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2 janvier 2016

DSM, mon amour – Nouvelle dispute sur la nature de l’âme humaine par Michel Rotfus, précédé de « nous sommes les mainteneurs avec la psychanalyse de l’alternative libérale à la médicalisation DSM de l’existence » par Philippe Grauer

nous sommes les mainteneurs avec la psychanalyse pour une part(1) de l’alternative libérale à la médicalisation DSM de l’existence.

par Philippe Grauer

l’alternative qui demeure, ce sont les deux disciplines du champ de la psychothérapie dynamique que sont la psychanalyse et la psychothérapie relationnelle en ville, d’exercice libéral. Sans aucun lien avec les puissances psys et d’État œuvrant selon la perspective et orientation de la médicalisation de l’existence.

L’auteur se réfère uniquement à ce qu’il connait comme alternative, la psychanalyse, déshégémonisée, en voie de disparition de l’hôpital, dont le repli en bon ordre dans les beaux quartiers permettra aux consommateurs de bio de prendre soin de leur âme à leurs frais. Il ne mentionne qu’une ou deux fois « la psychothérapie », ignorant que ce terme à lui tout seul vaut embrouille. Il ne mentionne pas notre psychothérapie relationnelle. Au CIFPR intégrative et multiréférentielle.

Ce sont ces deux déclinaisons de la pratique de la dynamique de subjectivation qui se trouvent historiquement dépositaires et responsables de perpétuer la dimension intersubjective de l’aventure psychothérapique. Nous nous y appliquons.


Allen Francès,
lui-même analysé, l’un des responsables majeurs du DSM-IV, accusant la dérive du DSM-5 dans Sommes-nous tous des malades mentaux ? (Saving Normal est plus percutant) oublie sa responsabilité de liquidateur de l’option psychodynamique. Il l’oublie car il l’a totalement intégrée. La psychiatrie américaine (l’APA Association des psychiatres américains est commanditaire) a brusquement tourné le dos à une psychanalyse tellement médicalisée qu’elle avait fini par ne plus présenter de grand intérêt. Robert Spitzer a entrepris une analyse, il a également fait l’expérience des accumulateurs d’orgone de Reich et a conduit des thérapies reichiennes. C’est déçu de tout cela qu’il a résolument opté pour le comportementalisme. Forte personnalité ayant lucidement changé d’orientation.

Il faudra expliquer le Grand renversement, événement mondial de toute façon, qui vit la psychiatrie et la psychologie se défaire du psychodynamisme freudien et de la psychothérapie de la relation. Certes il y eut l’arrogance et le dogmatisme et sectarisme psychanalytique, mais ce dessèchement n’explique pas tout, puisqu’il y eut aussi le puissant mouvement novateur de la psychologie humaniste, dont nous sommes les héritiers. La montée en puissance des neurosciences (faible incidence clinique) et de la pharmacopée palliative non plus n’explique pas tout. Il nous faudra revenir sur tout cela.

Robert Spitzer vient de mourir, le maître d’œuvre des DSM désubjectivisés. Désubjectivisants hélas par contre coup. Nous nous apprêtons à aborder cela dans un article voisin. Qui ne prendra tout son sens qu’avec le jumelage de sa lecture avec celui de Michel Rotfus.

Enfin nous avons toujours employé volontairement le terme d’âme pour désigner le psychisme tel que nous le concevons. Cela permet de déboîter d’avec le biologique là où ça n’a pas lieu d’être. Le très médical Freud emploie régulièrement Seele. Difficile de le traiter de spiritualiste échevelé. Nous nous retrouvons pleinement d’accord avec la terminologie philosophique utilisée par Rotfus.

voir également

Gilles-Olivier Silvagni, Stop DSM – Patrick Landman : tristesse buiseness, précédé de « Devoir de résistance » par Philippe Grauer [mis en ligne le 29 avril 2013].
Élisabeth Roudinesco, Robert Leopold Spitzer, psychiatre américain – précédé de « Robert Spitzer, un sacré collègue » par Philippe Grauer [mis en ligne le 3 janvier 2016].


par Michel Rotfus, précédé de « nous sommes les mainteneurs avec la psychanalyse de l’alternative libérale à la médicalisation DSM de l’existence » par Philippe Grauer

DSM, mon amour(1)

Nouvelle dispute sur la nature de l’âme humaine

par Michel Rotfus

« La question “Qu’est-ce que la psychologie?” semble plus gênante pour tout psychologue que ne l’est, pour tout philosophe, la question “Qu’est-ce que la philosophie ?” Car pour la philosophie la question de son sens et de son essence la constitue bien plus que ne la définit une réponse à cette question. Le fait que la question renaisse incessamment, faute de réponse satisfaisante, est, pour qui voudrait pouvoir se dire philosophe, une raison d’humilité et non une cause d’humiliation. Mais pour la psychologie, la question de son essence ou plus modestement de son concept, met en question aussi l’existence même du psychologue, dans la mesure où faute de pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est, il lui est rendu bien difficile de répondre de ce qu’il fait. Il ne peut alors chercher que dans une efficacité toujours discutable la justification de son importance de spécialiste (…) »

Georges Canguilhem, Qu’est-ce que la psychologie ?(2)

1. Une très vieille question pourtant d’actualité : qu’est-ce que l’âme ?

La réponse à la très vieille question qu’est-ce que l’âme ? semble aujourd’hui toujours aussi indécise, partagée celles qu’apportent la neurologie et la génétique d’un côté, c’est-à-dire des sciences naturelles, celles de la psychologie comme science des réactions et du comportement, et celles enfin, sous le nom de psychanalyse, d’une science du sens intime où, après une longue et tâtonnante histoire(3) s’est établi pendant un temps le triomphe d’une psychologie des profondeurs de l’âme. Dans ce champ de tension définitionnelle, – la question reste de savoir si l’on peut dire conceptuel –, on aura beau chercher ce que les philosophes peuvent aujourd’hui en dire : ils sont absents de cette interrogation.

ce que l’âme-psychisme est supposé être

Qui prétendrait courir le ridicule d’un Traité de l’âme, même en s’inscrivant dans l’héritage d’Aristote à qui l’on doit l’un des tout premiers, sous les titres successifs Peri psuchè, De anima, De l’âme, suivant que l’on passe du grec au latin, puis du latin au français, si l’on veut bien se souvenir qu’étymologiquement, psychologie signifie science de l’âme ? Le badigeonnage lexical qui consiste à habiller en franco-grec du nom de psyché, psychisme, ce que le latin nomme anima, âme, ne change rien à l’affaire. Ou plutôt, il nous montre clairement où se tient tout discours à prétention savante sur ce que l’âme-psychisme est supposé être.

continent psy

Si, depuis son origine et durant sa longue histoire, la philosophie a traité de l’âme, de Platon et Épicure à Aristote, de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz à Kant, la psychologie a quitté le terrain de la philosophie pour tenter de se constituer en discipline autonome. Dans ce mouvement, a émergé un continent psy où se sont diversifiées conceptions théoriques et pratiques thérapeutiques. Mais cette tentative d’émancipation de la philosophie, a un prix ironique et imparable : les diverses psychologies qui peuplent ce continent sont restées aveugles sur les fondements philosophiques qui les sous-tendent. Ainsi peut-on décrypter les approches actuelles des troubles et maladies de l’âme, que l’on préfère nommer aujourd’hui troubles et maladies psychiques, comme des pratiques discursives qui statuent à leur manière sur… la nature de l’âme.

