Colloque Paul Goodman, CIFP/Université Paris 8, octobre 2011
L’École corrompt, la médicalisation de l’existence tout autant
Par Philippe Grauer
Dans le cadre des Journées interdisciplinaires conjointes du CIFPR – Centre interdisciplinaire de formation à la psychothérapie relationnelle multiréférentielle – et du programme d’étude et de recherche de l’UER des Sciences de l’Éducation de l’Université Paris 8 – Vincennes à Saint Denis, prit place les 21-22 octobre 2011, avec une assistance de 80 personnes un colloque sur Paul Goodman. En matinée du samedi la communication de Bernard Vincent ouvrit le débat.
Goodman nous ramène à l’une des sources du Mouvement du potentiel humain, sa source rousseauiste, on pourrait dire anarcho rousseauiste. Un des termes qui revient souvent sous la plume de celui qui deviendra l’auteur théoricien fondateur de la Gestalt-thérapie est corrupted. Les institutions corrompent, ruinent l’âme, de la jeunesse qu’elles civilisent, rendent civile au sens des Lumières, mais à quel prix ? La seule exigence de la vertu devra décaper le vernis qui encrasse les jeunes têtes, mal formées par l’École telle que Goodman la considère, instituée, institutrice. Illich prolongera cette pensée. Paradoxalement le Perls borderlique radicalisant la psychothérapie humaniste de son époque, la rendant agressive et percutante, virulente même, tout en dévoyant la rigueur ascétique d’un Goodman qui aura vite rompu avec lui, prolongera par son anarchisme truculent aux principes narcissisés cette idée que l’institutionnel doit rencontrer dans le contre-institutionnel son antidote et que – façon Vol au-dessus d’un nid de coucou dans sa version antipsychiatrique – la vraie civilisation des Nouvelles thérapies doit se charger au quotidien essalénien de nous libérer des contraintes Top Dog, du chef intime(1*) par la voix duquel nous réprimons en nous déresponsabilisant notre rabelaisienne nature originelle.
Voici peut-être une des raisons pour lesquelles les Sciences de l’éducation auront été spontanément plus accueillantes aux idées de la révolution humanistique. L’épicentre de Paris 8-Vincennes à Saint Denis se souvient de son rôle de phare international dans les années 70, persévère dans cette posture et prolonge la recherche dans ce sens. Le présent colloque en témoigne, qui voit réunis le CIFPR né de la poursuite des efforts de tout un courant ayant vitalisé le Département des Sciences de l’Éducation aux glorieux temps de l’université expérimentale de Vincennes(2*), et l’actuelle UER dirigée par Jean-Louis Le Grand, après l’avoir été longuement par Lucette Colin, elle-même témoin du courant de la psychologie humaniste, reconnaissance en soit attestée.
La présence contributive à ce colloque, aux côtés de Bernard Vincent, de l’Élisabeth Roudinesco du Patient, le thérapeute et l’État(3*), et celle de Daniel Friedman, l’auteur d’Être psy en train de réaliser une nouvelle série documentariste cette fois sur les psychopraticiens relationnels, sont significatives de l’événement. Le courant alternatif néo humaniste se maintient, dans le cadre d’un Carré psy inaltéré dans sa forme, seulement « corrompu » dans son système d’appellation.
En un temps où la psychothérapie des « nouveaux » psychothérapeutes académisés agents de la médicalisation de l’existence fait florès et enregistre – c’est le terme administratif choisi, nos psys néo conservateurs, psychanalystes convertis inclus, la psychothérapie relationnelle et multiréférentielle (ce dernier terme nous vient du professeur Jacques Ardoino, du même département des Sciences de l’Éducation de Paris 8, ouvert à toutes théorisations du métissage) poursuit son travail de pratique et de recherche, et trouve le moyen de le faire entendre. Saluons ici ce sain événement, témoignant que nos écoles agréées AFFOP représentent un courant de pensée, une idéologie, une exigence, nettement exprimées par le SNPPsy (créé en 1980), dont la vitalité et la capacité de transmission restent intactes.
