par Philippe Grauer
On conçoit que la société s’émeuve d’un changement dans la loi qui ne fait qu’entériner une évolution des mœurs avec laquelle la population se trouve majoritairement d’accord, quel que soit le type de question que les sondeurs lui posent, ce qui est tout de même impressionnant.
On comprend que les religions souhaitent s’en tenir à des principes qui à leurs yeux relèvent du sacré. On comprend déjà moins qu’elles prétendent confondre leur référence soumise à des textes sacrés donc intouchables, dont elles n’interrogent pas toujours l’ancrage dans l’histoire de l’humanité, avec les lois d’une République laïque qui elle par définition n’a fort heureusement pas d’obligation de la sorte.
On rangera par ailleurs dans la catégorie de la mauvaise foi l’argument papa-maman selon lequel les couples homosexuels mentiraient aux enfants sur leur origine. Ça ne vole pas trop haut. Guère plus que le même argument développé par quelques psychanalystes qui ont perdu là une belle occasion de se taire, surtout que concernant l’homosexualité ils n’avaient déjà pas par le passé brillé par leur ouverture, ni d’esprit ni d’inconscient.
Tenant de la psychothérapie relationnelle dont notre école dispense la variante multiréférentielle, j’approuve une saine évolution des formes de la famille sous les auspices d’une République laïque respectueuse du droit de tous, y compris pour ceux qui ne veulent pas du mariage homosexuel de ne pas s’y engager eux-mêmes et de s’efforcer d’en dissuader qui ils voudront dans le respect des lois communes et du droit d’autrui dans ce cadre de procéder comme il l’entend dans l’institution de son ménage et l’éducation des enfants qu’il serait conduit à y accueillir.
Je me prononce ici de la sorte pour ne pas fuir ma responsabilité de psychopraticien relationnel et de psychanalyste en une période où rester coi constituerait le début d’une complicité avec des vues qui me semblent non conformes à l’humanisme et au progressisme auxquels je désire marquer mon attachement.
Par ailleurs les montées de haine contre une catégorie de nos citoyens par définition exactement aussi honorable que les autres – et certainement que leurs vilipendeurs volontiers hypermoralistes –, répandent une odeur qui en rappelle fatalement d’autres, dont on peut penser qu’il serait bon de provoquer la dissipation par quelques bouffées d’air sain et d’ouverture de pensée et de cœur.
Tout cela pour affirmer qu’il est grand temps que les psychopraticiens relationnels comme les institutions psychanalytiques étrangement muettes disent haut et fort ce qu’ils pensent fort certes mais pour l’instant trop souvent à voix basse. Ne soyons ni les maitres à penser ni les muets du sérail, témoignons de notre expérience clinique et de notre réflexion, prenons notre part du débat par rapport à un fait de société et d’éthique engageant la position sereine et responsable de tous les acteurs.
1- Luc Ferry, « Pour l’homoparentalité », Le Figaro, 19 septembre 2012.
2- Gaëlle Dupont, mariage homosexuel, dossier du Monde en date du 26 septembre titré « Les couples homos font-ils de bons parents ? », auquel s’ajoute un article du sociologue Bruneau Perreau, 26 septembre 2012, Le Monde.
3- homoparentalité & psychanalystes conservateurs au Figaro, un magnifique échantillon des sottises que peuvent énoncer des « experts psys » effrayés par la question homosexuelle, Le Figaro des 2 et 3 octobre 2012.
4- Rabbin Yeshaya Dalsace, Du bien-fondé ou non du mariage homosexuel, Libération, 5 octobre 2012.
5- Élisabeth Roudinesco, Mariage pour tous, les nouveaux inquisiteurs, indigne psychologie de bazar, Libération à la Une, 5 octobre 2012.
6- Sigmund Freud (9 avril 1935), homo sapiens, 6 octobre.
7- Serge Hefez, L’homoparentalité divise la planète psy, Huffigton Post(1), 16 octobre 2012.
