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24 août 2013

Freud – les 7 merveilles de la pensée occidentale. Élisabeth Roudinesco

Les fils de Freud à la tâche

par Philippe Grauer

Comme les religions abrahamiques descendent toutes d’Abraham, comme leur nom l’indique, on pourrait métaphoriquement prétendre que la psychanalyse et la psychothérapie relationnelle sont toutes deux en ce sens freudiennes, ce qui n’implique nullement le nivellement de la seconde sur la première.

Élisabeth Roudinesco nous rappelle que le complexe d’Œdipe n’est pas le produit pour super marché style psychologie des familles qu’on connaît, mon petit dernier, après avoir fait ses dents et triomphé de la scarlatine va bientôt aborder son œdipe, mais nous emmène en philosophie jusqu’aux hauteurs béantes de la tragédie humaine vue par l’Occident. Œdipe inconscient Hamlet conscience coupable, dans le cadre de la psychanalyse comme philosophie, cela aurait intéressé notre Noël Salathé inventeur de la gestalt comme philosophie clinique. Le coup de génie de Freud fut tout de même en effet d’avoir extrait la psychanalyse de la médecine, et d’avoir mis à jour une nouvelle conception de la relation, que Élisabeth Roudinesco qualifie de Relation dynamique, à savoir le transfert. On peut à partir de là formuler la chose comme avoir tout simplement jeté les bases de la psychothérapie relationnelle.

Paradoxalement les grands médecins de l’époque, dont on peut avec Élisabeth Roudinesco extraire de la liste les noms de Jung et Jones, sont venus à la psychanalyse et la psychiatrie a largement bénéficié de cette influence, on pourrait même dire confluence, renouvelant radicalement l’abord de la folie. Le reflux survint avec les neuroleptiques et la conviction biologiste de psychiatres mondialisateurs grands Égalisateurs devant l’Éternel retour, heureux de retrouver leur autonomie, inconscients de leur plongée régressive dans un passé comportementaliste révolu confondu avec le modernisme médical, la folie de l’évaluation et le neuroscientisme.

Certes et heureusement la psychanalyse ne progresse pas comme la science dure qu’elle n’est pas et n’a pas à aspirer contrairement à sa vocation et nature à devenir, elle progresse comme science humaine. Elle a nous rappelle Élisabeth Roudinesco apporté des innovations fructueuses avec la psychothérapie d’enfants (Klein, Winnicott) renouvelé ses concepts avec Kohut et les psychanalystes du Self (ne pas oublier le Soi jungien) et du narcissisme (organisations limites). Nous ajoutons à son propos qu’elle a également progressé par la créativité éblouissante de Ferenczi et de plusieurs autres, les inventions de ses chercheurs dans le domaine du groupe psychothérapique depuis les années 20, les travaux de ses nombreux dissidents et latéralement les avancées de la psychologie humaniste largement inspirée par elle jusqu’à aboutir à la psychothérapie relationnelle qui constitue une nouvelle ressource de bon voisinage.

La psychothérapie de la dynamique de subjectivation et la psychanalyse non dogmatique représentent ensemble une avancée continue jusqu’à nos jours, que protègent, soutiennent et transmettent avec soin et vaillance militante des Écoles comme la nôtre, soutenues par des fédérations comme l’AFFOP des syndicats comme le PSY’G et le SNPPsy, et plus largement une institution comme le GLPR, survivant suffisamment bien à la haine dédiée à la psychanalyse et à eux-mêmes, motivée par les mêmes raisons scientifiques et idéologiques. La psychothérapie relationnelle veillera à soutenir la psychanalyse comme sa propre source et à développer la seule alternative plausible de la thérapie du dialogue au biologisme naturalisant d’une médicalisation de l’existence fondée sur le DSM et un comportementalisme neuroscientifique voguant droit vers le mur d’un 2084 à (pré-)venir.

S’il est vrai qu’à ignorer son histoire la psychanalyse actuelle s’est mise en danger vitalement, la psychothérapie relationnelle aurait intérêt à cultiver la fréquentation de sa propre histoire pour éviter le même type d’écueil. Il y a du travail pour la génération qui vient, de s’asseoir sur des bases philosophiques bien établies et de penser son histoire disciplinaire. Merci à Élisabeth Roudinesco de nous rappeler indirectement à notre devoir en nous relatant avec une belle intelligence les éléments d’une histoire qui nous appartient tout aussi bien.