qu’est-ce que l’âme ?

propos flous « philosophiques »

Qu’on ne s’y trompe pas la question, n’a rien d’uniquement spéculatif. J’entends ce mot dans son sens courant et banal et fortement péjoratif, désignant ce qui, dans la spéculation théorique, serait sans le moindre lien avec la pratique, mais qui serait abstrait, conceptuel, idéaliste, voire chimérique, c’est à dire métaphysique, philosophique. Ainsi par exemple, peut-on lire dans un dossier médical d’hospitalisation en service psychiatrique : « Mme. X. tient des propos flous, philosophiques. » Cette question occupe une place centrale dans le parallélogramme de forces constitué par les approches divergentes, voire antagonistes des troubles psychiques, que l’on continuera de nommer ici, troubles de l’âme.

de la folie aux maladies mentales

L’ancienne folie dont Michel Foucault a retracée l’histoire flamboyante, a laissé place à l’aliénation mentale, puis aux maladies mentales. Étant désormais à part entière une branche de la médecine, la médecine mentale en épouse aussi la méthode en constituant ses nosographies, c’est à dire les descriptions et les classifications des maladies mentales(4), sur le modèle de celles des maladies organiques [C’est nous qui soulignons. NdlR]. Cette histoire est tâtonnante et mouvante. Georges Canguilhem a pu déclarer à ce propos que l’histoire de la médecine aliéniste et de la médecine mentale n’est peut-être rien d’autre que celle des changements de noms des entités nosographiques, des maladies. Ainsi l’histoire peut être facétieuse, ironique, spirituelle : avant Freud, les termes névrose et psychose avaient un contenu de sens strictement inverse de celui qui nous est aujourd’hui habituel. Les névrosés souffraient de maladie des nerfs, c’est à dire, de maladies organiques, – ainsi la maladie de Parkinson faisait-elle partie des névroses –, tandis les psychoses étaient des maladies de l’esprit d’où l’organique était à peu près exclu. Les transformations de ces classifications vont devenir l’expression des luttes et des rapports entre ces conceptions divergentes.

2013 – le DSM-5

la biopolitique

La bataille qui se déploie depuis les années 1980 autour du DSM s’est accentuée avec la publication, au mois de mai 2013, du DSM-5. Pour peu qu’on lui prête une attention suffisante et suffisamment éclairée(5), elle montre que nous sommes ici au cœur d’enjeux qui concernent la vie personnelle de chacun, la santé mentale et la souffrance psychique, mais aussi bien le normal et le pathologique, l’organisation de la vie sociale, le rôle du politique dans son emprise sur les personnes comme sur le champ du social. C’est à dire, de ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique : « Il faudrait parler de « biopolitique  » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaines des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine (…) Ce qu’on pourrait appeler le « seuil de modernité biologique » d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dan ses propres stratégies politiques. L’homme pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote, u animal vivant et de plus, capable d’une existence politique, l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question(6) »}. Elle dessine à sa façon, les contours des diverses réponses à la question posée qu’est-ce que l’âme ?

DSM et CIM-10

L’usage du DSM s’est aujourd’hui généralisé : la plupart des professionnels du domaine de la santé mentale l’utilisent pour déterminer les diagnostics après évaluation, et pour les communiquer à leurs patients. On connait l’objection de certains « spécialistes », assénée d’un ton péremptoire : en France, les praticiens de la santé mentale ne font pas référence au DSM, mais à une « toute autre » nosologie et taxonomie psychiatrique, le CIM-10, Classification internationale des maladies dont le chapitre V concerne les maladies mentales, réalisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) tandis que le Manuel diagnostique des troubles mentaux (DSM) est lui réalisé par l’Association américaine de psychiatrie (AAP). Il est vrai que ces deux systèmes listent différemment les troubles mentaux et les maladies mentales, avec leurs propres catégorisations. Mais, dès qu’on les examine de près, on s’aperçoit que la différence est celle qui sépare les deux célèbres Dupont et Dupond des aventures de Tintin : celle de la forme de la moustache. La démonstration est si peu à faire, elle est tellement superfétatoire, qu’aujourd’hui, c’est le DSM qui est enseigné, comme une marée noire, dans la formation universitaire et professionnelle des personnels de santé mentale : il suffit d’examiner les contenus de ces programmes de formation. Il n’y a même pas à se demander pourquoi, quand on constate le rôle de plus en plus dominant de la chimiothérapie et donc des laboratoires qui en produisent les molécules avec les enjeux financiers colossaux qui vont avec. Cette intrication de la médecine et de la médecine mentale en particulier, de la formation et de la pratique des soignants, avec les laboratoires et les trusts pharmaceutiques est d’ores et déjà nettement établie.(7)

levée de boucliers anti DSM-5

Le DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, – 5, pour cinquième édition) est l’ultime version d’un ouvrage qui règne sur la psychiatrie mondiale en décrivant, une par une, les 450 pathologies mentales qui nous menacent. Je cite le texte de présentation du dossier publié par le journal Le Monde du 13 mai 2013(8) :

« Pétitions, appels au boycott, déclarations et livres-chocs de spécialistes dénonçant un ouvrage « dangereux » qui fabrique des maladies mentales sans fondement scientifique et pousse le monde entier à la consommation de psychotropes… Aux États-Unis et dans de nombreux autres pays dont la France, la tension monte dans les milieux psy, à quelques jours de la présentation officielle de la nouvelle édition du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), prévue au congrès annuel de l’Association de psychiatrie américaine (APA) qui se tient du 18 au 22 mai à San Francisco.
Si les précédentes révisions – les deux dernières ont eu lieu en 1980 et en 1994 – ont déclenché des controverses, jamais elles n’ont, semble-t-il, été aussi vives que pour cette nouvelle mouture. Comme le souligne avec humour un article paru le 25 avril dans Nature, l’une des seules suggestions qui n’a pas soulevé de hurlements de protestation pendant le processus de révision a été… le changement de nom, de DSM-V en DSM-5. »

sur-diagnostic, sur-prescription, sur-pathologisation

Le DSM-5 ouvre la voie à une fuite en avant dans le sur-diagnostic, la sur-prescription médicamenteuse, et dans une psychiatrisation à outrance des nos modes de vie dont les habitudes deviennent autant de symptômes à caractère pathologique, et d’où disparaît l’individu en tant que sujet, avec sa vie personnelle et singulière et disposant de ses choix. La pathologisation de la vie quotidienne s’est emballée en passant d’un peu moins de 150 troubles mentaux en 1980, à 400 actuellement. Ainsi par exemple, deviennent des maladies mentales l’hyperphagie (c’est à dire la gourmandise excessive dépassant trois « crises » par mois), le syndrome prémenstruel, ou bien les colères enfantines qui, on le sait, ont des causes complexes.

privilégier la voie des psychotropes

Ceci a pour corollaire la sur-prescription de psychotropes et des conflits d’intérêts croissants entre ceux des patients,– que d’une manière ou d’une autre chacun va devenir si les choses suivent leur cours –, et les grands laboratoires pharmaceutiques. Les psychiatres sont devenus des médecins-distributeurs-de-médicaments mais les médecins généralistes tout autant. Ils portent dans cette affaire une lourde responsabilité car, s’ils ont une connaissance légère et insuffisante de la psychopathologie, le DSM fonctionne comme un système expert, en apportant une réponse rapide et très simple, et les autorise à privilégier la voie des psychotropes de façon acritique.

le paradigme de l’homme neuronal

Ce n’est pas là seulement une affaire de méthode : en privilégiant le paradigme de l’homme neuronal, ce dispositif barre l’accès à une appréhension du sujet considéré dans sa complexité sociale, familiale et psychique, et abordé dans une relation intersubjective par son thérapeute en privilégiant la parole, l’écoute à partir d’une conception du psychisme comme lieu de conflits appelant une résolution possible.