« L’école, cette machine à nous rendre vieux. »
Roger Garaudy(1*)
Le problème de l’éducation n’occupe pas une place particulière dans la pensée, l’œuvre et la vie de Paul Goodman (1911-1972) ; on peut dire qu’il occupe directement ou indirectement, toute la place. Que ce soit en sa qualité d’essayiste, de romancier, de poète, de professeur, de conférencier, de psychothérapeute, d’homme engagé ou de père de famille, Goodman chercha de manière constante à exprimer et à vivre sa pensée éducative, jusque dans ses conséquences extrêmes, voire scandaleuses, et à mener au regard de sa propre philosophie et de ceux qui l’écoutaient une vie édifiante. « The good man must teach(2*), p. 179. » écrivait-il en savourant le jeu de mot, mais un homme de bien qui enseigne doit aussi fournir l’exemple d’une pensée et d’une vie unifiées. Aspirant, à la limite, à une forme de sainteté, Goodman était donc plus qu’un « pédagogue »
On retrouvera dans ses critiques et ses propositions nombre d’idées avancées, avant ou très souvent après lui, par les plus célèbres éducateurs de notre temps. Mais sa réflexion est de nature plus globale – plus philosophique et sociologique à la fois –, plus religieuse également dans la mesure où l’éducation est à ses yeux ce qui relie l’homme au décor naturel et social qui l’entoure. Goodman se plaçait lui-même volontiers, quitte à passer pour présomptueux, dans la lignée de Socrate, Kant et Rousseau et il se distinguait des auteurs qui, tel John Holt dans How Children Fail, se bornent à étudier l’école dans l’espace restreint et isolé de la salle de classe.
La pensée éducative de Goodman ne s’inscrit donc pas dans le cadre étroit de l’école en tant qu’institution, qu’il condamne. Il fut à ce titre le premier prophète de la déscolarisation, expliquant dès les années trente ce que plusieurs ont entrepris de proposer depuis. En ce sens, on peut dire qu’il fut le précurseur, entre autres, d’Ivan Illich, et il est juste qu’aujourd’hui, près de quarante ans après sa mort, lui soit rendu ce qui lui appartient.
Ce qui lui appartient et fait son originalité profonde, c’est d’avoir su, comme Rousseau, rattacher le problème général et les problèmes particuliers de l’éducation à une certaine idée de la nature humaine, à partir de laquelle (premier thème) il dénonce l’inacceptable dans la réalité d’aujourd’hui et propose (second thème) une révolution qui, au sens propre du mot, est un retour aux sources.
Le procès que Paul Goodman intente à la scolarité obligatoire n’est pas sans rappeler, par ses attendus, la façon dont la gauche française avait naguère coutume de dénoncer la « stratégie nucléaire ». À ses yeux, l’école est une force de frappe inutile, ruineuse et dangereuse.
[*a) Une école inutile*]
« Mon idée personnelle, c’est que l’enseignement est dans l’ensemble une illusion(3*).» Goodman entend par là l’enseignement au point où il est parvenu aujourd’hui. Car il reconnaît volontiers qu’à l’origine l’école publique a joué un rôle essentiel dans l’établissement de la démocratie. Elle a permis de dégrossir un électorat illettré et de rapprocher, au moins sur ce plan, les plus pauvres des plus riches en égalisant les chances d’accès au savoir. Mais ce qui fut vrai, historiquement, de l’essor de l’école primaire ne l’est pas de l’enseignement secondaire et supérieur, dont le développement découle en réalité du phénomène dominant des temps modernes : la concentration économique et le centralisme étatique. Détournée de sa mission première, assujettie au système économique, l’école représente désormais « un piège universel et la démocratie tend à ressembler à un enrégimentement(4*) » Aussi est-il devenu nécessaire de la remettre en question, quitte à susciter les colères les plus légitimes.