Élisabeth Roudinesco

L E S S E P T M E R V E I L L E S D E L A P E N S É E O C C I D E N T A L E – F R E U D

“Faute de pouvoir voir clair, nous voulons, à tout le moins, voir clairement les obscurités”

23 AOÛT 2013
Le Figaro Magazine

le libérateur de l’intime

Cet été Le Figaro Magazine vous propose de découvrir ou de redécouvrir sept génies de la pensée occidentale. Après Nietzsche, nous concluons notre série avec Freud, évoqué par l’historienne Élisabeth Roudinesco.

Directrice de recherche à l’université Paris VII-Diderot, biographe de Jacques Lacan, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur l’histoire de la psychanalyse, de la philosophie, du judaïsme et de la Révolution française. Répondant aux critiques contre Freud, elle a publié Mais pourquoi tant de haine ? Seuil, 2010.

Qu’est-ce qui a fait prendre son envol à Sigmund Freud ?

Élisabeth Roudinesco – À la fin du XIXe siècle, époque où l’on se penchait sur les problèmes de l’hystérie, tous les savants s’interrogeaient sur l’inconscient et la sexualité. Freud s’est donc longtemps cantonné à la physiologie, pensant que les problèmes psychiques, particulièrement les névroses, ne relevaient pas de la folie, mais qu’elles avaient pour cause majeure un traumatisme réel d’enfance, autrement dit un abus sexuel commis par un adulte sur l’enfant. Bien que largement partagée, cette thèse trop systématique est fausse, et Freud y renonce, son coup de génie étant de sortir de la médecine. Lui qui est physiologiste et chercheur décide de ramener tous nos problèmes névrotiques aux tragédies grecques, et donc, au fond, à un passé glorieux.

une dimension philosophique de type platonicien par la théorisation de l’idée du désir

La sexualité humaine n’est plus la description d’une activité fonctionnelle, elle devient la libido, l’éros, Freud lui conférant une dimension philosophique de type platonicien par la théorisation de l’idée du désir. Nous sommes des êtres désirants, héritiers d’un théâtre antique occidental, mais dont les ressorts fonctionnent pareillement dans les autres civilisations : on retrouve les équivalents des mythes grecs par delà les mers jusqu’au Japon. Freud devient anthropologue de nos sociétés, d’où son considérable succès. La deuxième étape est L’Interprétation du rêve, livre publié fin 1899, mais daté de 1900, Freud voulant l’ancrer dans le nouveau siècle, car il va changer le paradigme d’une pratique pourtant assez courante à l’époque. À la grande différence des autres récits de rêves, cet ouvrage ressemble à un roman en abyme, stupéfiant tout le monde : en donnant une interprétation jusqu’ici inconnue aux actes de la vie quotidienne, il va drainer vers Freud les grands médecins qui s’intéressent aux maladies psychiques, comme Carl Gustav Jung ou Ernest Jones.

une voie qui sort de la description médicale et du nihilisme thérapeutique

Freud trace une voie qui sort de la description médicale et du nihilisme thérapeutique : constater et ne rien faire. Il invente la Relation dynamique : le transfert du patient vers le thérapeute et, surtout, la cure par la parole. Personne avant lui ne l’avait formalisée ni mise en pratique, alors que la société y était prête. C’était la Belle Époque, celle de Proust et d’une Bourgeoisie oisive qui s’interrogeait sur elle-même, jusqu’à la Grande Guerre qui allait sonner le glas des dynasties royales et impériales. Freud amène la tragédie d’Œdipe, alors que la famille bourgeoise est en pleine refonte et que les femmes s’émancipent. Il met en cause la morale traditionnelle, le puritanisme familial ainsi que les Églises, ce qui lui vaudra l’hostilité de la droite, mais aussi celle de la gauche, car s’il est pour un nouvel ordre libéral, il n’est pas pour autant un libertaire ou un hédoniste. Il est partisan de la liberté sexuelle, de la contraception et de la liberté de choix des jeunes gens quant au mariage, mais considère que laisser trop libre cours aux instincts et au principe de plaisir chez les individus ne peut qu’aboutir à la catastrophe. Autrement dit, il est pour une sexualité bien tempérée, à la fois émancipateur et homme des Lumières, mais en conservateur éclairé. Sa conception des religions est, quant à elle, de type culturel : il s’y intéresse comme à des mythes. On conçoit donc que les rabbins et l’Église lui en veuillent.

Il se considère lui-même comme « la troisième humiliation de l’humanité »…

Exactement. Il va bâtir une théorie de lui-même en s’identifiant à Copernic et à Darwin, qui ont montré les limites de la position de l’humanité par rapport au cosmos et aux origines animales : les deux premières humiliations… Son travail sur le psychisme équivaut à une troisième humiliation, une révolution en même temps qu’une découverte, d’où sa référence personnelle aux conquérants et aux grands hommes tels que Christophe Colomb ou Napoléon. Freud a une très haute idée de lui-même. Et de fait, il y a quelque chose d’un messianisme dans les débuts de la psychanalyse, avec des disciples qui se réunissent autour d’une table, persuadés qu’ils sont de leur vocation à changer le monde par le biais de l’intime: la psychanalyse libérera l’individu grâce à l’exploration de soi-même. On va transformer le sujet, tout comme les marxistes ont rêvé de révolutionner la gouvernance de la planète. Le principe de Freud aura des conséquences majeures en matière sociétale.