2. Comment en est -on arrivé là ? Retour sur l’histoire : du DSM 1 au DSM 5.

outil de travail : le plus univoque possible

Pour répondre à cette question, remontons le temps de plus d’un demi-siècle. Au début des années 1950, les psychiatres américains se mettent au travail, pour répertorier les troubles mentaux. Ce qui est visé est un ouvrage de référence qui puisse classifier et catégoriser des critères diagnostiques et des recherches statistiques des troubles mentaux spécifiques : il s’agit d’obtenir un outil de travail le plus univoque possible qui permette de pouvoir parler la même langue psychiatrique. Cet objectif pourrait sembler normal et louable du point de vue de la rigueur scientifique et de l’efficacité thérapeutique dans un domaine qui, sommes toutes, est une branche de la médecine. Autrement dit, il s’agit d’unifier la nosographie, [C’est nous qui soulignons] c’est-à-dire le système de classifications des troubles et maladies mentales(9).

1952-1968 – DSM-I et II, relation dynamique

Le premier DSM (DSM I) est publié en 1952, et diagnostique 60 pathologies différentes. La deuxième édition (DSM-II) est éditée en 1968 et elle diagnostique 145 pathologies différentes. Ces deux versions du DSM étaient très fortement influencées par la psychopathologie psychanalytique, et structurées entre deux formes majeures de troubles psychiques, les psychoses et les névroses. L’approche thérapeutique privilégiait alors la relation dynamique entre patient et soignant.

1980 – DSM III : athéorisme antipsychanalytique

Le DSM III en 1980, effectue une rupture importante dans l’histoire de la psychiatrie en rompant avec la psychanalyse et la psychiatrie qui s’en inspirait et en instituant un système a-théorique de classification des troubles mentaux, toujours en vigueur aujourd’hui, comportementaliste et antipsychanalytique. Pour les auteurs anti-freudiens du DSM III et de ses versions successives corrigées, il s’agissait de permettre à n’importe quel psychiatre, quelle que soit son école de pensée, de faire le même diagnostic, confronté à un même patient(10). Il s’agit de retenir les fréquences statistiques en une sorte de modèle fabriqué à partir d’une moyenne statistique, qui fait penser, de loin, à l’idéaltype selon Max Weber.(11) [C’est nous qui soulignons] Il n’y a donc ici aucune prétention à atteindre des entités nosographiques dans leur réalité essentielle. Le système de classification vise à ramener les pathologies psychiatriques aux pathologies somatiques. Il repose sur un modèle biomédical et évacue toute considération sur l’étiologie des troubles psychiatriques. [C’est nous qui soulignons] Ainsi, la différenciation classique entre névrose et psychose s’estompe, l’hystérie est démantelée en plusieurs catégories diagnostiques, de nouvelles catégories apparaissent comme l’état de stress post-traumatique ou le trouble de la personnalité multiple. Les catégories sont définies par des critères diagnostiques quantitatifs pour augmenter la fiabilité(12) du diagnostic et sa reproductibilité. Cette méthode a été validée par l’Association américaine de psychiatrie (APA)(13).

prototypes

Le DSM-IV est publiée en 1994 et reconnaît 410 troubles psychiatriques. Il est légèrement révisé en 2000 (DSM-IV-TR). Il prolonge et approfondit le travail entamé avec le DSM-III. Le DSM-IV est un système de classification par catégories qui sont des prototypes. Ainsi un patient possédant une approximation du prototype est classé dans ce trouble. Par exemple, si l’on se réfère à cette pseudo catégorie qu’est l’état dépressif, véritable fourre-tout de tout un ensemble complexe de troubles, une personne qui présentera des signes dits dépressifs se retrouvera catalogué bi-polaire et se verra administré des thumo-régulateurs dérivés du lithium ou s’y substituant.

projet RDoC – génétique et neurosciences

Le DSM 5 comme on l’a vu, poursuit cette logique en démultipliant le nombre de pathologies identifiées, en pathologisant les habitudes de la vie quotidienne et est l’objet de critiques venant des milieux psychiatriques liés à la génétique et aux neurosciences. L’un des grands experts psychiatres américains (du NIMH, Institut national de santé mentale), le docteur Thomas R. Insel, dénonce le DSM 5 en lui reprochant d’avoir quitté la science (c’est à dire la réflexion rationnelle en termes de causalité) au profit des symptômes (le comportement). Il propose de recentrer la psychiatrie vers un autre projet (Research Domain Criteria, ou RDoC) en relation avec la génétique et les neurosciences.

intégrer les maladies de l’âme à l’Alzheimer

Curieuse critique : car le DSM, depuis sa troisième édition, en tournant le dos à toute approche étiologique a précisément quitté toute démarche en terme de cause. On peut voir, derrière cette « montée aux créneaux » des neurosciences et de la génétique, une ambition d’intégrer le domaine de la maladie mentale dans celui des sciences du cerveau et de mettre les maladies de l’âme sur le même plan que celui de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson.

faux débat au bénéfice de sa résolution dans les interactions chimiques

Il y a là, à l’évidence, des enjeux de pouvoir et de définition de territoires d’enseignements et de recherches. Mais sur le fond, neurobiologistes et généticiens, ne différent pas des tenants du traitement symptomatique quand il s’agit de statuer sur la nature de l’âme : les interrogations ultimes sur la nature du mal-être et de la souffrance psychiques trouvent leur résolution dans les interactions chimiques.

3. disparition de l’hypothèse psychodynamique

Un évènement impensable il y a une trentaine d’années : la psychanalyse et la psychiatrie dynamique disparaissent de la formation des personnels de santé mentale. Par rapport aux systèmes antérieurs de classification des maladies mentales marquées par la diversité et l’hétérogénéité, on pourrait trouver louable l’homogénéisation du système des maladies. Elle est en fait problématique et les effets en sont catastrophiques.

ce qui vaut pour le cancer…/

Ce qui fait problème ici, c’est justement qu’il s’agit de maladies mentales et non pas de maladies organiques. Concernant les maladies organiques, si on prend l’exemple d’une tumeur cancéreuse, il est bon et même nécessaire que la pathologie soit identifiée, comprise, et exprimée dans une langue univoque, s’appuyant sur des symptômes identifiés et interprétés de la même façon, et que le mode de traitement soit codifié, après avoir été éprouvé, de manière à permettre l’efficacité maximale du diagnostic et des soins. Ainsi, dans la diversité des services cancérologiques des hôpitaux d’un même pays comme dans ceux des hôpitaux de tous les pays du monde, les médecins cancérologues disposeront d’un même protocole leur permettant la même compréhension de la même tumeur cancéreuse et donc d’une efficacité maximale dans leurs soins(14).

