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Météorologie, ambiance et psychiatrie, ou « ça pue » sur le chemin et dans les chaumières psychiatriques

Ce texte est contemporain du début de la crise Accoyer. Avec la verve et l’autorité clinique qu’on lui connaît, Jacques se montre ici le digne fils de François son père. C’est aussi que la psychothérapie institutionnelle continue son petit bonhomme de chemin, comme l’ami Mornet par ailleurs nous le rappelle.

En attendant le Stratégie et tactique que nous avons égaré nous vous livrons ce texte d’une profonde actualité.

Philippe Grauer



Jacques Tosquellas (1*)

Laragne
Mars 2003

Aujourd’hui, je ne peux dédier cette intervention qu’à Lucien Bonnafé. Même si un certain nombre de désaccords portant sur des questions de tactique mais aussi de stratégie concernant la psychiatrie traînent depuis au moins deux générations, c’est la reconnaissance professionnelle et humaine qui vient au premier plan. Personnalité incontournable et inventive. Je me souviens maintenant que je m’étais promis depuis plusieurs mois de lui écrire au sujet d’un petit mot qu’on m’a transmis et qui disait que l’engagement de François Tosquelles dans le POUM était une sorte d’erreur passagère. Je ne l’ai pas fait et je le regrette parce que je ne pourrais plus le faire… Pour les plus fainéants d’entre-vous, voyez ou revoyez le film de Ken Leach, Terre et Liberté, pour les moins fainéants ou les plus besogneux, lisez le livre de Victor Alba : L’histoire du POUM. Faites un détour par Orwell bien entendu, dans son Hommage à la Catalogne. Et n’oubliez pas, en passant, Broué et son La Révolution et la guerre en Espagne

Le temps qui fuit effectivement. Suivez mon regard ! Sacré Lucien ! Merci et adieu donc. Le temps qui fuit donc. Je vais introduire mon propos par un poème que certains connaissent sans doute.


Todo pasa, todo queda,

lo nuestro es pasar,

pasar haciendo caminos,

caminos en la mar.

Caminante, son tu huellas

el camino, y nada mas ;

Caminante no hay camino,

se hace camino al andar.

Al andar se hace camino,

y al volver la vista atras

se ve la senda que nunca

se ha de volver a pisar.

Caminante, no hay camino,

sino estelas sobre la mar

A Machado

En voilà une traduction :


Tout passe, tout reste,

mais notre destin est de passer,

passer en faisant des chemins,

des chemins sur la mer.

Voyageur, ce sont tes empreintes

le chemin, et rien de plus ;

voyageur, il n’y a pas de chemin

on fait le chemin en marchant.

En marchant on fait le chemin,

et en se retournant en arrière

on voit le sentier que plus jamais

on ne foulera à nouveau

Voyageur, il n’y a pas de chemin

seulement un sillage dans la mer.

Ce poème de Machado me paraît indispensable pour situer l’arrière-fond de la question que je me propose de traiter avec vous et que vous traitez déjà ici depuis un jour. En effet, le chemin n’est pas tracé, il se trace. Et il le fait toujours dans le mouvement même de l’action. Mais dire ceci n’est pas suffisant. Car si c’est bien en marchant que chacun fait son chemin, la marche se déroule toujours sur un terrain, découvert ou non, sur un terrain et dans un espace (2*) . Les caractéristiques de ce terrain déterminent fondamentalement un certain nombre de possibles et d’impossibles. De plus, cet espace est habité, certes plus ou moins, mais c’est-à-dire qu’au cours et au décours de la marche, se produisent des éventuelles rencontres avec quelques autres, présents, représentés, évoqués, voire imaginés. Ces rencontres vont autoriser parfois des ralentissements, des coagulations, voire même des arrêts…, bref, des moments où les regards se glisseront dans les jeux des visages et où surgiront d’inévitables mouvements de face à face, de feinte, d’évitement ou de fuite. Parfois ce seront des mouvements d’accélération où pourront venir pointer des Je ne veux pas le voir tels par exemple ceux que Federico Garcia Lorca énonce dans son poignant poème À cinq heure du soir au sujet de la mort de son ami torero. Ces rencontres, sortes de balises, feront éventuellement événements, sortes de points de fixation qui s’articuleront dans des mouvements où se mêlent parfois nombre de mouvements passionnels incontrôlés.

Il est clair que ces espaces ne sont pas à considérer uniquement dans leur dimension géographique, mais plus comme des espaces traversés et constitués par la culture, l’histoire et les langues. À ce titre au moins, ils présentent à la fois stabilité et capacités évolutives. Il me paraît évident qu’une certaine stabilité est indispensable pour que chacun puisse trouver quelques repères dans son cheminement propre, dans le moment actuel de sa marche propre et entre les générations, pour que se fondent ainsi quelque peu les conditions de son identité. Les capacités évolutives, quant à elles, sont indispensables, parce que le changement, c’est la vie, ou inversement, parce que l’immobilité, c’est la mort.

En même temps, ce terrain se doit d’être fertilisé pour continuer à produire ses fruits. Il le sera d’origine ou plus ou moins artificiellement, par des apports divers faits par les humains qui y transpirent. Et la qualité des alliages de la terre d’origine et du terreau apporté y devient alors primordiale. Même question pour la qualité de l’irrigation et de l‘ensoleillement aussi. Tout autant que la question des vents qui vient assécher ou humidifier. Et c’est là bien sûr que les questions météorologiques surgissent à nouveau.