Ce qui lui confère une certaine dimension politique…

Oui. Même s’il n’est pas directement issu du politique, le concept de psychanalyse ne peut s’instaurer que dans les États de droit. Plus les sociétés sont démocratiques et individualistes, plus le sujet peut s’interroger sur lui-même. À l’inverse, la psychanalyse a fait l’objet d’une répression de la part des dictatures : par les nazis comme « science juive », par le système stalinien comme « science bourgeoise». Les caudillismes latinos n’ont pas complètement supprimé les associations, mais pour ne pas collaborer en fournissant des renseignements sur leurs patients, nombre de psychanalystes ont dû émigrer. Les régimes de type théocratique, particulièrement islamiques, considèrent quant à eux que les problèmes psychiques doivent se régler dans la famille. Parler hors de sa tribu, hors de Dieu, aboutit donc au fait métaphorique que l’on ne peut analyser les femmes voilées…Si la psychiatrie biologique est installée dans les nations musulmanes, la psychanalyse ne peut s’y développer qu’en groupuscules. Elle est donc un phénomène planétaire, mais tributaire de la démocratie. Témoin le Japon, où l’œuvre de Freud est traduite très tôt.

Et Freud lui-même, comment le définiriez-vous politiquement ?

Comme un adepte de la monarchie constitutionnelle. Dans Totem et tabou, l’un de ses plus grands livres, il expose que lorsque le pouvoir devient trop puissant, il faut supprimer le tyran pour mieux réinstaurer la loi, autrement dit se réconcilier avec la figure de celui que l’on a tué. À son sens, le régicide est utile et nécessaire à condition de rétablir une monarchie dont les pouvoirs seront modérés par des contrepouvoirs.

se réconcilier avec la figure de celui qu’on a tué

C’est ainsi qu’il admire Cromwell et n’éprouve que de l’aversion pour la Révolution française, qui trancha définitivement la tête de son souverain. La monarchie constitutionnelle anglaise l’attire parce qu’elle est un moi puritain qui fonde la civilisation, tandis que la république, à ses yeux, procède essentiellement de la libido.

Sigmund Freud (1856-1939)

À lire : Les Editions Payot ont publié Freud dès 1921. Disponibles en « Petite Bibliothèque Payot » :
Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique
Psychopathologie de la vie quotidienne
Totem et tabou
Introduction à la psychanalyse
Essais de psychanalyse
Le Président T. W. Wilson. Portrait psychologique
Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie
Mémoire, souvenirs, oublis.

Nouvelles publications 2012-2013, dans une traduction inédite :
L’Inconscient
Trois mécanismes de défense
Pulsions et destins des pulsions
Névrose et psychose (en librairie le 9 octobre).

À lire également : Stefan Zweig – Sigmund Freud, Correspondance, Payot-Rivages, 2012.

Si la tragédie d’Œdipe est une référence majeure, pourquoi vous défiez-vous du complexe du même nom ?

C’est la psychologisation que je n’aime pas, dans la mesure où Freud viole objectivement la tragédie en ne tenant pas compte du fait que le meurtre du père s’est opéré en toute inconscience : Œdipe ignore son lien de parenté avec Laïos, de même qu’il épouse Jocaste parce que la sauvegarde de Thèbes l’impose, et qu’il couche avec elle sans désir, sans savoir qu’elle est sa mère. Œdipe est la tragédie du destin de la Grèce, c’est pourquoi les antiquisants n’ont guère apprécié l’approche de Freud. Œdipe n’étant pour rien dans ce qui lui arrive, il incarne en vérité l’inconscient. Lorsque Freud estimera en 1897 devoir faire le parallèle entre la tragédie antique et le drame shakespearien de Hamlet, héritier du trône du Danemark incapable de venger son père assassiné par son oncle Claudius qui a usurpé le pouvoir, on ne pourra admettre l’identité de destin des deux héros qu’à condition de reconnaître que l’un est l’inconscient, et l’autre, la conscience coupable. Le mécanisme, alors, fonctionne.

un penseur pour écrivains et pour philosophes, et non pour psychologues

Pour autant, je récuse le fait que cette magistrale affaire de princes et de rois soit devenue, selon le sexe, « bébé a envie de coucher avec maman ou avec papa ». Freud n’a jamais écrit de texte sur le complexe d’Œdipe alors qu’il y était très attaché. Or, en devenant un système interprétatif psychologique, ce trop fameux complexe a d’une certaine façon tué la psychanalyse. Je revendique donc l’idée pour Freud de nous avoir replacés dans deux tragédies de l’Occident, et non pas dans la petite psychologie des familles. En ce sens, il est un penseur pour écrivains et pour philosophes, et non pour psychologues.

