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Par Philippe Grauer
Fehti Benslama remarque judicieusement : »Les psychanalystes ne sont certes pas sans responsabilités dans les attaques dont leur discipline fait l’objet en ce moment. Mais quelle est la discipline où il n’y a pas eu des erreurs ?«
Puis on passe à autre chose. Or le sottisier psychanalytique depuis des décennies s’est enrichi assez pour exaspérer légitimement les parents d’autistes, ce que des tenants du néo scientisme qui tient l’université en sciences humaines incontestablement, et particulièrement en psychologie, ont intelligemment utilisé c’est de bonne guerre scientifique et idéologique puisque les deux se trouvent conjoints, avec peut-être un zest de laboratoire pharmaceutique pour donner du goût.
Tout ce qu’avancent nos chers collègues et éminents professeurs est exact, comme il est exact qu’ils ne poussent pas jusqu’à une analyse critique de l’institution psychanalytique, de son discours, de ses dérives, de ses pratiques, ce qui pourrait se considérer de leur responsabilité universitaire précisément.
Roland Gori admet qu’effectivement la pratique psychanalytique est évaluable, encore souligne-t-il à juste
Tout de même la psychanalyse, à force d’arrogance et de mépris tous azimuts, a compromis elle-même la position privilégiée qui était la sienne dans notre pays. À force d’avoir visé l’honorabilité psychologique – et exercé un pouvoir bénéfique en psychiatrie– , au cours de son reflux dû notamment au fait que psychologie et psychiatrie se sont décolonisées de son influence, elle a perdu une partie de son âme. Oui cette grande discipline qui a révolutionné le paysage intellectuel occidental et mondial, se donne à voir comme une institution lézardée en corporatismes, affublée de dogmatismes, avec des mandarins du Manifeste qui se prétendent les nouveaux sans-papier, sans rire, une discipline en train d’oublier sa mission d’empêcheuse de conformismes et sa fertilité intrinsèque comme science humaine. Dommage pour tout le monde.
Bien entendu il existe d’excellents psychanalystes, qui ne se contentent pas de séances à cinq minutes pour plus de cinq euros, ni de répondre en langue de bois quand on évoque les problèmes d’ouverture sur autre chose que soi-même, et d’évolution de la société et de la recherche. Il en existe assez pour pouvoir procéder à un bilan d’inventaire et repartir du bon pied, du côté de l’intégratif et de la multiréférentialité que nous connaissons bien, dans un monde qui à la fois a besoin du message et l’abordera toujours en résistance et selon de nouveaux chemins, normalement quoi.
Relevons au passage qu’il n’y a pas que les cognitivistes dont il faille prendre en considération le message, loin de là, car en l’occurrence leur recherche demeure contradictoire et idéologiquement antagoniste au courant psychodynamique, et le DSM mérite de se voir profondément controversé, mais d’abord leurs opposants de toujours de la gestalt-thérapie, se référant au concept de champ, souvent déjà emprunté incognito par des chercheurs de la mouvance psychanalytique (Stern, Ferro). À quoi ajouter pour mémoire les chercheurs et praticiens œuvrant dans le champ du groupe psychothérapique intégratif ou multiréférentiel, ceux de la dynamique psychocorporelle, et encore d’autres écoles alternatives de la psychothérapie relationnelle, issue de la psychologie humaniste. Cela représente beaucoup de monde dont nos psychanalystes se sont depuis des décennies coupés du dialogue et de la ressource.
Pour notre part nous autres les psychopraticiens relationnels chassés de notre nom par ces mêmes psychanalystes qui se plaignent de ce qui leur arrive alors qu’au temps de la bataille des charlatans ils s’indifféraient en psychologues (et psychiatres) corporatistes de ce qui nous arrivait à leur bénéfice et sur leur demande (1) nous poursuivons notre politique d’alliance avec les seuls autres collègues du carré psy qui s’occupent de prendre le temps qu’il faut pour faire en sorte que l’histoire de celui qui va voir quelqu’un prenne consistance et sens, des seuls qui s’occupent du processus de subjectivation.
Nous ne participons ordinairement pas à la galère des psychiatres psychanalystes hospitaliers mais restons solidaires du sort de la psychiatrie aux prises avec le sécuritarisme et avons soutenu le professeur Delion, qui pratique une psychiatrie d’inspiration psychanalytique et l’enveloppement humide, une méthode psychocorporelle comme nous nous en connaissons tant, et qui soutient la psychothérapie institutionnelle, un courant dont nous sommes pour une part importante issus. Refoulés dans les ténèbres extérieures à la médecine et à la médicalisation de l’existence (l’expression est de Roland Gori) nous voici à occuper la zone propice alternative dite d’extraterritorialité qui fut le privilège de la psychanalyse. Prenons garde un jour de ne pas subir le même sort.