Il ne fait alors pas de doute que les activités et les travaux que vont développer les hommes pour améliorer ces diverses qualités vont devenir tout aussi importantes, que ce soient les travaux de fond ou que ce soient les travaux d’entretien. Pas plus de doute pour les destructions ponctuelles ou de fond que vont provoquer ces mêmes hommes, à une échelle locale ou à l’échelle générale de la planète (3*). Par là, ces travaux deviennent inséparables des déploiements concrets de la vie quotidienne de ces hommes, de leurs échanges, des systèmes inventés par eux pour assurer leur propre production et reproduction, de leurs besoins et désirs, de leurs joies, de leurs douleurs et de leurs souffrances, etc. Il manque sans doute à tous ces propos nombre de couches, mais on voit donc que tous ces mouvements s’intriquent inexorablement de façon très complexe.

C’est sans doute sur cet axe stabilité / changement que la question de la météorologie en psychiatrie peut se poser. On entend d’abord que poser la question de ce concept de météorologie s’apparente à poser la question de l’ambiance, caractère fondamental dans la qualité de l’accueil des personnes psychiquement souffrantes dans les institutions soignantes, mais aussi dans l’accueil de tout sujet humain dans les institutions sociales de quel ordre qu’elles soient. Je vous ferais grâce ici des rapports entre la question de l’ambiance et la problématique du facteur Contact telle que l’ont développé Léopold Szondi, Jacques Schotte et quelques autres, malgré l’intérêt de la chose. On entend, j’espère, qu’il s’agit de la question du contact, c’est-à-dire de quelque chose d’antérieur à la question de la séparation sujet/objet, de quelque chose qui est proche de la problématique basale du tenir, du s’appuyer, du quitter et du se séparer, du retrouver, etc.

Questions de base et de fondement sans doute. Les qualités de l‘objet sur lequel on tient et de celui qu’on trouve et qu’on retrouve sont donc ici essentielles. Les fantasmes originaires relatifs à la fusion avec l’autre et au retour in utero aussi. Tout un espace essentiel à la qualité de l’accueil et donc aux développements des éventuelles relations humaines et peut-être thérapeutiques, espace sur la nécessité duquel il faut insister puisque c’est bien là que porte le point majeur de destruction par les « phénomènes atmosphériques » actuels. J’insiste : la destruction essentielle porte d’abord sur la qualité du terreau qui permet à une ambiance vivante de se développer(4*) .

On entend donc une certaine proximité entre météorologie et ambiance. Pourtant il existe au moins une différence entre ces deux concepts. Peut-être que cette différence tient à ce que l’ambiance, ça se travaille sans cesse et ça contient nécessairement le sujet. Alors que les phénomènes météorologiques, ça s’observe et ça se prévoit. Le travail sur les effets de ces phénomènes n’est certes pas à négliger, mais personne n’est directement responsable de la production des phénomènes météorologiques. La responsabilité ne touche essentiellement que leurs constatations, puis leurs prévisibilités et enfin la lutte contre leurs effets (5*). Même si parfois, certains humains, à certaines époques dites primitives, ont pu penser qu’ils pouvaient oeuvrer pour que ces phénomènes plus ou moins telluriques se créent ou se dirigent dans tel ou tel sens. Sans doute, cette lecture de l’avenir indiquait-elle bien un oeil et un dire sur le futur mais en même temps rejoignait-elle un dire sur le passé. Elle était donc fondamentalement un travail social sur le lien transgénérationnel et sur l’histoire. Dans ce but, ces humains dépensaient une quantité d’énergie considérable, une énergie qui mettait en cause tant leurs propres capacités que les capacités du groupe social dans son entier (6*). Ce qui permet en tout cas de retrouver la question soulevée plus haut du travail des hommes sur les espaces de vie et sur la production qui les constituent en même temps qu’ils les constituent.

Il est intéressant de lire dans l’Encyclopaedia Universalis que « les phénomènes météorologiques constituent le temps vécu par l’homme ». Pas le « temps vécu » des phénoménologues bien connus, mais le temps tel qu’il est simplement vécu par les uns ou les autres. Il y est donc question de ce phénomène extraordinaire et peut-être spécifiquement humain, celui de la traduction subjective de la perception de phénomènes objectifs en images plus ou moins évocables et de leur transformation en systèmes symboliques échangeables entre diverses personnes et divers groupes. Mais ici, en même temps, ces « objets », devenus certes imaginaires et symboliques, gardent leurs impacts souvent extrêmes, violents et en tout cas incontrôlables. Et sans doute par là même restent-ils déroutants et quelque peu mystérieux.

Il est dit également que ces phénomènes sont divers et variables dans des échelles de temps et d’espaces différentes. Dans les régions tempérées, ils vont de la trombe à la perturbation pluvieuse et ils peuvent aussi aboutir à des changements climatiques à grande échelle, semblables par exemple aux périodes glaciaires que l’on décrit dans l’Europe d’autrefois. On pourrait citer nombre de phénomènes qui montrent nombre de variabilités dans le temps et l’espace(7*). Le temps qui passe donc.

Alors, le problème devient, pour la psychiatrie, de savoir d’abord si on est capable d’observer des variations, et ensuite de savoir de quel ordre sont ces variations observées. Certains diraient que pour répondre à cette question, il faut un système d’analyse et un système de synthèse. Certains diraient en outre, que ces deux systèmes opèrent en même temps. Trombes, perturbations pluvieuses, perturbations dépressionnaires, front froid, typhon, etc.

