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9 février 2014

Insoumission accomplie Roland Gori interviewé par Éric Loret, précédé par « Procuste et le divan » par Philippe Grauer

Procuste et le divan

par Philippe Grauer

économie libérale économie psychique

La soumission de l’humain au mode financier, « la comptabilité et l’évaluation de la performance économique là où elle n’a par définition pas lieu d’être », fonde la société malade de la gestion qu’analyse Vincent de Gaulejac, au détriment de l’humanisme qu’elle mine, conduisant à la ruyne de l’âme de la science à conscience chiffrée.

Le principe de gestion contredit l’éthique de nos disciplines, psychanalyse et psychothérapies relationnelle. Le lit de Procuste et le divan, pas davantage que le fauteuil et le coussin (le mobilier s’est diversifié depuis Vienne 1900) ne se fournissent chez le même décorateur.

phénomène bureaucratique à l’hôpital

Il est vrai que nos cabinets libéraux souffrent moins de ce tâtillonisme administratif signe distinctif du phénomène bureaucratique qui ronge l’activité hospitalière. Mais ils se voient soumis au même vent idéologique engendré par le ventilateur scientiste du DSM. Simplification par une science qui tente par la voie du principe d’évaluation appliquer une logique procédurale mécanique (donc stricto sensu non scientifique mais scientiste) au domaine de l’être, à la complexité du devenir humain, qui ne sauraient échapper, c’est là l’enjeu du pari perdu de Watson, à la philosophie sous son double aspect d’une démarche phénoménologique et d’une structure narrative de type psychanalytique ou dérivé, pour le dire autrement, à une mise en forme en définitive littéraire(1).

p

e

nsement

Tant et si bien qu’à consulter parce que quelque chose ne va pas dans votre vie ou dans votre tête, une fois vérifié que rien d’organique n’est en cause vous avez de fortes chances de vous retrouver psychiatro médiqué, pour peu qu’on vous applique les normes DSM mises à jour. Guère de relation comme outil psychothérapique, des molécules aténuatrices de symptôme, c’est l’équipement de base de la médecine scientifique malheureusement démunie dans le domaine psychiatrique. Reste à attendre que ça se remette tout seul (nihilisme thérapeutique de la fin du XIXème siècle) puisque la relation au sens propre et fort du terme, au sens où c’est la relation qui soigne, n’est pas considérée comme un soin (au sens médical) – à peine un pansement de temps à autre. C’est là que s’opposent les deux aires du soin, celui au sens médical de traitement (administré, par un expert sujet à un patient objet de tous ses soins) et celui pris au sens de souci, à l’occasion d’une centration relationnelle, d’une navette intersubjective, soin-souci proposé par les représentants de la profession de santé non médicale que nous sommes, soin pensement, qui lui, mobilise la capacité d’élaboration du sens du malaise au cours d’un dialogue processuel(2) entre deux sujets mettant en commun la dynamique de leur ignorance dans le cadre impératif d’une juste méthode (psychothérapie relationnelle, psychanalyse).

C’est là que Roland Gori pousse la revendication humaniste de la relation et de la responsabilité, dans la ligne de son combat contre la médicalisation de l’existence.


Roland Gori interviewé par Éric Loret, précédé par « Procuste et le divan » par Philippe Grauer

5 février 2014, Libération

Insoumission accomplie

Roland Gori sur le bonheur

par Éric Loret

le bonheur a pris aujourd’hui le masque de la sécurité

La dernière fois qu’on parlait de Roland Gori en ces pages, pour la sortie de la Fabrique des imposteurs (2013), c’est l’image du hamster qui nous venait. Cet inoffensif rongeur aux yeux sanguinolents et à la truffe anxieuse semblait emblématiser le phénomène décrit par Gori depuis plusieurs années : la servitude volontaire d’après la chute du Mur, et notre tendance à courir en boucle après toujours plus de vide, effrayé par la perspective de voir notre cage s’effondrer si le mouvement cessait, car : «Le bonheur a pris aujourd’hui le masque de la sécurité.»

[Image : Sans titre]

évaluation : respecter la procédure ou l’esprit ?