L’école est inutile parce que l’enseignement y est fondamentalement coupé de la vie : l’enfant ne perçoit pas le lien qui devrait exister, mais qui le plus souvent n’existe pas, entre ce qu’on s’efforce de lui inculquer et la réalité qui s’impose à lui une fois franchis les murs de l’école. Les plus louables efforts, les techniques les plus avancées, les initiatives pédagogiques les plus hardies ne peuvent combler que très imparfaitement ce hiatus. L’école est ressentie à la fois comme un musée et une caserne où l’on s’ennuie, la scolarité obligatoire comme une « conscription(5*)» intellectuelle qui mobilise toute la jeunesse pendant les années les plus lumineuses de sa vie. Pour Goodman, le système scolaire est, stricto sensu, un « camp de concentration(6*) » ou la société parque la jeunesse à l’écart des vrais problèmes, en s’efforçant, autant que faire se peut, de lui cacher son visage. L’enseignement est isolé de la vie parce que notre société, comme disait déjà Péguy, a honte de s’enseigner.
L’école est inutile aussi du fait que l’enseignement de la plupart des disciplines ne tient pas compte de l’immaturité et de l’inexpérience des enseignés. Parce qu’il n’a pas encore vraiment vécu et parce qu’il passe à l’école le peu qu’il vit, l’enfant ne connaît pratiquement rien de la réalité de l’existence : « Il n’a pratiqué aucun métier manuel, est resté à l’écart du monde des affaires, n’a pas essayé de gagner sa vie, n’a jamais été marié ni eu à s’occuper d’enfants. Il n’a jamais voté, ni fait partie d’un jury, ni fait de politique, ni participé à un mouvement de jeunes en faveur des droits civiques ou de la paix. Issu de la classe moyenne et vivant dans une modeste banlieue, il n’a jamais vraiment côtoyé de pauvres ni d’étrangers. Ses émotions ont été soigneusement circonscrites par les convenances familiales et le conformisme de sa bande de copains(7*) » Comment pourrait-il, dans ces conditions, trouver un intérêt vital à l’étude des « matières » scolaires ? Ici Goodman rejoint, dans l’esprit, sinon dans la lettre, l’idée chère à Platon selon laquelle il n’y aurait pas lieu d’initier les disciples à la plupart des matières en question avant l’âge de trente ans. L’école est devenue inutile pour avoir perdu son antique vertu socratique : la vertu d’éduquer, c’est-à-dire de permettre à l’adolescent d’entrer dans l’âge adulte et dans la société, non en chien battu d’avance, mais en homme libre, maître de lui-même et prêt à devenir, selon son penchant, un héros ou un sage. Au lieu de quoi, elle « occupe le temps des étudiants, paie les rétributions des maîtres et fabrique des diplômes et des qualifications commercialisables(8*).»
Qu’il s’agisse de lecture, de musique, de sciences naturelles, de langue étrangère ou de toute autre discipline, la thèse de Goodman est que nous n’apprenons réellement rien sinon « par notre propre volonté et une libre exploration(9*).» L’homme n’assimile un savoir que s’il le reconstruit lui-même sous l’aiguillon d’une nécessité vitale ou d’une motivation profonde. Il est capable, lorsqu’il le désire ou en éprouve le besoin, de s’initier en un temps record et avec un minimum d’aide extérieure aux disciplines qui lui eussent semblé les plus rebutantes à un stade antérieur. La transmission des connaissances telle qu’on la pratique à l’école est donc, pour l’essentiel, une illusion et une perte de temps pour les élèves, les maîtres et la société(10*). Le rythme monocorde et uniforme de l’école ne peut, sauf coïncidence heureuse, correspondre au rythme interne du développement des intérêts de l’enfant ou de l’adolescent. C’est pourquoi l’enseignement sécrète à ce point l’ennui et manque presque invariablement son but. C’est pourquoi, au bout de sept ans d’études secondaires, la grande majorité des enfants ne savent rien et ont le sentiment de ne rien savoir : ils sont dégoûtés de la plupart des disciplines intellectuelles, incapables de tenir la moindre conversation dans une langue étrangère, mal préparés à affronter le monde, perdus pour la culture, résignés à leur sort ou bien – mais c’est le petit nombre – totalement révoltés.