De mon point de vue, il est clair que, pour le moins, la psychiatrie ne se trouve pas dans un système anticyclonique ou dans une marée barométrique ! Sommes-nous seulement dans une dépression, éventuellement grave ? Ou sommes-nous dans un dérèglement total, de longue durée, voire définitif, des équilibres entre les diverses pressions en jeu dans le monde psychiatrique, voire dans le monde social global ?

On sait bien qu’il n’y a pas de dépression sans pression, sans jeux entre diverses pressions(8*). De plus, une dépression prend son importance du fait qu’elle est en lien avec une mise en crise du système actuel dans lequel vit la personne dite déprimée ou dans lequel se déploient les groupes sociaux. Et, il convient de se rappeler que toute crise porte en soi des promesses de changement et que le travail de la psychiatrie, au niveau individuel en tout cas, devrait être de faciliter l’issue de la crise par de nouvelles trouvailles de vie, évitant ainsi la mise en échec du travail critique par les processus de répétition. Et comment situer quelque peu ces processus de répétition en dehors de la question du transfert ?

Mais alors comment mettre au point une conceptualisation suffisante de cette question du changement ? Comment se donner les instruments d’une analyse de la situation de crise des phénomènes humains, lesquels contiennent automatiquement l’observateur en même temps que le matériel observé ? Il faut le rappeler, nous n’avons qu’un seul instrument à notre disposition, à savoir un travail d’analyse clinique basé sur des conceptions psychopathologiques fines. Mais faut-il encore que cette psychopathologie contienne, non seulement la dimension des phénomènes individuels et interindividuels, mais aussi celle des phénomènes collectifs et institutionnels(9*).

Une autre difficulté sur laquelle insistent les météorologues intéresse la question de la prévision et plus particulièrement le fait que les besoins des usagers diffèrent selon leurs positions et activités. Deux démarches fondamentales sont ainsi décrites par les météorologues : d’une part, la nécessité de la connaissance de l’état actuel de l’atmosphère, d’autre part, l’établissement à diverses échéances de son état futur. Analyse et prévisions donc.

Peut-on dire la même chose de la psychiatrie ? Ici, pour le moins et d’une façon très concrète, il faut tenir compte de ces différences, non pas en les excluant, mais en les articulant. Mais alors, le désastre naval de la flotte franco-anglaise, en Crimée, le 14 novembre 1854, événement que l’on situe en général au principe même des prévisions météorologiques dites descriptives, est-il équivalent au désastre observé de la psychiatrie et à ses conséquences futures (10*)? Sans doute est-il intéressant de préciser que les prévisions n’ont pu se développer, au-delà du travail et des expériences très anciennes des marins ou des agriculteurs, que par leurs liens avec les progrès des systèmes de communications et plus particulièrement du télégraphe. Je vous rappelle que, bien avant l’invention du télégraphe, les marins se devaient de rester au plus près des observations et des prévisions atmosphériques, tant pour tracer leur route, dite à l’estime le plus souvent, que pour leur propre survie. Pour ce qui est de la psychiatrie, nous n’en sommes plus là. Si d’estime, il n’est peut-être plus temps, de survie pourtant il est fondamentalement question.

D’une part, on connaît les pressions pour installer un système de causalité directe selon une logique positiviste entre l’analyse de la situation, le plus souvent au niveau symptomatique, l’action à accomplir et l’évaluation des résultats. D’autre part, il ne fait pas de doute qu’en même temps que le regard porte sur ces phénomènes, ce sont les phénomènes observés eux-mêmes qui se modifient(11*). Et cela est sans doute valable pour la météorologie elle-même. Par exemple, plus récemment, les progrès de la météorologie ont été démultipliés par l’utilisation des ordinateurs, ouvrant par là aux prévisions numériques. Ce n‘est pas l’ordinateur qui est en cause dans cette affaire bien entendu, mais plus les modifications qu’il introduit dans le langage lui-même. Mac Luhan nous en avait déjà dit quelque chose à ce sujet en posant une équivalence entre le médium et le message ! Énoncé fondamental même si souvent oublié ! Donc, qu’est-ce que ces progrès techniques ont changé dans l’appréhension des phénomènes, voire dans les phénomènes eux-mêmes ? Ou encore dans les attentes ?

Les soi-disant progrès de la météorologie psychiatrique sont-ils également en rapport avec une invention largement hétérogène à son champ ? Là également, les progrès des communications ou ceux de l’électronique sont-ils en jeu ? Ce ne serait pas la première fois que des progrès dans un domaine collatéral provoquent des modifications dans le champ considéré. On sait par exemple que les neuroleptiques ont été trouvés en tant qu’effets collatéraux dans une recherche de produits anesthésiques et non pas dans une recherche psychiatrique. En tout cas, communication et électronique sont devenu les tartes à la crème de la nouvelle psychiatrie. Ce qui rime parfaitement avec le raz-de-marée pharmacologique. Mais, n’oublie-t-on pas que les faits humains ne sont pas des faits comme les autres ? Et n’est-ce pas aujourd’hui, d’abord les psychiatres qui oublient un tel énoncé ?