Pour l’instant nous ne risquons rien de côté-là, on en reparlera peut-être d’ici trente ans si, trop reconnus, nos successeurs de la génération suivante se mettent à adopter – ce qu’à Dieu ne plaise – la stratégie de l’ignorance de l’autre. Mais l’Histoire fort heureusement, comme le soulignent les chinois à propos de l’avenir, restant la seule chose que l’on ne puisse prévoir, nous avons de la marge, surtout si l’on pense avec J.-M. Keynes, l’économiste, que l’inévitable n’arrive jamais, c’est toujours l’inattendu qui se produit(2).
Rappel des faits
Le 8 mars, la Haute autorité de Santé (HAS) a rendu public un rapport sur le traitement de l’autisme, préconisant le recours aux méthodes comportementales, au détriment des approches psychanalytiques, qualifiées de non consensuelles.
Le sujet délicat de l’autisme a-t-il été insidieusement investi d’une autre bataille, celle que mènent les tenants des thérapies cognitives et comportementales (TCC) contre la démarche psychanalytique ? En 2004, un rapport de l’Inserm concluant
à la meilleure efficacité des TCC dans le traitement des troubles mentaux avait déjà fait polémique. En effet, comment imposer les mêmes critères d’évaluation à des pratiques aux finalités si différentes ?
De manière générale, alors que les TCC visent la réduction d’un symptôme, la psychanalyse propose d’en rechercher le sens. Elle ouvre donc sur une véritable quête intellectuelle, dont la préservation, au-delà des questionnements légitimes sur son apport face à telle ou telle problématique, est un enjeu de civilisation.
Comment analysez-vous l’intensité des réactions, le caractère très passionnel du débat autour du rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) jugeant la psychanalyse « non pertinente » dans le traitement de l’autisme ?
Marie-Noëlle Clément. La plupart de ceux qui prennent la parole dans les médias sur ce sujet ne sont pas eux-mêmes des thérapeutes d’enfants autistes, et ils ont une vision plus idéologique que clinique des enjeux du débat. Des psychanalystes partent en croisade pour sauver la psychanalyse qu’ils sentent attaquée, et la discussion sur la pertinence de l’approche psychanalytique dans l’autisme devient un débat sur la liberté de penser et la place de la psychanalyse. Pourtant la HAS ne s’est pas positionnée sur ce point ! La psychanalyse est totalement intégrée à notre culture et reconnue comme moyen de comprendre, d’explorer et de traiter. Le débat actuel a quitté la sphère de l’intérêt des patients pour devenir un affrontement où tous les coups sont permis, de part et d’autre, avec beaucoup de caricature et de méconnaissance du travail respectif de chacun. Mais dans les institutions où nous soignons au quotidien des enfants autistes, l’abord idéologique du problème nous détourne de la réflexion sur nos pratiques cliniques.
Fethi Benslama (1). Les psychanalystes ne sont certes pas sans responsabilités dans les attaques dont leur discipline fait l’objet en ce moment. Mais quelle est la discipline où il n’y a pas eu des erreurs ? Ce à quoi nous assistons, c’est à l’instrumentalisation de la Haute autorité de Santé (HAS) par une fraction très radicale de la psychologie cognitive et de la rééducation qui veut l’extermination de la psychanalyse d’une manière générale. Dans ce débat sur le traitement de l’autisme où n’existe aucune certitude, la HAS aurait dû jouer un rôle d’instigateur de véritables recherches d’évaluation. Or, nous constatons un fonctionnement à l’exclusion.
Roland Gori (2). La proximité des échéances électorales contribue à l’instauration d’un climat un peu passionnel, avec des réactions disproportionnées sur un certain nombre de sujets sensibles. Cela étant, il y a plusieurs raisons directes à la teneur passionnelle du débat autour de l’autisme. En premier lieu, c’est que le problème de l’autisme est présenté depuis quelque temps comme un enjeu de santé publique. En procédant ainsi, les réponses sont déjà dans les questions. La psychanalyse a historiquement émergé en opposition à la médecine positiviste et hygiéniste du XIXe siècle. La rationalité médicale et sanitaire fait aujourd’hui un retour en force au sein de la psychiatrie et en psychologie. La composition et les évaluations sanitaires de la commission de la HAS n’allaient pas favoriser les approches humanistes et sociales des souffrances, qu’elles soient psychiques ou organiques. Certains chercheurs avancent des causes génétiques aux syndromes autistiques. C’est possible. Mais ce n’est pas parce qu’une souffrance donnée serait d’origine organique qu’elle devrait exclure des pratiques de soins psychiques.