Non seulement les choses essentielles ne s’apprennent pas à l’intérieur de l’école, mais l’école est un obstacle sur la voie du vrai, du vivant, du gai savoir. Avec tout ce qu’il y a à lire sur les murs et dans les rues des villes, les enfants d’aujourd’hui, avance hardiment Goodman, devraient pouvoir, sous le seul effet de leur curiosité et de leur intelligence naturelles, déchiffrer rapidement l’essentiel du langage écrit. Or « c’est précisément le fait d’aller en classe qui les bloque – le style aliénant de l’école, la mise à l’index de la spontanéité, un système de récompenses et de punitions purement conventionnelles(11*).» L’école fait très vite perdre à l’enfant le goût d’apprendre gratuitement, pour le simple plaisir de découvrir et de savoir. Dès lors, l’apprentissage de la lecture en classe devient un pensum sans objet, car il n’est plus qu’« une manipulation de signes – pour la réussite aux compositions par exemple – sans plus aucun rapport avec l’expérience vécue(12*).» Goodman a également noté dans nombre d’écoles populaires que le Q.I. des élèves baissait régulièrement année après année. Si donc tant d’élèves « s’éteignent » au fil de la scolarité, malgré la bonne volonté et le dévouement des maîtres, c’est que l’école ne remplit pas sa fonction, ou plus exactement c’est que l’école, en tant que telle, dans la société d’aujourd’hui, ne répond pas à la fonction d’instruire et d’initier.
Le culte de la scolarité obligatoire repose sur une « religion fausse(13*) » une « superstition de masse(14*) » partagée par l’ensemble des citoyens de même que par les milieux officiels. Si l’on pose que le but de l’éducation est de développer en chaque individu des capacités d’initiative qu’il sera appelé à mettre en œuvre dans la société, il est absurde de s’imaginer qu’on atteindra cet objectif en clouant des adolescents pleins de vie sur un banc d’école et en les forçant à ne manipuler que des symboles jusqu’au terme lointain fixé par la loi. La démocratisation de l’enseignement a fait de l’école un problème de masse. Les pouvoirs publics ont cru pouvoir trouver dans le développement indéfini du système scolaire une solution de masse. L’erreur est à la mesure de l’organisation ainsi mise sur pied. En transposant pour le plus grand nombre un système d’enseignement conçu à l’origine pour une élite bourgeoise, en s’imaginant qu’extrapoler sur une telle échelle ne modifierait pas la nature ni la valeur de l’enseignement prodigué, on a bâti une illusion de masse, un édifice régimentaire qui continue, comme à l’origine, à servir les intérêts de l’élite bourgeoise, mais où les enfants du peuple s’ennuient, se dévitalisent et s’abêtissent.
Il ne faut pas se méprendre sur la pensée de Goodman (pas plus que sur celle d’Illich). Lorsqu’il dénonce l’inutilité de l’école, il ne dit pas non à l’éducation, ni ne prône un retour quelconque à l’obscurantisme. Son propos n’est point de faire démolir les établissements existants, ni de brûler les livres, ni de mettre les professeurs au chômage. Il se place sur un tout autre plan et pose le problème en de tout autres termes : il entend qu’à l’intérieur de la société, et non plus seulement à l’intérieur des écoles, l’éducation soit tout et que tout soit éducation. Ce qu’il combat, c’est l’école en tant qu’institution et en tant que monopole : « Selon moi, il ne saurait exister une institution unique […] capable de préparer tout le monde à un avenir ouvert dans une société meilleure.(15*) » L’éducation des masses, dans son esprit, ne peut reposer sur un enseignement de masse uniformisé, sauf à devenir un embrigadement universel. Dans nos sociétés de masses, si l’on veut éduquer chaque individu selon ce qu’il est, il convient de faire éclater le carcan de l’école obligatoire. Et ce n’est pas en augmentant chaque année un peu plus le budget de l’Éducation qu’on résoudra le problème et qu’on effacera l’imposture.
[**b) Une école ruineuse*]
Dans les pays les plus avancés, le total (insuffisant de l’avis général) des dépenses directement ou indirectement engagées au titre de l’Éducation, sur le plan national et local, a fini par atteindre quelque 25 % du budget global. Ce gonflement des dépenses éducatives est lié au phénomène de « démocratisation » : de l’école pour quelques-uns on s’est dirigé vers l’école et l’université pour tous ; mais il est lié aussi à l’application progressive du principe de gratuité, au coût grandissant des équipements scolaires, au développement très onéreux de l’enseignement technique, au gonflement des services administratifs. Cette situation pose deux problèmes : le premier est de savoir si une telle courbe de dépenses pourra continuer à monter longtemps encore – et au même rythme – sans que la charge devienne insupportable à l’État, aux collectivités et, en dernière analyse, aux contribuables.