(quoique, même pour un cancer… )

À quelques nuances près : ceci est tendanciellement juste, mais même pour un cancer, l’administration de soins doit tenir compte de la personnalité du patient, afin de déterminer ceux qui peuvent être les mieux supportés et qui sont le plus appropriés. En Inde par exemple où la recherche et la médecine cancérologiques sont particulièrement avancées, les soins prodigués sont moins invasifs et violents qu’en Europe, et certainement aussi efficaces.

/… ne vaut pas pour les maladies de l’âme

Mais en ce qui concerne les troubles et les maladies de l’âme, ce modèle est inopérant et dangereux : ces troubles et ces maladies relèvent de compréhensions et de traitements qui non seulement sont divers mais opposés et incompatibles entre eux. Quelle convergence possible entre une thérapie chimique et d’autre part une thérapie fondée sur la relation parlée entre thérapeute et patient, et sur leur lien transférentiel entre eux comme c’est le cas en psychanalyse et dans la psychiatrie dynamique qui s’en est inspirée ?

coup de force

Ou entre celle-ci et une thérapie fondée sur le conditionnement behavioriste ? Sous cette exigence d’homogénéisation, c’est en fait un coup de force et une prise de pouvoir qui s’opèrent par la psychiatrie organiciste et la thérapie centrée sur la chimiothérapie. On pourrait tout au plus espérer une complémentarité thérapeutique qui, sur un plan pragmatique, relève du pur bon sens : thérapie par la parole (psychothérapie, psychanalyse …) ET anxiolytiques, antidépresseurs, antipsychotiques. Ce qui s’est pratiqué bien sûr, mais tend à disparaître au fur et à mesure que la psychanalyse disparaît du champ des soins psychiatriques. Car cet événement, encore impensable il y a une trentaine d’années se réalise aujourd’hui sous nos yeux.

psychiatrie dynamique

La psychiatrie dynamique, dont l’histoire(15) est jalonnée par les noms de Mesmer, Charcot, Bernheim, Janet, Henri Hey, Freud, et tout ceux qui, avec lui puis à sa suite continuèrent l’exploration de ce nouveau continent, et qui à partir des années 1930 s’inspirèrent délibérément de la psychanalyse, est aujourd’hui largement battue en brèche sur tous les terrains : seule, une illusion d’optique due à un effet de génération, laisse croire qu’elle existe encore largement, alors que la très grande majorité des psychiatres qui s’en réclament ont été formés avant les années 1980, c’est à dire avant la grande rupture du DSM III et les offensives sur le terrain universitaire où l’on voit peu à peu, puis systématiquement disparaître parmi les postes de professeurs agrégés hospitalo-universitaires ceux qui s’en réclament au profit de la domination montante du naturalisme neurobiologique, donc de la chimiothérapie, assorti de la fée électricité, (sismothérapies, c’est à dire électrochocs) et d’un supplément d’âme, – si l’on peut dire ironiquement –, apporté par les thérapies cognitivo-comportementales (T.C.C.)(16)

les psychiatres-psychanalystes désertent l’hospitalo-universitaire

Cet événement s’est très progressivement traduit, sur le terrain, dans la formation des personnels psychiatriques, des infirmières aux médecins hospitaliers, en passant par les travailleurs sociaux : la psychanalyse a disparu des formations universitaires, où les postes de professeurs agrégés faisant des carrières hospitalo-universitaires se raréfient comme une peau de chagrin. On peut voir, dans une approche sociologique même sommaire, que toute une génération de psychiatres ont préféré se tourner vers une carrière de psychanalystes libéraux, articulée parfois à une carrière universitaire, plutôt que vers une carrière hospitalo-universitaire, délaissant ainsi des services entiers à une résistible montée de la psychiatrie organiciste secondée par les T.C.C(17).

la dynamique de subjectivation disparaît de la psychiatrie de secteur

Elle disparaît non seulement des services psychiatriques, – hôpitaux et cliniques – mais aussi des maisons de santé, des Centres Médico-Psychologiques (C.M.P.) et des Centres Médico psycho-pédagogiques (C.M.P.P.) où les personnels pratiquent selon ce qu’ont leur a appris à pratiquer.

l’armure de la blouse blanche chasse l’intersubjectivité

Il ne s’agit pas seulement ici de techniques et de stratégies de soins, mais de la formation de la personne soignante qui va se trouver au contact des soignés, de leurs symptômes, de leurs souffrances et de leurs angoisses, et de celles des familles et de leurs demandes, de leurs souffrances, et de leurs angoisses. Comment résister à ce déferlement de difficultés et d’horreurs. Comment faire avec ça ? Qu’en faire ? Le traiter comme une matière brute qui fait partie du tableau avec laquelle négocier et composer, ou bien comme des éléments exogènes, parasites, indésirables et agressifs, dont il faut se protéger et se débarrasser ? Faut-il considérer qu’il y a interaction subjective entre médecin psychiatre (et bien sûr tout le reste du personnel) et malade, ou bien que le psychiatre doit occuper une position de surplomb, verticale et autoritaire, depuis son supposé savoir, caché derrière l’armure de sa blouse blanche et protégé par elle ?

Pierre Delion – un contre-exemple

Car l’originalité de la pratique psychanalytique et de sa clinique est de ne pas être seulement un outil parmi d’autres dans la boîte à outil thérapeutique. Un exemple parmi d’autres précisera le sens de mon propos : le Professeur Pierre Delion, chef
 du Service psychiatrie enfant et adolescent du CHRU de Lille, explique(18) qu’il a lui-même effectué deux psychanalyses pour pouvoir faire son travail de pédopsychiatre auprès des enfants autistes, pour pouvoir être devant leur détresse et leur souffrance et celle de leur famille sans se barder de défenses. Comment être à l’écoute, ne pas projeter sur le patient, aveuglément, ses propres peurs et ses angoisses ?

refuge dans la nosographie

On peut comprendre que, faute de ce travail sur soi, les médecins psychiatres et tous ceux qu’ils entraînent à leur suite dans leur service et sur qui ils ont autorité, se réfugient dans la nosographie qu’ils ont tant bien que mal apprise, comme dans une forteresse, cachés, il faut le redire, derrière l’autorité de leur blouse blanche, observant les patients sur les écrans de contrôle de la salle de surveillance, réalisation idéale du Panoptique de Bentham(19), se satisfaisant de n’être plus que des distributeurs de molécules, et faisant appel à l’aide miraculeuse de la fée électricité sous la forme d’ECT (électro-convulsivothérapie, anciennement sismothérapie), autrement nommée électrochocs, toujours pratiqués quand les troubles psychiques résistent aux psychotropes (dépression mélancolique délirante, état maniaque, délire paranoïaque, bouffée délirante et quelques autres).

4. Traiter le patient comme un insecte, ou comme un misérable tas de molécules.

Georges Canguilhem dans Qu’est-ce que la psychologie ?(20) se réfère malicieusement à Nietzsche qui propose de faire une psychologie du psychologue. « (…) Nietzsche, esquissant la psychologie du psychologue au XIXe siècle, écrit : “Nous, psychologues de l’avenir (…), nous considérons presque comme un signe de dégénérescence l’instrument qui veut se connaître lui-même, nous sommes les instruments de la connaissance et nous voudrions avoir toute la naïveté et la précision d’un instrument, donc nous ne devons pas nous analyser nous-mêmes, nous connaître”(21). Étonnant malentendu et combien révélateur! Le psychologue ne veut être qu’un instrument, sans chercher à savoir de qui ou de quoi il est l’instrument (…)».

