livrer un texte qu’Élisabeth Roudinesco commente ici de façon lumineuse, nous promettant une lecture réjouissante.

Il paraît qu’on n’achète plus de livres, à l’exception encore de romans tant mieux pour eux. Donc si vous voulez préserver la civilisation comme après Freud puis Edgar Morin notre président nous y incite, faites le geste qui sauve, offrez-vous selon vos goûts Jung ou le dernier Lacan. On espère que de son côté le sarkozisme s’étant assigné une mission aussi noble aura à cœur de protéger la psychanalyse et la psychothérapie relationnelle contre les nouveaux barbares de l’experbêtise et de la scientistique qui n’ont pas apparemment encore entendu son appel civilisateur.

Au fait, vous avez lu La part obscure de nous-mêmes , de l’autrice des susdites chroniques ? Sinon, il serait temps d’y penser : encore un livre à acquérir !

Philippe Grauer


LES VIES DU DOCTEUR JUNG

Deirdre Bair, Jung. Une biographie , Flammarion, 1309 pages, 39 euros. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Martine Devillers-Argouarc’h.

Universitaire de renom, Deirdre Bair est la première biographe de Jung à avoir eu accès aux archives de celui-ci, déposées à l’École polytechnique fédérale de Zurich, et soigneusement surveillées par sa famille.

Issu d’un milieu de pasteurs bâlois, Carl Gustav Jung (1875-1961) eut une enfance difficile auprès d’une mère folle qui se disputait avec son père tout en faisant tourner les tables. Sujet à des syncopes, il était hanté par la vision qu’il avait eu en rêve d’un Dieu déversant ses excréments sur le sommet d’une cathédrale. Il dit un jour à Freud qu’ayant été victime enfant d’une agression sexuelle — un prêtre sans doute — il en avait conçu un dégoût des amitiés masculines.

Sans renoncer ni au spiritisme ni à l’occultisme, Jung exerça la psychiatrie à la clinique du Burghölzli de Zurich, sous la houlette d’Eugen Bleuler, inventeur des notions de schizophrénie et d’autisme. Dauphin de Freud de 1906 à 1913, il fut alors l’artisan d’une ouverture de la psychanalyse à la clinique de la folie, terre promise rêvée par Freud.

Ayant quitté le mouvement psychanalytique, il fonda, à Zurich, son école dite de «psychologie analytique», attribuant aux femmes une position dominante. Deirdre Bair décrit avec minutie comment, après avoir analysé Emma, sa propre femme, il fit entrer Toni Wolff, sa patiente dépressive, au sein de sa famille, en la traitant comme une seconde épouse et comme sa meilleure disciple. Mieux encore, dit-elle, il théorisa l’exercice de la cure sur ce modèle triangulaire, exigeant que chaque élève reçoive une formation simultanée avec un homme et une femme, seule manière d’intérioriser l’idée d’un rapprochement possible entre l’animus et l’anima.

Par la suite, Jung voyagea d’un bout à l’autre de la planète et son oeuvre, reçue avec succès, fut particulièrement appréciée par les historiens des religions : Mircea Eliade, notamment. Elle n’est pas encore traduite intégralement en France.

En 1919, il forgea la notion d’archétype pour désigner une image inconsciente primordiale ne pouvant jamais accéder à la conscience et apparaissant dans les mythes, l’art et la religion. Aussi regardait-il le psychisme individuel comme le reflet de l’âme collective des nations, cherchant à élaborer une psychologie des peuples capable de traduire les différences entre des types physiques et psychiques : juifs, “aryens”, chinois, africains, etc. D’où la dérive qui l’entraîna vers le nazisme, au moment où il accepta, après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, de prendre la direction de la Société internationale de psychothérapie, laquelle avait pour but d’unifier les écoles européennes sous l’égide du savoir médical.

Jung affirma alors vouloir protéger les non médecins et les praticiens juifs qui n’avaient plus le droit d’exercer en Allemagne. En réalité, il avait été choisi pour ce poste à cause de la confiance qu’il inspirait aux promoteurs de la psychothérapie dite “aryenne” mise en oeuvre par Matthias Heinrich Göring, et à laquelle collaboraient aussi des freudiens et des adlériens.

Bientôt, il se mit à publier des textes favorables au national-socialisme. En 1934, il regretta que l’on eût appliqué des “catégories juives” à la science médicale. Ensuite, il vanta les mérites de l’inconscient “aryen”, tout en soulignant combien les Juifs étaient par nature “nomades” et “semblables à des femmes”.

En 1936, après avoir glorifié le Führer, il le compara à un monstre germanique (Wotan) coupable d’assassiner l’Europe. Sa théorie lui permettait donc, en un même geste, de fustiger “l’inconscient juif” puis de rejeter l’âme allemande pour enfin condamner le modèle freudien du Juif universel, auquel il substituait une figure dite “archétypique” de la judéité, ancrée dans un territoire. Ce faisant, il conseilla à ses disciples juifs d’émigrer en Palestine afin qu’ils y retrouvent leur “nature juive”. En 1942, il rédigea pour Allen Dulles, représentant des services secrets américains à Berne, des profils psychologiques des chefs nazis.