Le second problème est de savoir si ces investissements fabuleux sont utilisés de façon rentable, pour les individus et l’ensemble de la collectivité. Par exemple, sur 100 élèves français entrant au lycée, combien (nous sommes en 1973) parviennent jusqu’au baccalauréat et le passent avec succès ? 21 %. Combien accèdent à l’université et obtiennent leur licence ? 5,6 %(16*), dont la moitié environ ne trouve pas d’emploi. Seule une infime proportion de jeunes tirent leur épingle du jeu : les autres sont abandonnés en cours de route, victimes d’une sélection et d’une élimination de masse. Naturellement, les rescapés appartiennent en majeure partie aux classes les plus favorisées. D’où ce jugement de Goodman : « Déverser de l’argent dans le système scolaire et universitaire […] ne relève que d’une législation de classe qui confirme la structure inéquitable de l’économie(17*).» Au reste, le profit que la bourgeoisie tire du système n’est pas uniquement d’ordre culturel : car les milliards consacrés à l’école ouvrent un marché gigantesque aux éditeurs de livres de classe, aux fabricants de matériel scolaire et aux entrepreneurs de travaux publics.
Dans l’esprit de Goodman, pour être libre et autonome, en tous cas aussi libre et autonome que possible, l’école, comme l’individu, a besoin de vivre dans une certaine pauvreté, dans ce qu’il appelait volontiers « une pauvreté décente ». Aux XIIe et XIIIe siècles, époque de leur essor et de leur grandeur, les universités vivaient pauvres et libres. Au XVe siècle, elles étaient devenues cossues, inféodées au pouvoir en place, intellectuellement affaiblies. « Dans leur pauvreté avait été leur force(18*).» Il est évident, dans le contexte actuel, que la question n’est pas de refuser toute opulence, ni de bouder tous les deniers de l’État. Ce dont il s’agit, c’est de trouver, sans grever le budget général de la nation, une forme d’éducation plus rentable sur le plan financier, plus efficace et moins inique sur le plan humain. Car, prétendait Goodman, telle qu’elle est présentement, l’école fait plus de mal que de bien.
[*Une école dangereuse*]
Quelqu’un demanda un jour à Goodman, au cours d’un séminaire sur l’éducation, quelle était à ses yeux l’utilité première de l’école. Il répondit que le rôle de l’école primaire était d’effacer les ravages causés chez l’enfant par la famille, celui des études secondaires d’effacer les ravages causés par l’école primaire, celui de l’enseignement supérieur les ravages causés par les études secondaires, l’école de la vie ayant pour fonction principale d’effacer les mauvais effets du passage à l’université. Cette boutade contient tout le procès du système d’éducation(19*).
Non seulement la scolarité prolongée est inutile, mais, dans l’esprit de Goodman, elle est également nuisible sur le plan psychologique, politique et professionnel. Psychologiquement, l’influence de l’école se traduit par une dégradation continue de la curiosité et de l’initiative (tous les professeurs de lycée, par exemple, ont pu constater cette évolution rapide et généralement irréversible). Politiquement, le système d’enseignement est préjudiciable à la jeunesse dans la mesure même où c’est un enseignement de masse, c’est-à-dire le contraire d’un enseignement individualisé, adapté à chacun, soucieux de cultiver les différences plutôt que l’uniformité : l’objectif politique de l’enseignement de masse est de façonner une majorité silencieuse. Professionnellement, l’apprentissage scolaire est l’exemple même de ce que Goodman appelle une « méséducation obligatoire » (compulsory miseducation) : coupé de la vie, l’enseignement classique et moderne engage les jeunes dans une voie sans issue ; la manipulation de symboles et la culture livresque ne peuvent déboucher que « sur une sagesse purement verbale et, en fait, sur un orgueilleux retrait du monde(20*)» ; il n’y a pas de lien tangible entre la pseudo-activité des jeunes à l’école et leur activité future dans la vie adulte. Pour ce qui est de l’enseignement professionnel, nous verrons plus loin qu’il est le plus souvent une fausse préparation à de fausses professions et responsable de nombreux déboires.