Et si nous traitions le psychiatre à son tour comme un insecte ?

Étonnante prémonition de ce maître en épistémologie : il n’y a qu’à remplacer le mot psychologues par le mot psychiatres pour avoir sur ceux-ci un jugement d’une pertinence aigüe. Poursuivons la lecture. Il entreprend un « (…) embryon de psychologie du testeur. La défense du testé c’est la répugnance à se voir traité comme un insecte, par un homme à qui il ne reconnaît aucune autorité pour lui dire ce qu’il est et ce qu’il doit faire. {“Traiter comme un insecte”, le mot est de Stendhal qui l’emprunte à Cuvier(22). Et si nous traitions le psychologue comme un insecte ; si nous appliquions, par exemple, au morne et insipide Kinsey la recommandation de Stendhal ? »}. Et si nous traitions le psychiatre-testeur comme un insecte ? Qui sera à la place du morne et insipide Kinsey ?

TCC et simples névroses

Désormais, la chimiothérapie, le tout-psychotrope, est le seul horizon thérapeutique, assorti de méthodes inspirées des T.C.C. Les thérapies cognitives et comportementales sont peut-être de quelque utilité dans le sevrage tabagique ou dans le traitement de l’arachnophobie(23), mais on peut fortement douter de leur quelconque efficacité dans le domaine des maladies mentales ou même des « simples » névroses. C’est pourquoi je n’en parlerai pas ici.

tératologie épistémologique

Au nom d’une simplification, d’une clarification, d’une unification, le DSM III va effectuer cet acte qui relève de la tératologie(24) épistémologique en séparant le regard clinique de la compréhension étiologique, c’est à dire de la relation causale entre la nature du trouble ou de la maladie et ses manifestations dans les signes observables.

mise en rapport des signes cliniques et des causes

Si l’étiologie est la recherche des causes de la maladie, la mise en rapport des signes cliniques et des causes qui les provoquent, la psychanalyse dispose d’une étiologie des névroses, puisqu’elle en propose une psychogenèse par une théorie de la relation conflictuelle des instances psychiques, nourrie de l’histoire familiale et d’événements perturbateurs survenant au cours de l’enfance de chaque sujet. Le sujet névrosé se distingue très nettement du sujet psychotique : il peut converser assez tranquillement avec le thérapeute de ses difficultés existentielles, tandis que le psychotique est agité, et envahi par son délire hallucinatoire. Mais les « cases » de la nosographie psychanalytique ne sont pas figées et il faut ici se garder de tout dogmatisme nosologique : dans leur évolution, le névrosé peut entrer dans des crises hallucinatoires aigües alors que le psychotique qui s’est chronicisé ne laisse plus apparaître que des symptômes qu’on pourrait prendre pour ceux d’un névrosé lambda.

psychogenèse, organogenèse, sociogenèse

Cette psychogenèse psychanalytique se trouve en concurrence avec une organogenèse des psychoses qui enracine dans le cerveau leur origine et leur cause. Le courant antipsychiatrique qui s’est développé en particulier aux USA, en Angleterre, en Italie et en France, enracine dans des causes sociales la compréhension des troubles psychiques, dans l’interaction entre les sujets et un milieu perturbant. Une bataille féroce s’est livrée à l’intérieur de ce triangle psychogenèse, organogenèse, sociogenèse.

traiter les troubles mentaux dans une perspective symptomatique

Avec la découverte puis avec l’emploi systématique des psychotropes, la question de la psychogenèse des maladies ainsi soignées ne se pose plus. Les psychotropes modifient la chimie cérébrale : ils sont utilisés comme moyens thérapeutiques pour traiter les troubles mentaux dans une perspective symptomatique. En aucune manière, ils n’ont d’effets sur les causes des troubles psychiques[C’est nous qui soulignons]. Leur irruption et leur succès dans le traitement des maladies mentales sont le fruit du hasard et pas du tout d’une recherche fondée sur une hypothèse neurobiologique. Ainsi en a-t-il été par exemple de la découverte du lithium(25). Comme à Byzance au VIIIème. et IXème. siècles où iconoclastes et iconodoules se déchiraient, ce monde se divise en chimiâtres, adulateurs du tout chimiothérapeutique, et chimi-athées, avec, entre les deux, toutes les nuances. Ils ont chacun leurs croyances sur l’étiologie des maladies et adulent ou rejettent les molécules miraculeuses en fonction de celles-ci. Ces croyances pourraient être ce que Georges Canguilhem nomme des « idéologies scientifiques (26) », sortes de proto-science,[Nous soulignons] c’est-à-dire science qui n’est pas encore arrivée à maturité, qui prend son modèle sur une science déjà constituée, mais qui du fait qu’elle n’appréhende pas son objet dans sa spécificité a un fondement mal assuré et utilise des méthodes approximatives qui en retour légitiment les pratiques sociales et l’ordre politique et économique.

neurogenèse des maladies mentales : encore à venir

Il est cependant difficile ici de les examiner à la lumière de ce concept-outil car… elles n’existent purement et simplement pas en tant que doctrines un tant soit peu constituées. Les neurosciences peinent à trouver dans le cerveau les causes des maladies sur lesquelles ces molécules sont actives sans qu’on puisse aujourd’hui encore comprendre pourquoi. Cette neurogenèse des maladies mentales reste encore à venir(27), pour autant qu’elle le puisse. Voilà qui doit limiter les prétentions, sinon les ambitions des neurobiologistes et des psychiatres qui, sur le terrain de la clinique, s’y référent dans un acte de croyance. Ces praticiens de terrain qui usent et abusent de cette référence et de cette croyance, ramènent leurs patients à n’être qu’un misérable tas de molécules. Ils devraient lire et méditer le rapport de Jean-Claude Ameisen, cité ici (dans la note 24) et en particulier ce passage :
« … l’identification des cas où le destin serait inscrit de manière inéluctable dans les gènes, quels que soient l’environnement et les modes de vie, est peut-être moins évidente que l’on a l’habitude de le croire. Autrement dit, il n’est pas impossible que le fatalisme avec lequel nous traitons les personnes qui développent certaines maladies ne constitue pas dans certains cas une prophétie auto-réalisatrice : croyant que rien dans l’environnement ne peut changer leur destin, nous ne nous préoccupons peut-être pas assez de leur environnement, le premier environnement, pour l’être humain, étant la présence des autres, et les modalités de relation avec les autres. » (p.33)

5. Une véritable farandole de molécules

un grand-huit de médicaments, une kyrielle d’effets non souhaités : de la dégradation somatique à la destruction de la subjectivité.