8- Pétition Les psychanalystes contre l’homophobie, 12 novembre 2012.
9- Catherine Kintzler, Le « mariage homo » révélateur du mariage civil (14-11-2012), intéressante critique de l’Essai du Grand rabbin de France Gilles Bernheim, 14 novembre 2012
10- Élisabeth Roudinesco, Jean-Pierre Winter et al, [Audition de psychanalystes auprès de la Commission des lois de l’Assemblée nationale >http://www.dailymotion.com/video/xv4d2l_travaux-en-commission-auditions-de-la-commission-des-lois-sur-le-projet-de-loi-visant-a-ouvrir-le-ma_news], 15 novembre 2012.
11- Collectif, Mariage gay : non à la collusion de la haine, Le Monde, 18 novembre 2012.
12- ÉDITORIAL du Monde, 17-18 novembre 2012, 17-18 novembre 2012
13- Maurice Godelier, « L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage », 17-18 novembre 2012, Le Monde.
14- par Collectif – Claude Baty, président de la Fédération protestante de France ; Gilles Bernheim, grand rabbin de France ; Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman ; André Vingt-Trois, cardinal, archevêque de Paris, Mariage pour tous : laissons du temps au débat, Le Monde 17-18 novembre 2012.
15- Monette Vacquin, Jean-Pierre Winter, Non à un monde sans sexes ! L’enfant a droit à père et mère, Le Monde, 5 décembre 2012.
16- José Luis Rodriguez Zapatero, Grâce au mariage pour tous, la République française sera plus républicaine, Le Monde, 5 décembre 2012.
17- Olivier Py, Intolérable intolérance sexuelle de l’Église, Le Monde, 5 décembre 2012.
18- Yves Lefebvre, Mariage pour tous, quelle est la question ?, snppsy.org, 5 décembre 2012.
19- Élisabeth Roudinesco, Sébastien Lifshitz et Monique Isselé, L’invité des matins, 7 décembre 2012.
Dès à présent, une chose est sûre : en janvier 2013, quand il arrivera en discussion devant le Parlement, le projet de loi ouvrant à » deux personnes de même sexe » le droit de se marier aura fait l’objet d’un débat public très approfondi.
C’est heureux. En effet, au-delà du code civil, cette réforme concerne chacun dans ce qu’il a de plus intime : sa conception de l’amour, du couple, de la parentalité et de la famille ; mais aussi ses convictions philosophiques, morales ou religieuses.
De fait, depuis l’été, débats et controverses sont incessants. Les représentants des religions, à commencer par l’épiscopat français, ont exprimé avec beaucoup de vigueur leur opposition à cette réforme qui menacerait, peu ou prou, les fondements mêmes de la famille et de la société.
D’autres, psychanalystes notamment, ont contesté, dans le droit à l’adoption, l’effacement symbolique du père et un » droit à l’enfant » qui oublierait dangereusement les droits de l’enfant. La droite, enfin, n’a pas manqué d’attiser la polémique, dans l’espoir d’embarrasser le gouvernement, voire de le contraindre à renoncer, comme en 1984, à propos de l’école privée.
Alors que les opposants au projet se mobilisent, ce week-end, dans toute la France, le moment est donc venu de le redire : cette réforme – toute cette réforme et, à ce stade, rien que cette réforme – est légitime, nécessaire et progressiste. Elle obéit, d’abord, à une logique historique. Depuis une trentaine d’années, les homosexuels sont passés de l’ostracisme (au mieux une maladie, au pire un crime) à la tolérance, puis à la reconnaissance, presque à l’indifférence. Dans tous les pays occidentaux, l’évolution des moeurs et des mentalités a été spectaculaire.
Ajoutons que la famille ne se conforme plus à un modèle unique ni même dominant. Moins de la moitié des couples français sont » légaux « , mariés ou pacsés. Le mariage lui-même n’obéit plus guère aux motifs traditionnels du lignage ou de la religion, mais bien davantage aux exigences et aux choix de la vie affective, similaires entre personnes du même sexe ou de sexes différents.