Cette remarque renvoie à une question qui me taraude depuis longtemps. C’est celle qui concerne la position des médecins dans la question de la psychiatrie et de son évolution : pourquoi les médecins psychiatres sont-ils devenus aussi souvent les chefs de file de la destruction des conditions d’exercice de la psychiatrie et donc de la négation de la folie ? Il faut dire que, d’une façon générale, je n’ai jamais eu confiance en mes confrères médecins et donc en une partie de moi-même, c’est-à-dire que je n’ai jamais eu confiance en ce qui ancre la psychiatrie dans la médecine. J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises, ici à Laragne d’ailleurs, il y a plusieurs années, de dénoncer les abus structurels de l’inscription de la psychiatrie dans le « discours médical », à la fois quant à la question du diagnostic dès lors posé comme « discours du maître » et à la fois quant à la question de l’indication thérapeutique posée comme « discours de l’universitaire ». Je tiens donc le « discours médical » comme totalement incapable de rendre compte des faits psychiques, d’abord parce qu’il pose la question du savoir en première ligne et qu’ensuite il tente de réduire la subjectivité du patient ainsi d’ailleurs que celle du médecin.

Le discours médical est sans doute capable de rendre compte des douleurs mais certainement pas de la souffrance psychique parce qu’il rabat la subjectivité de la plainte qu’il traduit en signes objectifs au nom d’un savoir constitué, le savoir médical. Mais aussi parce qu’il conçoit l’acte thérapeutique comme une action destinée à combler le manque. Ce discours se situe fondamentalement dans le monde de la vie et du besoin, mais pas dans celui de l’existence et du désir. D’ailleurs, tout système fonctionnant sur ce modèle, par exemple le «  discours du social « , est tout autant inadéquat dans ce domaine. Ainsi, en matière de faits humains, il ne saurait y avoir de transparence à moins d’abuser autrui, le patient et quelques autres, et de s’abuser finalement soi-même dans le même temps, particulièrement quand on se trouve en position statutaire de médecin, c’est-à-dire d’objet souvent central dans la question du transfert. Et ce n’est pas par hasard, si le cyclone météorologique qui envahit la psychiatrie et la détruit dans ses assis humains mêmes, prônes d’abord la transparence généralisée. Faut-il rappeler l’insistance de François Tosquelles sur la fondamentale valeur humaine de la folie ? Mais aussi dès lors sur les tentatives de son déni et de l’organisation à tous les niveaux contre cette idée, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective(12*).

Il faut bien dire que si on reprend les différentes évolutions historiques, ceux-ci, les psychiatres, n’ont pas été toujours au-devant de la scène du déploiement d’une psychiatrie plus humaine et quelque peu désaliéniste. Faut-il rappeler, par exemple, que les textes sur la sectorisation, ont été promus par un petit groupe de professionnels et d’administratifs, dans les années 60, contre l’avis majoritaire des psychiatres, pour ne pas parler des infirmiers ? Faut-il également rappeler les oppositions actives de certains syndicats d’infirmiers contre le développement du travail extra hospitalier pendant les années 60 et 70 ?

Alors certes, aujourd’hui, les conditions économiques sont-elles souvent avancées pour expliquer ce que certains désignent malgré tout de progrès, alors que je pense, comme certains autres, qu’il s’agit d’un grave recul. Mais même ces conditions économiques ne suffisent pas à expliquer ce recul désastreux des conditions d’accueil de la souffrance psychique d’aujourd’hui, leur destruction systématique et massive, tant au niveau quantitatif que qualitatif. Cette destruction ne date pas d’aujourd’hui certes, mais elle s’accélère sans cesse en prenant souvent un aspect inexorable. J’avais personnellement eu l’occasion de proposer, à Nice, en 1992, aux Journées des Hôpitaux de jour, un texte d’alarme que j’avais intitulé : La grille, texte qui tentait de poser cette question du lien entre « se faire griller » comme un Saint Laurent quelconque avait pu l’être autrefois, et « être mis en grille » dans un système de prévisibilité généralisée, de contrôle et de transparence, système qui prétendrait prédéterminer toute intervention soignante. On ne peut pas dire que les choses se sont améliorées sur ce plan ! Le problème est que toutes ces questions ont été déjà posées par la théorie et surtout par les pratiques de ce qui gravite autour de ce qu’on appelle la Psychothérapie Iinstitutionnelle. Le nier revient à être sourd et aveugle, ce qui n’est pas sans relation avec l’auto-érotisme et la toute-puissance bien entendu !

Même si, dans leurs pratiques, ces auteurs amis ne se rattachent pas toujours à ce mouvement dit de la Psychothérapie Institutionnelle et qu’ils demeurent sur sa marge, on ne peut pas éviter de reprendre ce qu’avançaient, par exemple, Michel Minard et Alain Castera, dans le texte qu’ils ont proposé pour l’ouvrage collectif Actualités de la psychothérapie institutionnelle, publié en 1994 sous la direction de Pierre Delion, texte intitulé : « La psychothérapie institutionnelle est-elle morte et enterrée ? » (13*). Dans cet article, les auteurs susmentionnés déclinent les quatre composantes idéologiques de la « voie américaine » de la psychiatrie française. Je vous les rappelle car elles méritent à la fois mémoire et détour.

Ces composantes sont la composante médicale, la composante infirmière, la composante familiale et la composante gestionnaire. Elles marquent une collusion de fait importante entre les divers intervenants de la question, autour d’enjeux économiques et d’enjeux de pouvoir. Ce n’est pas la première fois que cette différenciation et cette collusion se produit. Il n’y a qu’à relire par exemple les propositions de Foucault, Castel et d’autres quant à la naissance de la psychiatrie. Sans aucun doute, nous sommes tous, que nous le voulions ou pas, d’une façon plus ou moins importante, pris dans ces composantes idéologiques. De plus, la composante médicale n’est pas réservée aux médecins, l’infirmière aux infirmiers, la familiale aux familles et la gestionnaire aux gestionnaires. En effet, nous avons tous le droit de cumuler ! La question est trans-statutaire !