à terme inefficace

En revanche, l’usage désormais systématique et très largement pratiqué de ces molécules pose plusieurs ordres de problèmes. Si les médicaments sont assez efficaces dans la plupart des cas pour effacer, ou du moins atténuer les symptômes, dépression, anxiété ou délire, l’administration au long cours de traitements chimio-thérapeutiques s’avère au bout d’un certain temps inefficace, quand s’installe une chronicité de la maladie, véritable démenti à la supposée efficacité des molécules chimiques et à leur toute puissance.

les malades

Les malades, regroupés ou non en associations d’usagers de la psychiatrie, – ou d’anciens usagers –, de plus en plus puissantes et présentes dans les instances des institutions de soins et de réflexion sur la santé mentale, s’auto-soignent, en se médiquant ou au contraire en se sevrant, ou en pratiquant toutes sortes de médecines parallèles. Ceux qui ne sont pas parvenus à se prendre en charge eux-mêmes, sont plongés dans l’errance. Nous en croisons parfois, sans le savoir, à l’abandon sous un porche ou sur un quai de métro, obscurs SDF dépressifs ou psychotiques, abandonnés de tous et dans les marges de la société et de la santé mentale, quand ils ne se suicident pas purement et simplement. Quand aurons nous enfin de véritables et sérieuses études statistiques sur les laissés-pour-compte de la psychiatrie, en particuliers les suicidés, comptabilisés aux États-Unis dans la catégorie des « personnes disparues » ? Chaque année, près de 10 500 personnes meurent par suicide, soit 3 fois plus que par accidents de la circulation. En France, environ 220 000 tentatives de suicide sont prises en charge par les Urgences hospitalières(28).

graves dégâts par l’accumulation des molécules ingérées

D’autre part, au plus près des préoccupations thérapeutiques, c’est-à-dire des soins, le tout chimiothérapeutique, produit de graves dégâts par l’accumulation des molécules ingérées. On pourrait parler ici, en paraphrasant la carte des desserts de certains restaurants, d’une véritable farandole des molécules. La chose prêterait à sourire si elle n’était pas tragique. Le tableau est quasiment apocalyptique.

effets indésirables

Je parle ici de la diversité et de l’importance des effets indésirables comme le disent les notices des laboratoires pharmaceutiques, appelés parfois « effets non souhaités » avec un extraordinaire humour involontaire. Si l’on s’en tient aux médicaments les plus fréquemment administrés, que sont les anxiolytiques, les anti dépresseurs, et immédiatement derrière, les anti-psychotiques qui arrivent en tête du palmarès, voici la liste de ces effets : dessèchement buccal, hyper sudation, démangeaisons cutanées, perte de la libido et impuissance, perte de la faim, perte de poids, troubles visuels, chutes de cheveux, insomnies, développement d’un parkinson (dyskinésies, hyper-kinésies), perte de la vigilance, perturbation de l’activité motrice, troubles de la thyroïde.

Tous ces troubles somatiques vont bien sûr être à leur tour soignés, pour autant qu’il puissent l’être efficacement. D’où de nouvelles prescriptions de médicaments complémentaires. Et d’autres médicaments encore pour protéger l’appareil digestif de leurs effets. Curieusement, on ne pense pas à ce qu’on nommait jadis les émonctoires, comme le foie ou la rate, qui permettent de filtrer et d’éliminer. Mais qui, intoxiqués, sursaturés, ne remplissent plus leur fonction. D’où de redoutables effets collatéraux comme on dit dans le vocabulaire militaire : surpoids, intoxication, problèmes d’articulations, de colonne vertébrale, etc. La thyroïde peut être atteinte et ses fonctions déséquilibrées voire annihilées.

c’est le psychisme lui-même qui est attaqué

De plus, ces antidépresseurs, anxiolytiques, et autres antipsychotiques ne se contentent pas de dégrader le corps des malades. C’est le psychisme lui-même qui est attaqué : ils peuvent produire des renforcements des symptômes qu’ils sont censés soigner comme le développement d’angoisses paniques, qui seront à leur tour traitées par les psychiatres, transportés en une véritable hubris, comme sur un grand-huit de fête foraine thérapeutique qui les emporte dans une fuite en avant. D’où un nouveau renforcement des nouveaux « effets non souhaités », et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps ou jusqu’à ce que déchéance ou mort s’ensuive.

effacement du sujet même

En effet, ces « effets non souhaités » ne se limitent pas au domaine somatique. C’est l’intégrité de la personne, l’intimité de la subjectivité qui est atteinte. Les fonctions intellectuelles sont affectées : le plus souvent c’est la mémoire qui est dégradée en premier, voire totalement « blanchie ». Le langage se défait, jusqu’à ne plus pouvoir qu’ânonner : il devient difficile d’articuler une idée, encore plus d’en articuler deux ensemble, pour soi comme pour autrui. Disparition du langage mais aussi des idées. Il devient difficile de décider, de choisir : l’activité volontaire est atteinte comme la possibilité de se projeter dans le futur, même le plus immédiat. Il n’est pas exagéré de dire que c’est le sujet, dans son intimité et celles des fonctions qui supportent la subjectivité qui est atteint, molesté, dégradé, détruit. Jusqu’à ne plus pouvoir exister comme sujet et à connaître une errance intérieure dans les confins des territoires où l’esprit se perd. « Camisole chimique » n’est pas une vaine expression. Un faible rayon de lumière, une prise de conscience peut survenir : la personne ainsi atteinte, sans être suicidaire, peut souhaiter la fin. Le miracle d’un sursaut peut se produire : c’est alors une course au sevrage afin d’être débarrassé de cette vertigineuse fuite en avant dans les symptômes morbides et leurs traitements. Mais ce n’est pas sans risque : c’est jouer véritablement avec la fortune, bonne ou mauvaise, en risquant les « effets rebonds », c’est-à-dire la production décuplée de symptômes d’angoisse panique, de dépression ou d’états maniaques, du fait de l’arrêt soudain des médicaments. De cette loterie, on n’en sort pas toujours gagnant.

du jour au lendemain abusivement étiqueté

C’est ainsi qu’un nombre considérable de personnes se retrouvent, à leur plus grande surprise, du jour au lendemain, étiquetées psychotiques, ou plutôt, pour parler le langage actuel, bipolaires, ou bien, nouvelle pathologie qui fait fureur chez les psychiatres, TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité), et « soignées » comme telles. Comment cela se peut-il ? Et pourquoi ?

Deux ordres de cause se conjuguent

D’une part, les exigences institutionnelles obligent l’inscription du malade dans la grille nosographique. En France, pour que les patients soient pris en charge par la sécurité sociale, (comme aux États-Unis par les assurances privées), il doivent être identifiés quelque part dans la grille.

vous êtes bipolaire !

D’autre part, la nouvelle formation des dernières générations de psychiatres, et ce qu’ils sont devenus avec leur conviction auto-satisfaite d’être enfin « dans la science», et la paresse intellectuelle qui s’en suit quand, par métonymie, croyant voir un des traits correspondant à un syndrome, – c’est-à-dire à un ensemble complexe de symptômes congruents –, ils diagnostiquent la pathologie relative selon eux à telle ou telle case du DSM, parce qu’ils ont cru en apercevoir l’un des traits. C’est ainsi par exemple que la sanction tombe : Bipolaire !