En deuxième lieu, la décision a été prise sous la pression de lobbys fortement mobilisés, en particulier de certaines associations de familles d’enfants autistes, exploitant habilement la médiatisation de conflits épistémologiques et idéologiques. Pour les diagnostics et les traitements de certaines pathologies, le soupçon que l’industrie pharmaceutique influence le choix des experts est récurrent. C’est le cas dans une psychiatrie très médicalisée sous la tutelle des industries de santé. Inutile de vous dire que lorsque l’Express et Libération ont révélé que le président de la HAS avait oublié, dans un premier temps, de faire état d’une déclaration de conflits d’intérêts de plus de 205 482 euros perçus entre 2008 et 2010 de 28 labos différents, certains psys n’ont pas manqué de voir dans le jugement contre la psychanalyse la main des laboratoires… Sans me prononcer sur ce cas particulier, il est évident qu’existent des « alliances objectives » entre certaines théories biologiques déterministes et un pouvoir politique sécuritaire, entre une conception médicale des souffrances et les intérêts des laboratoires.
Les attaques récurrentes contre la psychanalyse, ces dernières années, n’ont-elles pas à voir avec une tendance plus générale à imposer une conception très restrictive de la rationalité scientifique ? Tout, dans nos activités, devrait être quantifiable, mesurable, vérifiable immédiatement par l’expérience…
Marie-Noëlle Clément. Il est vrai que sévit dans notre société une tendance très excessive au chiffrage et à la quantification, particulièrement mal venue dans le secteur sanitaire. Cependant, il y a un champ de la santé où cette démarche est justifiée, c’est celui de l’évaluation de la pertinence des pratiques de soin. Si l’on est malade, on est en droit de connaître l’efficacité de tel ou tel traitement afin de choisir en connaissance de cause. Aujourd’hui, si les recommandations de la HAS pénalisent les approches psychanalytiques et les psychothérapies institutionnelles dans l’autisme, ce n’est pas parce que nous travaillons mal, c’est parce que nous n’évaluons pas le travail que nous faisons avec des outils standardisés reconnus, alors que les cognitivo-comportementalistes l’ont fait dès le début.
Et si des études ont commencé depuis quelques années (notamment par le réseau de recherches visant à évaluer les psychothérapies, sous la coordination de Jean-Michel Thurin et Bruno Falissard), l’évaluation des pratiques soignantes n’est culturellement pas intégrée dans nos institutions et suscite encore beaucoup de résistances. Il est désolant de voir des psychanalystes se réjouir des critiques portées à la validité des évaluations des approches cognitives et comportementales – parfois par les cognitivistes eux-mêmes d’ailleurs –, comme si cela les dédouanait de la nécessité d’évaluer les leurs. L’évaluation des pratiques de soin est à considérer dans une perspective dynamique, comme un support nécessaire de questionnements et d’évolutions.
Fethi Benslama. Il y a, depuis plusieurs années, une guerre à l’intérieur du domaine psy. La psychanalyse va à l’encontre d’une conception dominante aujourd’hui de l’humain qui repose sur « trois moins » : moins de temps, moins de coût et le moins d’interrogation du sens possible. Interroger le sens nécessite du temps d’investigation, d’interprétation, de construction. La conception dominante s’en prend donc à cette tâche. Nous sommes face à ce que j’appellerais une « logicialisation » de tout, c’est la volonté d’inscrire des automatismes et des programmes dans l’existence humaine traitée comme une chose parmi d’autres. La psychanalyse contredit cette visée car c’est une discipline qui traite de la question du sens et de son histoire et pas seulement du signe.
Quand Sarkozy dit qu’il ne sert à rien d’enseigner La Princesse de Clèves à des guichetiers, il exprime cette volonté facho-techniciste de priver certaines existences de penser en termes d’histoire et d’historicisation. Mais bien sûr, Sarkozy n’est que le résultat de cet excès de la culture occidentale contemporaine. Prenons garde de ne pas abandonner à ce courant l’idée de l’évaluation, qu’il transforme en fait en dévaluation de tout ce qui interroge l’histoire et la remet au travail. On entend dire que les effets de la psychanalyse ne peuvent être évalués. C’est faux. Il y a quelques années, le New York Times rendait compte d’une étude démontrant que les thérapies psychanalytiques sont celles qui obtiennent les résultats les plus durables. Cette étude n’était pas réalisée par des psychanalystes. Il est tout à fait possible d’évaluer les résultats de la psychanalyse, à condition de prendre le temps d’un suivi des sujets au long cours. La question est, bien sûr, celle des critères de l’évaluation. La HAS aurait dû recommander des recherches sur la réalité avant de délivrer des jugements.