La réforme répond ensuite à une nécessité démocratique : celle de l’égalité des droits. L’instauration du pacs, en 1999, a reconnu légalement le couple homosexuel, mais l’a exclu du droit à l’adoption et à la famille. Le projet de loi du gouvernement met fin à cette discrimination et assure, en outre, une meilleure sécurité pour le conjoint. Comme c’est déjà le cas dans des pays aussi variés que la Suède, l’Espagne, la Norvège, les Pays-Bas ou la Belgique.
Enfin, en ouvrant aux couples homosexuels le droit à l’adoption (notamment de l’enfant d’un des conjoints), le projet de loi permettra de régulariser de nombreuses situations, bricolées et incertaines, qui existent déjà. Il permettra aux enfants qui n’ont qu’un seul parent biologique et un parent » social » d’avoir une double filiation, comme les autres enfants.
Ce débat est tout sauf anodin. Il convient, y compris pour le gouvernement, de le conduire avec conviction et sérénité.
© Le Monde
Pour l’anthropologue Maurice Godelier « aucune des sociétés qui ont accepté ces évolutions ne s’est effondrée. C’est devenu banal, comme avoir des enfants sans se marier est aujourd’hui banal »
ENTRETIEN avec Gaëlle Dupont
Cela n’a aucun sens. Dans l’évolution des systèmes de parenté, il existe des transformations mais pas des aberrations. Certes, on ne trouve pas, dans l’histoire, d’union homosexuelle et homoparentale institutionnalisée. On comprend pourquoi. Pendant des millénaires, la société a valorisé l’hétérosexualité pour se reproduire. Mais souvent l’homosexualité au sein des sociétés a été reconnue dans la formation de l’individu, en Grèce antique par exemple. J’ai vécu sept ans dans une tribu de Nouvelle-Guinée, les Baruya, où, pour être un homme, il fallait être initié. Les initiés vivaient en couple homosexuel jusqu’à 20 ans. L’homosexualité avait un sens politique et religieux. Mais la question des unions homosexuelles et de l’homoparentalité est une question moderne, qui ne s’est jamais posée auparavant.
L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance. C’est pour cela que je parle de métamorphoses à leur propos. Aujourd’hui, en Occident, les deux axes sur lesquels repose tout système de parenté, l’alliance et la descendance, intègrent des formes nouvelles.
C’est le résultat de quatre évolutions indépendantes. La reconnaissance progressive que l’homosexualité est une sexualité autre mais normale, l’émergence d’un nouveau statut de l’enfant, l’apparition de nouvelles technologies de la reproduction, et le fait que dans une démocratie les minorités peuvent revendiquer des droits nouveaux. A partir de là, il est devenu possible et nécessaire d’accorder aux homosexuels de vivre légalement leur sexualité et, pour ceux qui le désirent, de pouvoir élever des enfants.
Il faut revenir sur plusieurs points fondamentaux pour éviter une approche idéologique. J’ai déjà mentionné le premier : l’homosexualité est une sexualité autre mais normale. Ce n’est ni une maladie, ni une perversion, ni un péché. Les deux espèces de primates les plus proches de nous sont bisexuelles, tout comme l’espèce humaine. C’est un fait scientifique. Si on ne le reconnaît pas, on continue à charrier de l’homophobie. Le deuxième point, c’est que sexualité signifie désir, mais aussi amour. Comme les hétérosexuels, les homosexuels s’aiment.
C’est une conséquence du mouvement de valorisation de l’enfant et de l’enfance qui avait déjà commencé au XVIIIe siècle et que Jean-Jacques Rousseau a exprimé. Il a abouti à la déclaration universelle des droits de l’enfant.