Le nouvel essai de ce psychanalyste et anthropologue, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? évoque plutôt une icône de la culture populaire récente : le lapin crétin. «Qui ne s’est jamais étonné, demande Gori, de voir ces médecins prestigieux, ces soignants dévoués, se soumettre aux ordres d’un petit « tyran » administratif dont l’hôpital pourrait bien se passer sans que cela affecte les soins le moins du monde ?» Partout, ceux dont le métier est de porter soin et attention à l’autre, d’écouter, de transmettre (médecins, juges, enseignants, intellectuels, créateurs, etc.) sont soumis à la comptabilité et l’évaluation de leur performance économique, là où elle n’a par définition pas lieu d’être. Dans un renversement saisissant de la logique fonctionnelle, les experts en vide sont les contremaîtres des producteurs de contenus, qu’ils maltraitent sans voir que, sans eux, la cage dont ils sont responsables n’aurait plus de raison d’être. Souvent à la tête d’une armée zombifiée, les lapins crétins ne comprennent pas non plus que «respecter» à la lettre «la procédure» qu’ils imposent «représente parfois le moyen le plus sûr d’en bafouer l’esprit» et ils assistent, impuissants, à la mort de l’organisme qu’ils ont eux-mêmes gangrené.

lapins crétins

Paresse. Si la Fabrique des imposteurs dénouait les mécanismes qui nous portent à devenir des lapins crétins, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? interroge, et c’est la richesse du travail de Roland Gori, d’un point de vue à la fois sociologique et psychanalytique le goût d’être un hamster. Comme on sait que le névrosé trouve son compte à sa névrose, on est en droit de se demander à «quelle économie psychique» la tutelle de l’économie libérale répond, à quel type de bénéfice elle ouvre.

liberté créatrice

L’hypothèse de Roland Gori est que le renoncement à la liberté créatrice au profit d’une soumission lénifiante correspond au «déclin de la loi, à la crise du récit et de l’expérience». On pourrait en déduire hâtivement que Gori appelle de ses vœux une restauration de l’autorité. Au contraire. Sa démonstration est plus complexe. S’il reconnaît que, dans notre servitude volontaire, il existe paresse, grégarisme et besoin d’illusion («les illusions du profit et de l’intérêt»), ce qui domine c’est surtout l’angoisse : «Angoisse devant cette béance du réel sur lequel l’autorité jette son voile, autorité qui manque cruellement aujourd’hui pour affronter l’avenir.» Mais, nous apprend le Freud de Totem et tabou, cette autorité est aussi celle à laquelle notre rapport conflictuel peut être sublimé en fraternité. C’est donc moins d’autorité que nous manquons que de l’autorité en tant qu’elle s’est transformée en responsabilité politique devant autrui, «la fameuse « amitié » chère à La Boétie».

rapport à la promesse et la dette

Or notre culture néolibérale est marquée par le «désaveu de l’Autre» et «le désaveu de la fonction de création de la parole,» dont un symptôme est que nous sommes tous, à l’ère du 2.0, boulimiques des autres, mais d’autres sans rapport. D’«amitié» dans l’existence sociale, que pouic. Reprenant une remarque de David Graeber (1) sur la parenté germanique des mots «libre» et «ami» (freie et Freund), Roland Gori montre comment la liberté ne peut pas être minimale, mais comment, au contraire, elle engage à l’égard de l’autre et «concrétise le rapport à la promesse et la dette» (2).

répondre de sa parole et de ses actes : un sujet

Risque. Les procédures tendent à nous défaire de cet engagement en nous rendant indexables, évaluables, irresponsables devant un nouvel ordre naturalisé (cf. aussi bien les manifs pour tous que le DSM5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) auquel nous ne devons rien et qui, par conséquent, nous défraternise, nous dépolitise. Or, pour Gori, «la démocratie est une liberté qui oblige,» elle est l’affaire d’«un sujet qui veut répondre de sa parole et de ses actes, qui se déclare responsable.» «Étymologiquement, « responsable » vient du latin respondere. C’est donc un sujet qui exige sa reconnaissance par autrui. Cette parole montre ce qu’elle dit, elle est performative du sujet qui l’énonce.» Pas de démocratie sans jeu, sans risque. Heureusement, on a vu des lapins crétins découvrir la lune en jouant. Mais encore fallait-il qu’ils se fussent au préalable endormis, les pattes sur les manettes.


(1) Dette : 5 000 ans d’histoire, Les Liens qui libèrent, 2013.
(2) Sous la direction de Roland Gori et de Patrick Ben Soussan, Peut-on vraiment se passer du secret ? Erès.

ROLAND GORI Faut il renoncer à la liberté pour être heureux ? Les Liens qui libèrent, 224pp., 19,50€.