L’école est prise dans le réseau de ses contradictions qui sont le reflet des contradictions de la société. Elle se propose, en l’espèce, de socialiser l’enfant, c’est-à-dire de l’adapter à la réalité sociale, mais, dans le même temps, l’éducation se trouve dissociée de cette réalité sociale, si bien que l’école n’est en mesure de répondre ni aux besoins inavoués de la jeunesse, ni aux besoins souvent inavouables de la société. Au stade des études supérieures par exemple, « ce qui est effectivement transmis par l’enseignement universitaire, c’est précisément la cassure entre l’intérêt authentique de l’étudiant et la course aux unités de valeurs(21*) » . Ainsi prise dans les contradictions dont elle est l’enjeu, la jeunesse balance – au moins quelques temps – entre la révolte et la résignation, la violence et le conformisme, le désir de s’épanouir en tant que personne et l’acceptation de devenir simple rouage dans une société sans idéal. Quelques-uns tiennent jusqu’au bout, quitte à s’exclure de l’ordre social et à camper sur ses lisières. Mais le grand nombre, tôt ou tard, s’abandonne : « Vaincus, ils s’identifient à ce qui les a brisés, pour combler d’une façon ou d’une autre le fossé existant(22*).» Tout peut alors survenir, même le fascisme. Quand il y a incompatibilité grandissante entre l’épanouissement individuel et les besoins nationaux, quand l’école penche irrésistiblement du côté des besoins nationaux, le danger existe et s’accroît de voir glisser la société vers une forme de dictature réactionnaire. Là où le crétinisme est au pouvoir, sous son habit civil ou militaire, il faut s’attendre, prévoit Goodman, à la montée d’« un fascisme obscurantiste de droite(23*). » Mais une autre perspective, plus subtile et plus probable, pourrait consister en « une embrigadement et un lavage de cerveau progressifs, fondés sur des principes scientifiques et conduisant tout droit à un fascisme du centre, type 1984(23*). » Il s’agirait là d’un fascisme quasi-naturel, non délibéré, issu du système lui-même et reposant sur un large consensus populaire..
Le fond de la philosophie goodmanienne est que l’éducation, quel que soit le contexte, doit demeurer en harmonie avec la nature de l’homme et que la société, cadre de l’éducation, doit également répondre, par sa forme et son contenu, aux aspirations essentielles de la nature humaine. Faute de quoi tout système s’achemine inéluctablement vers une déshumanisation des structures éducatives et des structures sociales, avec, au terme du processus, une école dénaturée dans une société dénaturée.
La nature humaine, telle que la définit Goodman, repose sur trois fonctions essentielles et complémentaires : la fonction créatrice, la fonction sexuelle et la fonction communautaire.(25*)} C’est à partir de cette définition que Paul Goodman condamne l’école et la société actuelles, en ce qu’elles visent à étouffer la créativité, à réprimer la vie sexuelle et à disloquer toute entreprise communautaire, au point que la survie du système risque, à bien des égards, de se payer de la mort de l’homme.
[*L’école et la créativité*]
Passé le stade de l’école maternelle où on laisse généralement libre cours à la créativité des enfants, la vie scolaire, à l’intérieur du système existant, n’a pour effet que de saper l’initiative, émousser la curiosité et rabougrir l’intelligence. La science affirme que l’homme, en fin de compte, n’utilise que 2 % des potentialités de son intellect. « Il est probable, explique Goodman à ce propos, que la plus grande perte de capacités humaines est causée par le fait que les éléments instinctifs du jeu, de la chasse, de la sexualité, du rêve, du combat, de la passion, de l’art, de la manipulation, de la destruction, de la jalousie, de la magnanimité et du désintéressement sont continuellement ravalés chez l’homme par l’organisation sociale – et peut-être plus particulièrement par la scolarité(26*).» Si l’enseignement crétinise, c’est que l’école, soucieuse de développer l’enfant comme « animal social », se contente de le socialiser en oubliant qu’il est aussi, et fondamentalement, un animal.