Y a-t-il eu des progrès par rapport à son travail ?

La psychanalyse étant d’abord une philosophie, on ne saurait parler de progrès au sens scientifique, comme en médecine, par exemple. Personne à ce jour ne peut dire que l’on ai trouvé la cause organique permettant de guérir les maladies psychiques. Dès lors, il faut une certaine humilité : la cure par la parole apporte une dynamique. Lorsque quelqu’un ne peut pas s’exprimer, il a de plus en plus mal. Jung et ses disciples ont élargi le champ d’études de Freud, jusque là cantonné aux névroses, en s’intéressant à la folie. Sans être faite pour cela, la psychanalyse a apporté un grand mieux être, la chimie seule n’étant pas créatrice de relation subjective. L’autre apport a été la psychanalyse des enfants, notamment avec Mélanie Klein. Et puis les grands interprètes des années 60, notamment Heinz Kohut aux États-Unis, se sont intéressés au self, la représentation de soi. Dans une société démocratique où la sexualité est autorisée, les troubles dits narcissiques ont fait l’objet de multiples études.

Pour autant, Freud a été vivement contesté au cours des dernières décennies. Pourquoi tant de haine à son encontre ?

Elle s’amorce en vérité dès 1905, à la suite de la publication des Trois essais sur la théorie sexuelle, qui agacent les neurologues et les psychiatres. Cinq ans plus tard, Freud n’est plus seulement hors de la science, il devient l’ennemi de la civilisation dès lors qu’il nous autorise tous à devenir des sujets sexuels. Telle n’est évidemment pas sa doctrine, mais les Églises s’enflamment contre ce monstre qui libère la femme du foyer – lui, le judéo chrétien qui pratique l’abstinence… À cela s’ajoute la haine nationaliste, qui voit dans la psychanalyse une subversion de la notion de souveraineté, pour établir un pansexualisme généralisé attentant à l’idée du père.

Pour les pays du sud, Freud est alors un dégénéré allemand, et un dégénéré latin pour les pays scandinaves. La psychanalyse étant une internationale, l’accusation de science juive suivra tout naturellement. Mais ce n’est pas fini, car, à partir de 1945, avec l’arrivée massive des médicaments, la science ne voit plus en Freud qu’un escroc, dès lors qu’elle estime pouvoir tout guérir avec les drogues. Et de fait, l’expansion de la chimie va vider les asiles. Au cours des deux dernières décennies, le révisionnisme à l’encontre de Freud s’est d’autant plus développé que les psychanalystes sont devenus porteurs d’un dogmatisme sur le mode : « Freud est un génie, taisez vous ! » Ils réfutent toute critique historique, par exemple, le fait qu’il ait accepté qu’Ernest Jones collabore avec les nazis en 1935.

années 90 Freud bashing aux États-Unis

Le « Freud bashing » bat son plein aux États-Unis dans les années 90, époque où s’établit une légende noire à la place de la légende rose. Freud se métamorphose en un incestueux qui couche avec sa belle-sœur, qui massacre psychologiquement sa famille, etc. Du révisionnisme classique, on est passé à la destruction. Michel Onfray, épigone français de ce mouvement, ajoutera un tissu supplémentaire, comme le fait que Freud aurait mis enceinte sa belle-sœur alors qu’elle avait 58 ans, ou bien encore des sœurs déportées à Auschwitz et dialoguant avec le commandant du camp, Rudolf Höss, alors qu’elles étaient en réalité à Treblinka, etc. On est allé tellement loin dans l’outrance et l’erreur que ce courant est désormais à bout de souffle.

Freud passé à la postérité quid des psychanalystes s’étant exclus de leur propre histoire ?

Les psychanalystes, quant à eux, ont pris conscience qu’en s’étant exclus de leur propre histoire, ils ont été incapables de réagir. Nous sommes donc face à une crise radicale, à commencer par celle de la psychanalyse, qui a à méditer et à reconquérir sa propre histoire. Reste ceci : ici et maintenant, le balancier de l’Histoire a rendu son génie à Freud, en le tempérant de ses propres ombres. Le voici définitivement passé à la postérité comme l’un des grands penseurs de l’Occident. Et c’est justice.