S’appuyant sur l’ombre et les vestiges de l’autorité de l’ancien pouvoir psychiatrique, le médecin psychiatre déclare à son patient qui n’en peut mais, sur un ton péremptoire et inspiré : « Vous êtes bipolaire. Voici votre traitement. Je suis spécialiste des maladies bipolaires ! À compter de telle date, je vous propose de vous joindre au groupe de thérapie de malades bipolaires que j’anime(29). »

sur une échelle de un à dix

Quant on se contente de décrire simplement la réalité on est souvent conduit à être soupçonné de la caricaturer dans une intention de dénigrement. Pourtant la réalité est infiniment plus imaginative et dans ce domaine, infiniment plus cruelle, que le plus malicieux des auteurs de fictions, ou le plus malintentionné. Ainsi, dans certains services psychiatriques de certains hôpitaux, le lien thérapeutique entre soignants et soignés se réduit à la question quotidienne posée par l’interne au patient : « Sur une échelle de zéro à dix, comment situez-vous votre angoisse ce matin ? » Ou bien, dans le même genre : « Hier vous avez eu une permission de sortie, qu’avez-vous fait ? / Je suis allé m’installer à une terrasse de café / Avez vous ressenties des montées d’angoisses ? Pouvez vous, sur une échelle de zéro à dix en évaluer l’intensité par rapport à celles que vous avez ressentie quand vous êtes arrivé dans le service ?». On pourrait croire, si l’on cultive encore quelques illusions, que cette conversation pourrait être un des moyens d’établir une alliance thérapeutique fondée sur la relation entre le patient en souffrance et le soignant.

un travail psychique qu’aucune molécule ne remplacera

Cette relation entre le patient et le soignant constitue un rapport de collaboration de personne à personne fondée sur la confiance, construite au jour le jour et dont chaque partie prenante est responsable. Elle est basée sur une relation réciproque d’ordre affectif et sur un engagement mutuel. On comprend aisément que, pour être digne de confiance, le soignant doit faire preuve d’authenticité et de compréhension empathique, se montrer impliqué dans la prise en charge et être professionnellement compétent. Ce lien a, dans toute la médecine, et à fortiori en psychiatrie, un rôle thérapeutique essentiel en ce qu’il permet une implication positive du patient, une reprise de confiance en soi et un « travail » psychique qu’aucune molécule ne remplacera. Mais désormais, ce type de conversation n’est qu’un questionnaire dont dépendra l’éventuelle réévaluation du traitement chimique.

Monsieur Homais psychiatre

On peut aisément imaginer ce que devient le regard clinique(30) du supposé thérapeute, réduit à être un M. Homais de la distribution de molécules, obsédé par son protocole et par l’évaluation quantitative de l’angoisse de l’agitation maniaque ou des autres symptômes traumatiques. En brossant le tableau des mœurs de province dans Madame Bovary, Flaubert a fait du pharmacien Monsieur Homais un des prototypes de la bêtise : un sot prétentieux et pédant, un scientiste voltairien inefficace et couard, un être retors, méprisable et dangereux, un être mesquin et méchant que le succès enhardit. Dans cette province engoncée dans sa bêtise et son esprit étroit, seuls les médiocres peuvent réussir. Homais est un des visages du pessimisme fondamental de Flaubert. Le roman se termine sur la vision grimaçante de la sottise humaine, de l’arrivisme, de la médiocrité satisfaite.

cadrage des symptômes par une ajustement des molécules

On peut songer aussi à ce que devient l’alliance thérapeutique dans une telle relation si peu riche et si peu humaine, où le médecin n’est taraudé que par une seule préoccupation : le cadrage des symptômes par une ajustement des molécules, avec en surplomb la question obsédante : « est-il, est-elle ou non suicidaire ? » puisque le suicide est désormais une maladie soignée paraît-il avec des médicaments.

6. De la nature de l’âme : vers la fin du sujet ?

Cette question, celle de la nature de l’âme, aussi informulée soit-elle, est pourtant au cœur de toute préoccupation sérieuse ayant pour objet l’étiologie des maladies de l’âme. On l’aura compris, la psychiatrie de la chimie en fait l’économie, elle l’ignore comme elle ignore la réponse qu’elle y apporte.

chosification

Qu’elle le veuille ou non, elle réduit l’être humain à un insecte ou à un malheureux tas de molécules et au mécanisme de leur interaction, à une « chose ». Elle réalise en acte ce que Sartre a théorisé dans l’Être et le Néant à propos de la relation intersubjective : la chosification du sujet, sa réification. Les mots réification, réificateur viennent du latin Res, chose. C’est, dans le vocabulaire philosophique, une façon latinisée de désigner la chosification(31). Dans la relation intersubjective, l’un des sujets regarde et traite l’autre comme une chose. Refusant de le reconnaitre comme une subjectivité, il lui dénie toute dignité, toute capacité de se déterminer par soi-même, c’est à dire d’être l’origine et la cause du sens qu’il donne à son être et au monde dans lequel il se situe, d’être liberté. Chosifié, de Pour-Soi, le sujet est transformé en En-Soi, une entière présence à soi, immédiate, sans aucune sortie de soi vers le monde, sans aucune visée, vers autrui. Une réalité qui est là, entièrement là, seulement là. Et entièrement disponible pour autrui. Comme un légume, un caillou, un matériau inerte, un objet manufacturé ou industriellement produit. Il l’est non seulement sous l’acte réificateur du psychiatre, mais il le devient en lui-même sous l’effet des médicaments.

un légume ne souffre pas

On peut le voir dans l’expression du mépris raciste, sexiste, colonialiste, ou de classe sociale : l’autre n’existe plus comme sujet. Il est ramené à n’être qu’un exemplaire porteur des caractéristiques supposée essentielles, intemporelles et anhistoriques de sa « race », de son sexe, de sa classe sociale. C’est ce qui a lieu aussi quand la relation médicale devient un dispositif mécanique de manipulation qui gomme et fait taire la souffrance quitte à transformer cet autre qu’est le patient en légume. Un légume ne souffre pas puisqu’il n’exprime aucune souffrance. Et quand il fait du bruit avec sa bouche, ça craque, ça couine, ça articule une soupe de mots, mais ça ne dit rien qui ait du sens : un légume ne parle pas. Ou bien, l’expression de cette souffrance est ramenée à un symptôme qui vérifie la justesse du diagnostic. Même quand cette souffrance concerne des douleurs articulaires ou un dessèchement buccal extrême… dus aux surdoses de médicaments. CQFD.

chasseur d’escapistes

On peut le voir aussi dans cette anecdote particulièrement parlante. Un médecin psychiatre d’une certaine réputation a reçu à sa consultation une personne en souffrance et qui, prévenue contre ce que sont les services de psychiatrie d’aujourd’hui, refusait l’hospitalisation ? Ce « ponte » a alors déclaré à cette personne avoir reconnu en elle une « escapiste » tandis que lui, véritable Tartarin de Tarascon, se définissait comme un « chasseur d’escapistes » (sic). Tartarin explique : un, une escapiste est une personne cultivée et intelligente, et qui résiste à l’autorité du psychiatre, en particulier quand celui-ci recommande l’hospitalisation en HP pour un « meilleur suivi », c’est à dire pour avoir le patient à disposition et afin d’observer ses réactions aux médicaments. « L’escapiste est d’autant plus redoutable, – continue Tartarin –, que, cultivé et intelligent, il peut d’autant plus échapper à l’autorité du psychiatre ». Et Tartarin chasseur d’escapistes, a alors déclaré, les yeux dans les yeux, à cette personne alors rongée par l’angoisse panique qui la ravageait du matin au soir :« Vous ne m’échapperez pas ! « . Et effectivement, elle s’est retrouvée dans le service d’un des anciens élèves du chasseur à qui il avait demandé de retenir un lit. Sur le dossier médical(32) que cette personne s’est procurée à sa sortie d’hôpital, on peut lire, page après page, jour après jour : « Mme. X. est prostrée sur son lit comme les jours précédents./ Elle parle de ses angoisses. Elle est calme./ Elle ne sort pas de sa chambre. Elle devrait se rapprocher de l’équipe médicale. Traitement à réajuster. » Ceci se passe de tout commentaire. Réification.