De même que pour Sartre la maladie mentale est « l’issue que le libre organisme, dans son unité totale, invente pour pouvoir vivre une situation invivable(27*) », de même pour Goodman la stupidité est d’origine « réactionnelle(28*) » : elle est une défense et, en l’occurrence, une défense contre le système scolaire. À preuve, le contraste classique entre l’attitude terne, renfermée et désespérante de l’élève moyen en classe et son comportement « dans la rue ou sur le terrain de football(12*). » Il suffit d’observer un enfant dans d’autres contextes que celui de l’école pour constater qu’il est généralement plus brillant, plus spontané et plus confiant, qu’il fait preuve d’initiative, est fier de ce qu’il fait et peut, à son rythme et à son gré, apprendre beaucoup en rien de temps. « Il se peut que pour lui toute l’institution scolaire, du secondaire au supérieur, sous la forme où nous la connaissons, n’ait été qu’une erreur(30*).»
Car, au surplus, les habitudes de crétinisme et de non-créativité prises par les enfants à l’école vont les poursuivre toute leur vie. C’est à l’école qu’ils prennent pour plus tard le pli de la passivité, de l’inertie, du silence ; c’est à l’école, plus encore que dans la famille, « qu’ils apprennent que la vie est inéluctablement routinière, impersonnelle, vénalement hiérarchisée ; qu’il vaut mieux se tenir tranquille et se taire ; qu’aucune place n’est faite à la spontanéité, à la sexualité sans contrainte ou à la liberté de l’esprit(31*).» Ainsi façonnés par l’école, ils adopteront, dans leur vie professionnelle, culturelle ou politique d’adultes, une façon d’être et de réagir naturellement calquée sur leur comportement antérieur. « Voilà à quoi aboutit l’éducation, ou plus exactement la méséducation, c’est-à-dire la socialisation de la jeunesse en fonction de normes nationales et son enrégimentement au service d’impératifs nationaux(32*). » Ce que l’école liée au système dominant a pour mission d’empêcher, c’est que les hommes soient capables de créer, car inévitablement ils créeraient autre chose.
[*L’école et la sexualité*]
Sur ce terrain, la pensée de Goodman, comme celle de Wilhelm Reich dont elle s’inspire ou celle d’Alexander Neill qu’elle côtoie, s’est heurtée et se heurte encore à de vives résistances psychologiques et à des préjugés d’autant plus tenaces que, de toutes les aliénations humaines, l’aliénation sexuelle est, dans notre société, la plus profonde. Le postulat dont part Goodman est que la sexualité représente en soi une activité saine : « La sexualité est quelque chose de délicieux, on ne saurait trop la pratiquer, elle se donne à elle-même ses propres limites dès lors qu’elle est satisfaisante, et la satisfaction de l’instinct sexuel réduit les tensions et rend l’esprit plus disponible pour une attention soutenue et pour l’étude(33*).» Non seulement donc la sexualité est un facteur d’équilibre, mais elle favorise de surcroît l’exercice de la créativité.
Inversement, la répression de la sexualité est jugée par Goodman de façon très sévère. « Si les jeunes pouvaient entièrement régler leur conduite sur leurs propres intuitions et leurs propres élans, alors il y aurait dans leur comportement plus de réalisme et de responsabilité(34*).» Au lieu de quoi les jeunes adoptent des attitudes stéréotypées, étrangères à leur nature réelle, empruntées aux héros de cinéma ou à la presse du cœur et du sexe, inspirées par le désir de faire comme les autres ou de susciter leur envie, empreintes aussi parfois de brutalités, voire de déséquilibre mental. En fait, chez les jeunes, « une grande partie du comportement sexuel n’a strictement rien de sexuel, mais n’est, à défaut d’identité propre, que conformité aux normes d’une bande, moyen de s’affirmer à défaut d’autres moyens, ou recherche d’une expérience apocalyptique pour triompher d’un sentiment déprimant d’impuissance sociale(35*).» On ne peut s’empêcher de songer ici aux déchaînements d’Orange mécanique.