Roland Gori. Je crois que la psychanalyse n’a jamais été socialement évaluée pour la pertinence de ses connaissances et l’efficacité de ses méthodes, mais toujours du point de vue de ses affinités idéologiques avec les valeurs d’une société. Dans la culture d’un capitalisme paternaliste, la psychanalyse a pu être adulée. Elle était considérée comme un savoir légitimant l’ordre social, avec notamment une vision du sujet responsable pour une bonne part de ce qui lui arrivait. Les théories sur un conflit entre la sexualité et la morale bourgeoise, le désir et la culpabilité, le rapport à l’autorité, entraient en résonance avec les rapports sociaux de production et leurs modes d’aliénation.
Aujourd’hui, à l’heure du capitalisme financier, ce savoir « tragique » de la psychanalyse ne séduit plus les promoteurs de la religion intégriste du marché. Comme Pasolini l’avait montré, l’hédonisme de masse fait bon ménage avec une marchandisation généralisée de l’existence humaine. L’individu est un entrepreneur de lui-même , poussé à la réactivité immédiate, aux relations liquides et jouissives sans égard pour le travail de la culture psychanalytique qui exige du temps, du sens et de l’histoire. De mon point de vue, c’est ce niveau idéologique qui explique aujourd’hui principalement ce désamour entre la psychanalyse et la nouvelle civilisation des mœurs. Les formes de savoir sont inséparables des pratiques sociales en vigueur à un moment donné, dans une société donnée.
Au-delà même de la question du traitement de l’autisme, le principe d’une articulation entre méthodes comportementales et psychanalyse est-il à exclure a priori ? Si oui, pourquoi ?
Marie-Noëlle Clément. À mon avis, le problème ne doit pas être posé en ces termes. La question est celle de la nécessité, pour toute science, de se construire régulièrement de nouveaux outils intégrant les apports des autres disciplines. Rappelons qu’il y a cinquante ans, les psychanalystes étaient uniquement occupés à explorer le monde des fantasmes, et prendre en compte les facteurs environnementaux était alors considéré comme une manière de fuir le terrain de la réalité psychique. Aujourd’hui, heureusement, nous n’en sommes plus là. Mais une dichotomie s’est installée entre l’attention portée à la construction du sujet et celle portée aux apprentissages, comme si la seconde ne pouvait découler que de la première. Or, les sciences cognitives nous montrent précisément que le fait de développer leurs compétences est très structurant pour les enfants autistes. Il est fondamental d’intégrer cette dimension à nos approches psychodynamiques. Cela ne signifie pas forcément reprendre à l’identique les modèles mis au point par les
cognitivistes, mais à l’évidence nous ne pouvons pas ignorer leurs apports.
Fethi Benslama. Dans le cas de l’autisme, aucune approche ne peut prétendre détenir seule la réponse. Les généticiens parlent de maladie multifactorielle, de facteurs épigénétiques et du hasard, c’est complexe et pas très clair… Donc, il faut faire preuve de modestie, de prudence, admettre que nous n’en savons pas assez sur l’autisme. Plutôt, chercher des complémentarités et des collaborations, au cas par cas, en respectant la cohérence des approches.
Roland Gori. On peut confronter les approches, mais je ne suis pas sûr qu’un même thérapeute puisse les amalgamer. Chaque cas est un cas particulier et rien n’empêche que sa prise en charge par une équipe pluridisciplinaire nécessite des soins différents. Mais si cela doit se faire, il faut que ce soit pour des raisons de soin et non pour répondre aux pressions idéologiques des lobbys. Faute de quoi, « la société du spectacle » n’aura pas seulement corrompu la démocratie, elle aura aussi corrompu la connaissance et le soin.
(1) Fethi Benslama est notamment l’auteur de La psychanalyse à l’épreuve
de l’islam, Flammarion 2004 ; dernier ouvrage paru : Soudain la révolution ! De la Tunisie au monde arabe : la signification d’un soulèvement, Paris, éditions Denoël, 2011.
(2) Roland Gori a publié, en 2011, La dignité de penser, aux éditions Les Liens qui libèrent, et en 2010, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? aux Éditions Denoël.