La volonté de transmettre à travers la descendance est universelle, mais, selon les sociétés, on ne voit pas l’enfant de la même façon. Un Romain de l’Antiquité devait élever son bébé vers le ciel pour en faire un citoyen. S’il le laissait par terre, l’enfant devenait un esclave ou était livré aux chiens. Aujourd’hui, l’enfant revêt une valeur nouvelle. Il valorise l’adulte, et représente pour beaucoup un idéal de réalisation de soi. Il permet la transmission non seulement d’un nom, mais de valeurs personnelles. Les homosexuels participent de ce mouvement, comme les hétérosexuels.
Je n’ai pas envie de transformer les femmes en hommes, et inversement. La théorie de Judith Butler, qui prétend que l’on peut s’affranchir complètement de son corps de naissance est pour moi une limite à ne pas franchir. Je suis favorable à la suppression de toutes les différences construites historiquement, et désormais injustifiées. Mais il existe des différences utiles.
Ce qui importe, c’est que les attitudes dites masculines ou féminines soient assumées, quelle que soit la personne qui les assume. La paternité et la maternité sont des fonctions. Dans nos sociétés, elles peuvent se déplacer. Est-ce que les pères ne se mettent pas aujourd’hui à materner ? Il ne peut pas y avoir d’abolition, mais un décrochage par rapport au sexe.
Les psychanalystes sont divisés. Beaucoup continuent à faire du père le personnage central de la famille. Chacun de nous aurait trois pères, son père réel, un père désiré mais imaginaire et le père symbolique commun à tous et à toutes et identifié à la Loi. Et la mère, alors ?
Quant aux prêtres, qui n’ont pas d’enfants, pour eux la vraie famille c’est l’union sacrée d’un homme et d’une femme devant Dieu et en Dieu qui a pour suite l’interdiction du divorce. Cette conception de la famille modelée depuis des siècles par le christianisme est propre à l’Occident et n’a aucun sens dans beaucoup de sociétés. Elle évolue puisque les Néerlandais, majoritairement protestants, ont accepté le mariage homosexuel et l’homoparentalité.
Chez les Baruya, chaque individu a plusieurs pères et plusieurs mères. Tous les frères du père sont considérés comme des pères, toutes les soeurs de la mère comme des mères. Est-ce que toutes les autres familles que celles de l’Occident post-chrétien sont irrationnelles ? C’est l’humanité qui les a inventées !
Les résistances sont normales, elles accompagnent un grand changement social et mental. Deux personnes de même sexe vont avoir des enfants, alors que l’exigence de la nature c’était qu’il fallait deux personnes de sexe différent pour concevoir. Toutes les sociétés ont trouvé des parades à la stérilité. Nous avons la procréation médicalement assistée.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les notions de paternité et de maternité ont deux dimensions, biologique et sociale. Dans l’histoire, la plupart des sociétés ont mis en avant le social. La nôtre tend à l’inverse. Mais aujourd’hui, au sein des familles recomposées, la parenté sociale s’étend. On attend du nouveau compagnon ou de la nouvelle compagne qu’ils se comportent comme des pères et des mères vis-à-vis des enfants conçus par d’autres.
Qu’est-ce que les gens en connaissent ? C’est une condition universelle de toute société. Si les familles se reproduisaient par elles-mêmes, la société ne pourrait pas exister. Le tabou est un élément producteur de la société, transféré à tout individu et intériorisé par chacun, hétérosexuel comme homosexuel. Ces fantasmes sont grotesques. Il n’y aura pas plus d’inceste chez les homos que chez les hétéros.
L’État doit intervenir pour fixer des responsabilités devant la loi. Il arrivera que les couples homosexuels se séparent. Il faut fixer un cadre. Il faut aussi pénaliser l’homophobie, qui agresse parents et enfants. D’autres gouvernements sont passés par là. Aucune des sociétés qui ont accepté ces évolutions ne s’est effondrée. C’est devenu banal, comme avoir des enfants sans se marier est aujourd’hui banal.
Propos recueillis par Gaëlle Dupont
© Le Monde