La composante médicale tout d’abord. Il s’agit en fait de « l’idéologie néo-kraepelienne anglo-saxonne, porteuse des cinq axes du DSM III et IV, portée elle-même par le néo-comportementalisme, l’industrie chimique et celle de l’informatique ». Cette idéologie est « violemment anti-psychanalytique, anti-psychothérapique et anti-psychiatrie sociale… » Elle « oscille entre deux conceptions thérapeutiques : le dressage des animaux et la réparation des robots ».

La composante infirmière ensuite. Elle est représentée par « l’idéologie andersonienne… née de la revendication phallique anti-médicale… dans un mouvement d’identification au persécuteur, porteuse des quatorze besoins fondamentaux de Virginia Anderson, des quatre étapes de la démarche des soins, de la clinique infirmière, du diagnostic infirmier et de la nouvelle hiérarchie infirmière« .

Je tiens absolument à insister ici sur un point particulier qui me tient à cœur et que Minard et Castera abordent également : lorsque les médecins ne sont pas près à partager « le chemin du travail psychothérapique » avec les infirmiers avec qui ils sont censés travailler, « naissent alors des mouvements du type de ce mouvement canadien qui s’inscrit à la fois dans le cadre de la division du travail et de la lutte de classes, dans le cadre des revendications féminines, mais aussi et peut-être surtout dans le cadre d’une problématique familiale de type oedipien« (14*) .

On retrouve là partiellement des questions déjà soulevées dans les années 50 dans le mouvement psychiatrique que l’on peut appeler progressiste (15*)en France. Pour mémoire, certains psychiatres, dont la plupart appartenaient d’ailleurs au Parti Communiste Français, se sont opposés à la participation des infirmiers aux fonctions psychothérapiques, pour des questions de formation certes, mais surtout pour des questions de différenciation dans les équipes et finalement des questions d’hygiène mentale de cette catégorie professionnelle. Ces mêmes psychiatres s’opposaient à la constitution de groupes thérapeutiques spécifiques jugés par eux comme artificiels, contrairement à ce qu’ils désignaient de « groupes sociaux naturels ». Même si, il n’y a aucun doute, ces positions se situaient à l’intérieur d’une recherche pour une psychiatrie humaniste et sociale d’avant-garde, je tiens à rappeler ici que ces positions se basaient sur une dénonciation du principe de « l’Hôpital-village », dénonciation elle-même souvent basée plus particulièrement sur la critique de certaines expériences frôlant parfois le fascisme, telle par exemple que celles développées par H. Ueberschlag à Lamnezan, expériences où tout était organisé et prévu dans l’univers hospitalier totalitaire, voire concentrationnaire, en tout cas fermé sur lui-même. Critiques sans doute justifiées. Mais en même temps, la question de la nécessité d’un dispositif spécifique de soin se trouvait par là jetée avec l’eau du bain.

Cet état de critique active continue de nos jours bien souvent, sauf pour ce qui est de l’inscription au Parti Communiste bien entendu. Les temps ont, paraît-il, changé à ce sujet ! Et même qu’en jetant le Communisme on tente de jeter aussi le marxisme ! Ainsi, il arrive aujourd’hui parfois, peut-être même souvent, que les soignants infirmiers engagés dans une pratique psychothérapique responsable se trouvent invalidés et niés dans leurs interventions par des médecins psychiatres, n’exerçant pas éventuellement eux-mêmes d’activités psychothérapeutiques à proprement parler, et parfois d’ailleurs n’y étant pas du tout préparés ni formés. Il ne se faut pas s’étonner qu’apparaissent alors le découragement et la déresponsabilisation, voire la dépendance et la passivité(16*). Les discussions actuelles, en France et en Europe, sur le statut de psychothérapeute viennent s’inscrire, en grande partie, dans la même problématique d’enjeux de pouvoir.

Puis suit la composante familiale . Plus anti-psychiatrique qu’anti-psychanalytique, elle est souvent née en réaction devant le mépris des soignants, et souvent des médecins, vis-à-vis des familles de malades mentaux. Mépris qui en fait est en rapport avec le développement de conduites omnipotentes qui tentent de faire commencer l’histoire du patient à ses contacts avec le dispositif de soin. L’action sociale est en tout cas posée comme devant prendre le relais de l’activité thérapeutique, voire même la remplacer. On sait qu’en France, après la relative euphorie des années 60 et 70, le développement de l’extra hospitalier, à partir des deux chocs pétroliers, a pris souvent plus le sens d’une réduction des dépenses de santé que celui d’une évolution du thérapeutique. Minard évoque la véritable « dérive des vidangeurs » visant à exclure du champ sanitaire nombre de patients jugés non adéquats, et ceci d’abord par les psychiatres eux-mêmes avant même les efforts répétés des Caisses de Sécurité Sociale et autres autorités dites de tutelle. Un texte de Dimitri Karavokyros, paru dans l’Information Psychiatrique je pense, évoquait cette question. C’est alors le triomphe de la déshospitalisation, centrée souvent sur la tarte à la crème de la réadaptation. Sans doute, ne sommes-nous pas encore allée aussi loin que l’ont été certains psychiatres parmi les plus avancés dans l’Allemagne nazie, lesquels ont conduit à la chambre à gaz nombre de patients chroniques, dans le but de n’avoir à développer leurs actions soignantes que dans le domaine des patients dits aigus, donc curables et ré-insérables, voire réutilisables.