Bien qu’elle se soit livrée à un phénoménal travail archivistique, Deirdre Bair n’a ni exposé, ni interprété l’oeuvre de Jung. Sans nier les faits, elle ne comprend donc pas que celle-ci porte les germes de sa propre dérive. Et dès lors, pour expliquer les incohérences du personnage, elle prend le risque de le faire passer pour un benêt irresponsable, roulé autant par ses adoratrices que par les nazis.

THÉORIE LACANIENNE DE L’AMOUR

Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVIII , 1970-1971. D’un discours qui ne serait pas du semblant . Texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 21 euros, 185 pages. Et : Le mythe individuel du névrosé , 12 euros, 115 pages.

Délivré en 1970-71, le séminaire de Jacques Lacan sur le semblant se présente comme la deuxième étape d’une interrogation amorcée par lui en 1958 sur les relations entre l’homme et la femme dans la société moderne. A travers une bonne transcription et l’ajout d’un index et d’un appareil critique, Jacques-Alain Miller s’est efforcé, pour la quatorzième livraison de ce Séminaire au long cours – dont onze volumes sont encore à établir -, de simplifier avec bonheur le style de son beau-père.

On découvre ici un Lacan soucieux d’opposer le discours de l’inconscient — celui de la jouissance et de la répétition à l’état brut, inapte à toute forme de semblant — à un discours de la parade, de l’amour et donc du semblant, nécessaire à toute relation entre l’homme et la femme. Contrairement à une tradition paternalocentriste de la psychanalyse, Lacan, influencé ici par Jacques Derrida, tente de démontrer que dans l’amour et le sexe les deux partenaires ne sont en aucune manière complémentaires l’un de l’autre.

L’homme serait l’esclave du semblant, contraint, pour exister, à exhiber sans cesse une virilité qu’il ne contrôle pas, tandis que la femme serait plus proche d’une épreuve de vérité, d’une sorte d’écriture ou “d’archi-écriture” qui lui permettrait d’échapper au semblant. Aussi bien la femme est-elle alors “pas-toute”, là où l’homme a besoin d’être un “au moins un”, c’est-à-dire un “tout”, ou, à défaut, un semblant du Tout. D’où l’aphorisme “Il n’y a pas de rapport sexuel”, ce qui veut dire, plus simplement, que la relation amoureuse n’est pas un rapport mais plutôt une lutte entre deux contraires, chacun en position dissymétrique en regard de l’autre.

Dans cette perspective, la femme n’est donc jamais l’incarnation d’une essence féminine. Elle n’existe pas comme une totalité invariante, identique à elle-même de toute éternité, pas plus que l’homme n’est un maître qui parviendrait à la dominer en se donnant l’illusion de sa toute puissance. Lacan commence ici, sans le dire, à répondre de façon différée à Simone de Beauvoir en opposant implicitement sa formule — “La femme n’existe pas” — à celle avancée en 1949 dans Le Deuxième sexe :”On ne naît pas femme, on le devient”.

Cette théorie de l’amour, qui sera développée plus largement dans le séminaire Encore, en 1972-73 (Seuil, 1975), permet à Lacan de déconstruire avec bonheur les vieux mythes de la domination masculine auxquels s’était ralliée, par une psychologisation outrancière du complexe d’Oedipe, une bonne partie de la communauté psychanalytique. Aussi bien répond-il également aux critiques anti-oedipiennes qui commençaient à être formulées, par Gilles Deleuze et Félix Guattari (L’anti-Oedipe, Minuit, 1972), contre les héritiers familialistes de Freud.

Néanmoins, cette théorie ne l’aide pas à saisir l’importance de la nouvelle interrogation sur l’identité de genre (gender), contemporaine pourtant de son propre enseignement, et qui mettait en cause, comme l’avait fait Beauvoir, la même tradition essentialiste de la différence des sexes. En témoigne si nécessaire, sa récusation péremptoire des travaux du grand psychanalyste Robert Stoller sur le transsexualisme, dont il vient de prendre connaissance.

Sans doute Lacan a-t-il besoin alors de contourner les innovations de l’école américaine pour construire une logique de la sexuation qui, pour flamboyante qu’elle soit, finira par se transformer en une mathématisation dogmatique de la différence sexuelle ?

Le mythe individuel du névrosé réunit trois conférences données par Lacan entre 1953 et 1956. Deux d’entre elles sont une réponse à Claude Lévi-Strauss, qui avait comparé la cure psychanalytique à la cure chamanistique, et la troisième est une intervention, inédite à ce jour, sur la fonction religieuse du symbole dans laquelle Lacan, à l’invitation du Révérend Père Bruno, dialogue avec Mircea Eliade à propos de Jean de La Croix. Réfutant l’archétype jungien, il tente de faire entendre à son interlocuteur ahuri qu’aucune culture humaine ne peut être pensée comme “plus primitive” qu’une autre puisqu’“un chien céleste est tout autant un chien que le chien terrestre”, l’un et l’autre étant nommés par le langage. Désopilant!