sérotonine à re-capturer

Aujourd’hui, l’histoire du jeune Werther ou de Mme Bovary se résumerait à un article dans les colonnes des faits divers des journaux, ramenée par les psychiatres à une affaire d’exaltation maniaque d’un bipolaire en crise ou de sérotonine à re-capturer par les bonnes molécules.

l’homme bio-chimique

La même question revient, lancinante : qu’en est-il des psychiatres fascinés par les psychotropes et par la pharmacologie dans la prise en charge des maladies mentales ? Face à cette négation de la vie psychique par les théoriciens non plus de l’homme-machine(33) mais de l’homme bio-chimique, que devient le patient en tant que « sujet » ? Ne se trouve-t-il pas ruiné, anéanti ? A-t-il encore un avenir ?

l’homme cognitif objet des neurosciences

Dans une véritable défaite du sujet, l’homme cognitif objet des neurosciences a remplacé l’homme désirant et l’individualité a remplacé la subjectivité, chaque individu étant traité de façon uniforme par la même pharmacie. Fin de la singularité irréductible de la relation intersubjective du discours et de l’écoute. Dans ce monde nouveau, l’histoire récente de la psychiatrie a vu le triomphe de la pharmacologie et du comportementalisme. Georges Canguilhem se demandait si l’on verra un jour, dans la vitrine d’un libraire, parmi les autofictions, un ouvrage intitulé Autobiographie d’un ordinateur ? Le cerveau de l’homme nouveau fabriqué par le positivisme réductionniste, des neurobiologistes et des cognitivistes, ressemble à celui que fabrique le Dr. Frankenstein dans le roman de Mary Shelley.

l’homme-sujet face à l’homme neuronal

Aujourd’hui c’est le problème de la conscience qui est posé, celui de l’homme-sujet, face à l’homme neuronal, de l’homme responsable, faisant exister son « je » dans l’espace du « jeu » des déterminations multiples qui l’agissent, qu’elles soient externes, (sociales, familiales, culturelles, économiques), ou internes (neuronales ou humorales) d’où toute référence aux déterminations de l’inconscient a d’ailleurs disparu.

silence des psychiatres

Laure Murat dans son beau livre(34) sur les malades mentaux dans l’asile du XIXème. siècle, animée par une véritable passion de l’archive, a travaillé sur celles de l’hôpital Sainte-Anne et de l’hôpital de la Salpetrière, en décelant entre les lignes la parole de ceux qui ont basculé de l’opinion politique au délire morbide. Pour mesurer le passage de l’une à l’autre, il lui a fallu aller chercher cette parole, non pas dans les écrits des fous, mais dans ceux des psychiatres, avec leur vocabulaire, leur syntaxe et leur style. Ce travail de l’archive souligne-t-elle est devenu impossible dans ce qu’est devenu la psychiatrie aujourd’hui. Laure Murat explique qu’elle ne pourrait pas écrire un livre équivalent traitant des patients du temps présent : la reconnaissance du droit des usagers de la médecine, leur libre accès, – du moins en principe –, à leur dossier médical, limite considérablement ce que les psychiatres s’autorisent à écrire d’eux. Les comptes rendus d’entretien comme les feuilles journalières de surveillances sont minimalistes, écrits en style télégraphique, la plupart du temps par les membres du service, infirmières, élèves infirmières, aides-soignantes, sans être ensuite reprises par le psychiatre, pour être l’objet d’une synthèse assortie de commentaires. La psychiatrie est devenue muette et terne.

misère de la psychiatrie

Qu’aurait-elle à dire d’ailleurs quand la seule chose qui l’intéresse est de noter les variations des réactions aux molécules afin de les ajuster, en plus ou en moins, ou d’en changer jusqu’à trouver « la bonne ». Misère de la psychiatrie loin, très loin du dynamisme fondé sur l’apport de Freud, dans la première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, il ne s’agit plus à l’hôpital d’écouter la plainte de ceux qui s’y sont égarés à chercher secours, asile ou hospitalité. Il s’agit encore moins d’entendre et de laisser parler le délire quand il s’exprime, mais d’obturer plaintes et délires par les molécules appropriées. Au risque de renforcer les symptômes, d’en produire de nouveaux, jusqu’à rendre délirants ceux qui ne l’étaient pas.

ce qui existe sous le nom de science peut être pervers et barbare

Si l’on interroge ces nouvelles archives que sont les témoignages des patients, l’intérêt est cette fois autrement centré : il ne s’agit plus du discours du psychiatre sur le patient, comme Laure Murat déplore ne plus pouvoir les rencontrer aujourd’hui, mais du patient sur le psychiatre et sur l’institution psychiatrique, constituant une véritable psychologie du psychiatre, conformément aux vues de Nietzsche : « Et si nous traitions le psychiatre-testeur comme un insecte ?… » Nous découvririons alors ce que nous savons déjà : que ce qui existe sous le nom de science peut être pervers et barbare(35).

Adieu Esquirol

On peut encore aujourd’hui se promener dans le parc de l’hôpital Esquirol, nouveau nom donné en 1973 à l’hôpital Charenton Saint Maurice. Ce fut là que Donatien Alphonse François de Sade, le Divin Marquis termina ses jours, après avoir connu l’emprisonnement et l’enfermement sous tous les régimes politiques qu’il traversa. Dans son « Postambule », par lequel se termine son livre, c’est avant tout à l’histoire de la folie et de son traitement – et bien sûr aussi à ce que le sort des aliéné(e)s dit de la société où ils vivent jusque dans notre actualité immédiate, évoquée in fine – que Laure Murat s’intéresse, en héritière critique de Michel Foucault. Elle y évoque sa visite faite à Charenton-Esquirol, lieu de relégation centralisé dans le cadre de la psychiatrie de secteur, de malades hagards, enfermés dans une sorte de salle commune jouxtant une cour au péristyle ancien, abrutis par les traitements chimiques. Dans ce parc, au centre de tous les regards, se dresse une statue d’Esquirol protégeant de son manteau un aliéné étendu à ses pieds : mémorial muet de ce que fut, dit-elle, « la période la plus brillante de la psychiatrie française ». De celle où la psychiatrie avait une âme. Est-elle désormais révolue ?

penser puis à réaliser les conditions d’une thérapie de l’âme qui soit hospitalière

Notre capacité à dénoncer et à refuser cette machine à déshumaniser suffira-t-elle à promouvoir à sa place une thérapie de l’âme encore à venir qui s’émancipe de tout modèle « médical », qui soit à l’écoute des patients, et qui fasse de cette écoute la condition même de son soin ? C’est-à-dire qui soit digne de ce que recèle de sens le nom d’hôpital, en ce qu’il désigne ce lieu qui devrait être ou qui devra être celui de l’hospitalité. Il reste à penser puis à réaliser les conditions d’une thérapie de l’âme qui soit hospitalière.


Je remercie ici celles et ceux qui par leurs témoignages, récits et documents qui m’ont été fournis, m’ont permis d’étayer descriptions et analyses sur la pratique psychiatrique hospitalière et libérale aujourd’hui. MR

Michel Rotfus
Professeur de philosophie, Paris
Membre et Administrateur de la Société internationale de l’histoire de la psychanalyse et de la psychiatrie (SIHPP),
Membre du comité de rédaction du Droit de vivre.
Collaborateur de la revue Psychologie clinique et des Cahiers Bernard Lazare.