Pour moi, le fameux rapport Piel et Roelantdt s’inscrit dans cette ligne de la « dérive des vidangeurs ». Ici, il ne s’agit pas bien évidemment d’exterminer réellement, mais de scinder le champ sanitaire psychiatrique en deux : d’une part, la psychiatrie qui reste centrée par la médecine et l’hospitalisation, à l’Hôpital Général ; d’autre part, la Santé Mentale, développée dans la Cité, non rattachée à la psychiatrie. Et dans ce dernier espace, ce sont plus les questions de la l’insertion et de la réinsertion qui sont posées comme prioritaires que les questions du soin, du changement et du thérapeutique.

Enfin la composante gestionnaire . Ce n’est pas la pire, mais c’est souvent celle qui vient en fait achever le travail et qui fait oublier les autres composantes dans un rassemblement persécutoire et illusoire contre elle des autres positions idéologiques. Minard la qualifie d’idéologie reaganienne. On sait que, aux USA, devant le mouvement ascendant du coût de la santé, le principe du paiement prospectif (budget global) a pris le pas sur le paiement rétrospectif (budget basé sur le prix de journée). Sans doute, peut-on remarquer qu’aux USA, la régression avait commencé auparavant, puisque par exemple, les projets du rapport, « Action for Mental Health » datant de 1960, suivis par la prise position de Kennedy proposant un programme national de santé mentale, puis par le texte législatif intitulé : Community Mental Health Center and Retardation Act, en 1963, n’ont jamais été réellement mis en place(17*). Dans le milieu des années 80, pour ce qui est de la France, l’instauration du budget global a sans doute constitué un progrès considérable, particulièrement dans le développement des liens entre l’hospitalier et l’extra hospitalier, entre le soin et la prévention. Mais il est clair que nous n‘avons pas, à l’époque, été suffisamment vigilants sur le message pourtant clair indiqué par le rattachement de l’ensemble sectoriel à l’établissement hospitalier. On connaît l’échec de la proposition de l’Établissement public de psychiatrie de secteur.

En tout cas, la suite chez nous a été le développement dans lequel nous n’avons pas fini d’entrer des « groupes homogènes de malades regroupés en classes majeures de diagnostics, groupes homogènes de malades définis par leur homogénéité clinique et leur iso-consommation de ressources hospitalières, en rendant obligatoires le PMSI (programme médicalisé des systèmes d’information) et les DIM (départements d’information médicale) dans tous les hôpitaux, afin de dépenser moins pour la santé ».

Alors, voilà ce qu’écrivaient Michel Minard et Alain Castera il y a bientôt 10 ans. Il faudrait sans doute rajouter quelques éléments supplémentaires, comme par exemple, au niveau du pouvoir économique et au-delà politique, le rôle de plus en plus prépondérant des caisses de pensions américaines et celui des trusts pharmaceutiques dans le monde, mais aussi les transformations des diverses classifications et donc du discours psychiatrique en rapport avec la lutte contre l’usage répressif de la psychiatrie, discours qui est venu recouvrir la question de la lutte des « puissances capitalistes » contre les « puissances communistes ». Aujourd’hui, le communisme s’étant effondré, comme on dit pudiquement en oubliant quelque peu les efforts entrepris pour qu’il s’effondre, on dirait, sans doute du côté du Texas, mais pas uniquement, la lutte des « puissances du bien » contre les « puissances du mal ». Ceci n’indique pas, bien entendu, que je sois d’accord avec un usage politique et répressif de la psychiatrie, mais seulement que les motivations de certaines puissances et de certains groupes ne sont pas bien claires dans cette affaire.

De nos jours, il est clair qu’on assiste à une véritable remise en ordre des discours et des pratiques d’une ampleur inégalée. La logique gestionnaire et organisationnelle a pris le dessus sur la logique thérapeutique, et souvent ce sont les soignants qui en sont porteurs. Et le raz-de-marée de cette logique gestionnaire se cache sous les directions idéologiques d’une psychiatrie déclarée enfin moderne et scientifique. Les psychiatres sont devenus des médecins comme les autres, les infirmiers en psychiatrie sont devenus des infirmiers comme les autres, les malades sont devenus des malades comme les autres. Besoin et désir, douleur et souffrance, vie et existence… sont rabattus sur le même modèle. Celui du consommateur modélisé et transparent. Et bien sûr démocrate.

On pourrait citer nombre d’exemples qui vont dans le sens de ces développements ségrégatifs et bureaucratiques. Ainsi les fortes tendances pour regrouper dans une même Unité de soin, évidemment fermée, comprenant un grand nombre de chambres d’isolement(18*), souvent intersectorielle(19*), tout patient qui fait l’objet d’une mesure de HO ou même de HDT. Ou encore l’utilisation de plus en plus fréquente des moyens physiques de contention. Dans la même veine, certains projets de découpage d’unités en fonction du diagnostic, unités pour les dépressifs, les suicidants, les schizophrènes, mais à condition qu’ils soient jeunes, etc, découpage qui n’a de sens que par les systèmes de tris et d’exclusion qui sont ainsi mis en place. Il ne manque que les unités pour les agités ou pour les gâteux ! On rajoute parfois encore, mais sans aucune précision de tactiques ou de stratégies thérapeutique ou de réinsertion, des unités intersectorielles pour les malades psychotiques chroniques ! Pensez donc, il faut bien se constituer une « cohorte » de patients disponibles pour les essais médicamenteux, qui seuls permettent des publications dites « sérieuses » au plan de la science internationale !

Alors, le suivi des patients dans cette affaire-là ? La continuité des soins ? Parfois, on remplace les postes vacants d’infirmiers dans les secteurs par des agents qui constituent un « pool » afin que, selon les besoins quotidiens, chacun soit employé là où on considère qu’il sera le plus utile ! Utile à quoi, je vous le demande ? J’ai déjà eu l’occasion de citer un texte d’un confrère, publié dans une revue financée d’ailleurs par un laboratoire pharmaceutique à la mode, qui d’ailleurs produit un médicament qui n’est pas dénué d’intérêt, texte qui analysait les énormes changements permis par l’utilisation de ces nouveaux neuroleptiques. Il évoquait les progrès réalisés sur la durée moyenne de l’hospitalisation (la fameuse DMS) grâce à l’emploi de ces produits. Le patient psychotique sort plus vite de l’hôpital, ce qui permet une réduction du nombre de lits bien entendu. En soi, ce n’est pas spécialement scandaleux. Mais, il rajoute que les questions de suivi extra hospitalier et de réinsertion deviennent alors essentielles et incontournables, mais qu’elles ne peuvent se développer que si le psychiatre a du temps pour ça!

Et c’est bien sûr là que le scandale éclate. Au moins parce que, par là, est indiqué qu’il n’existe pas de liens concrets, dans ce dispositif et dans la tête de ce confrère, entre le développement des soins intra-hospitaliers et des soins extra hospitaliers. Ce qui tout de même n’est pas rien, quelque quarante ans après la parution de la Circulaire de 60 sur le Secteur, et quelque 20 ans après la légalisation de la sectorisation ! Ceci n’est pas pour étonner vraiment quand on sait que par exemple, en Espagne, pays de l’Europe Unie, la Loi sanitaire a séparé d’une part les espaces hospitaliers des espaces extra hospitaliers, ainsi que les domaines d’intervention des équipes, et que d’autre part, les lieux hospitaliers ont été séparés et cloisonnés entre les espaces pour patients aigus, subaigus et chroniques. Et que c’est la durée maximale de séjour dans ces unités qui vient faire loi, à savoir par exemple 20 jours pour chaque hospitalisation dans les unités pour patients en phase aiguë, mais pas plus de trois fois dans la vie, 3 mois pour les unités pour patients subaigus, là encore pour un nombre maximal dans la vie, ou encore trois ans pour les unités chargées de recevoir des patients dits chroniques…

Passés ces délais, que deviennent ces patients s’ils ne « veulent » pas « guérir » ? Sans doute, le domaine du sanitaire leur est-il désormais interdit. Et ce sont des soignants et des psychiatres qui ont participé et accepté une telle loi ! Peut-être même l’ont-ils parfois promus eux-mêmes, et même si, pendant des années, ils avaient pu défendre des positions soutenues par la Psychothérapie institutionnelle, positions qui s’opposent par principe à une telle attitude. J’ai pu d’ailleurs entendre certains d’entre eux déclarer que ces positions étaient aujourd’hui révolues, alors même qu’ils inauguraient un monument à la mémoire de « l’inventeur » de la Psychothérapie institutionnelle ! J’ai déjà évoqué la logique du fameux rapport Piel et Roleandt et je n’y reviendrai pas. Mais, n’est-ce pas la négation même des principes de la sectorisation, sous prétexte, assez souvent vérifié par ailleurs dans la pratique, il faut bien le dire, que cette sectorisation n’a pas abouti ?

Comme je l’ai dit plus haut, la logique incluse dans de telles positions devrait nous conduire à nous rappeler le sort réservé aux malades mentaux à l’époque de la montée du nazisme en Allemagne. Et plus particulièrement, on devrait se rappeler, mais alors tous, que ce sort s’est basé « scientifiquement » si l’on peut dire sur l’opposition malades aigus et malades chroniques, et que nombre des défendeurs actifs de cette position a pu également se compter parmi les psychiatres dits « progressistes », des psychiatres qui pensaient lutter pour l’amélioration du système de santé ? Eh oui, il faut bien le dire, même certains des héritiers d’Herman Simon, cet auteur si souvent cité par les praticiens de la Psychothérapie institutionnelle comme un des précurseurs d’une conception positive du travail thérapeutique, cet auteur dont on dit que François Tosquelles a ramené un exemplaire de son livre — avec la thèse de Lacan — au travers des Pyrénées dans sa fuite de l’Espagne franquiste, certains de ses héritiers donc se sont retrouvés parmi ceux-là ! Et ils l’ont été au nom du « progrès », de leur conception du progrès des conditions de soin, conception qui s’appuyait sur les nécessités d’une élimination physique d’une certaine catégorie de patients, les plus régressifs, donc les moins rentables. Tout ça, au nom d’un système sanitaire réservé aux patients dits aigus ! « Suivez mon regard », comme dirait Bonnafé !

Alors aujourd’hui, ce n’est pas encore la mode d’éliminer physiquement ces catégories de personnes. Il ne s’agit que de les exclure du champ du sanitaire ! Ce qui indique malgré tout que leur est réservée une place bien à part dans les rangs de l’humanité ! D’ailleurs, la plupart du temps, on rappelle que leur survie matérielle ne dépend que du domaine de la solidarité nationale et non pas d’un droit de base de tout citoyen. Les conditions d’une mort symbolique ne sont pas très éloignées de celles d’une mort physique. Il ne fait aucun doute, l’humain ne peut que de moins en moins reconnaître que la folie fait fondamentalement partie de lui. L’épuration guette. Méfiez-vous de votre voisin ! Non seulement n’a-t-il peut-être pas la bonne couleur, mais en plus n’a-t-il pas les bons critères de santé mentale ! N’oubliez pas : dénoncez-le ! Des spécialistes ad hoc s’en occuperont ! Et vous dormirez tranquille ! Vos enfants pourront croître dans la paix et la sérénité ! Ils feront eux-mêmes beaucoup d’enfants et vivront heureux longtemps ! Déjà depuis de nombreuses années, comme le déclare l’OMS, la santé n’est-elle pas devenue équivalente au bien être sur le plan physique, mental et social ? Ce bien être n’est-il pas celui de l’homme consommateur désormais libre dans une économie de marché enfin triomphante au niveau international ?

Vraiment, citoyens-consommateurs, encore une fois, dormez tranquilles, l’économie de marché, Big Brother, et parmi d’autres, l’industrie pharmaceutique, veillent sur vos rêves ! Peut-être d’ailleurs que vous n’aurez même plus à fabriquer vos rêves : avec la « Mac Donald Culture », vos rêves seront produits dans et par cette moulinette universelle ; ils vous seront alors fournis de votre naissance à votre mort !

Pour terminer, je tiens à rajouter deux choses. D’une part que si l’on veut permettre à l’homme de continuer à marcher, ou à l’homme qui boite plus ou moins psychiquement et qui vient nous contacter de retrouver quelque peu des possibilités de marcher, il convient que des conditions minimales d’accueil et de travail soient remplies. Sans ces conditions, j’affirme que c’est un leurre de penser que les transformations nécessaires pourront advenir. Sans doute est-il impossible de « fixer » ce minimum, mais le moins qu’on puisse faire c’est d’avoir conscience de sa nécessité. Et je ne puis accepter la réponse qui m’a été parfois faite, à savoir que François Tosquelles aurait déclaré que la meilleure psychiatrie qu’il avait pu « faire » avait été celle qu’il avait coordonnée dans les camps de concentration Français où il avait séjourné, c’est-à-dire dans les pires des conditions. Ou encore pendant la guerre civile espagnole.

Une telle réponse ne peut être que démobilisatrice quant aux mouvements de défense de ces conditions minimales, afin qu’une véritable clinique de l’homme souffrant puisse émerger et se développer. Il ne faut pas ignorer malgré tout, que centrer toute son énergie sur cette défense risque de faire perdre toute référence au travail thérapeutique. Ce qui reviendrait alors à favoriser la victoire de ce qu’il s’agit justement de dénoncer. La question est donc désormais de lier ces deux approches, l’approche clinique et thérapeutique d’une part, et l’approche politique d’autre part. Où l’on retrouve par là les fameuses deux jambes de la Psychothérapie institutionnelle, la jambe marxiste et la jambe psychanalytique. Car on fond, si l’homme marche et qu’il fait ainsi son chemin et si certains hommes ont besoin à certains moments d’autres pour leur permettre de retrouver leurs capacités de « marcher », celle d’être fondamentalement un « être marchant », au milieu et au contact d’autres, sans doute alors il devient indispensable de repérer quelque peu ce qui fait qu’il est et reste un homme dont le chemin est déjà tracé, celui d’être un « homme marché » ? En effet, la base de notre métier est bien de tenter de permettre un mouvement de différenciation chez lui entre ce qui est « marché » de l’intérieur, le fait que « ça marche en lui », de ce qui vient marcher de l’extérieur.

D’autant que ce qui fait qu’il « est marché » de l’extérieur vient faire que nous aussi « nous sommes marchés ». Même si, comme le disait le Président Mao, les causes des contradictions externes agissent avant tout par le jeu des causes des contradictions internes. Sauf dans le cas où les causes externes entraînent la mort, ce qui met fin à la contradiction. C’est peut-être le cas où se trouve aujourd’hui la psychiatrie. Déjà morte et largement assassinée, moribonde, en état de coma dépassé… ou respire-t-elle encore au fond des pratiques de groupes de soignants, par ci et par là ? Ce qui nous porte, les uns et les autres, et qui fait que nous soyons ici, ou à certains moments ailleurs, n’indique-t-il pas que nous ne nous résignons pas à laisser aller le mouvement mortel à l’œuvre ? Je vous en pose la question. Et à cette question, je suis sûr que nous ne pouvons y répondre qu’ensemble et avant tout sur notre propre lieu de travail, avec les équipes dont nous faisons partie, où nous partageons toutes ces difficultés et contradictions, et où notre mission nous propose et nous impose de côtoyer les patients qui font appel à nous. Car ne les oublions pas. Ils sont notre raison d’être au travail et en travail.

D’autre part, je voudrais rappeler la réponse faite par Primo Lévi quand on lui demandait s’il avait rencontré de nombreux pervers, des sadiques ou des tortionnaires dans les camps nazis : « Non ! Je n’ai rencontré que des fonctionnaires ! » À ce titre, nous sommes tous aussi des fonctionnaires, peut-être pas par volonté, mais au moins par négligence ou même par incapacité de développer une lutte conséquente pour une psychiatrie humaniste et pour une éthique professionnelle claire. Car, sur quoi pouvons-nous céder et sur quoi n’est-il pas question de céder, à moins de perdre son âme et celles de quelques autres ?