Du fait que nous sommes « dans une phase de transition de la révolution sexuelle(36*)», la vie scolaire ne peut qu’être ambiguë au regard de la sexualité. D’un côté en effet, dans tous les établissements scolaires – où par ailleurs l’information sexuelle acquiert péniblement droit de cité – le développement de la sexualité et des organes sexuels des adolescents fait l’objet d’examens réguliers : il s’agit de s’assurer que la jeunesse est normalement constituée et en situation de pouvoir procréer. Mais, d’un autre côté, la sexualité en tant que réalité vécue n’est pas reconnue officiellement par l’école ; celle-ci « fonctionne comme si les pulsions sexuelles n’existaient pas(37*) », à l’âge précisément où, dans la jeunesse, elles sont le plus impérieuses. Rivés à leur banc de classe, soumis à des règles de vie monacale, voués tour à tour au refoulement et à la répression, suprêmement inattentifs au discours du maître, mais l’esprit peuplé de rêves et de fantasmes, les adolescents se prennent à regarder leur propre condition comme une « servitude sexuelle(38*),» leur école comme un ghetto affectif et l’adolescent non scolarisé comme un être privilégié : car, « s’ils avaient déjà quitté l’école et travaillaient à la chaîne en usine, on les estimerait suffisamment responsables pour aller et venir, avoir des rapports sexuels et boire à leur guise(39*).» Vivre à l’école, lorsqu’on est pubère, cela signifie donc, pour la masse des jeunes, être sexuellement pénalisé.
À force de refoulement, de répression et de pénalisation, à force d’inexistence, la sexualité des adolescents finit peu ou prou par se résorber, quitte à exploser parfois sous d’autres formes, comme la délinquance juvénile ou le nihilisme révolutionnaire. L’adolescent « cesse de croire au bien-fondé de ses propres désirs et même ne tarde pas à douter de leur existence(40*).» Il est de la sorte accoutumé et condamné, tout au long de sa vie scolaire, à une impuissance de fait ou, dans le meilleur des cas, à un onanisme clandestin : accoutumance et culpabilité qui l’une et l’autre ne peuvent avoir sur la vie sexuelle ultérieure que des conséquences fâcheuses et trop souvent irrémédiables. Toute libération est dangereuse pour l’ordre social. La libre sexualité, pas plus que la libre créativité, n’est acceptable dans la société telle qu’elle est. En vérité, ce que l’école liée au système dominant a pour mission d’empêcher, c’est que les hommes consacrent à l’amour le temps requis par les impératifs du productivisme : dans la société d’aujourd’hui, la nuit d’amour n’est guère compatible avec la journée de travail.
[*L’école et la notion de communauté*]
La disparition des communautés dans la société moderne est une des causes profondes de la crise générale de la communication. La révolution industrielle a entraîné une rupture entre l’homme et son cadre social naturel : la grande famille, le village, la bourgade. Coupé des siens et de la nature, il est allé perdre son âme, c’est-à-dire son identité personnelle et ses attaches communautaires, son caractère sacré d’homme un, uni et unique, dans l’anonymat des grandes cités industrielles, du travail à la chaîne, des grands ensembles et de l’enseignement de masse. Le système scolaire, tel qu’il s’est développé, reflète toutes les divisions du monde extérieur et tend à les accentuer : l’école est une anti-communauté, c’est-à-dire, pour Goodman, une anti-école.
On assiste aujourd’hui à une rupture de plus en plus marquée entre la jeunesse et le monde adulte. Le problème de l’enseignement est au cœur de cette rupture, de cet éclatement de la communauté humaine. À compter du moment, en effet, où l’éducation, autrefois diffuse dans la communauté adultes-enfants, se trouve aujourd’hui parquée à l’intérieur de l’institution scolaire et confiée aux mains de pédagogues professionnels spécialisés, il ne peut y avoir que divorce entre les pères et les fils, les anciens et les jeunes, la société et ses enfants. L’unité sociale une fois rompue, le monde des adultes et celui des adolescents tendent à ne plus se côtoyer que dans l’incompréhension, la méfiance et l’incommunicabilité.
« Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un jeune ait le moindre sens des responsabilités envers la communauté où il évolue, alors que tout, dans la vie urbaine moderne, tend à détruire et le sentiment de la communauté et son bon fonctionnement(41*).» Témoin – et victime –, dès sa naissance, du hiatus entre les générations, l’adolescent n’accepte que la mort dans l’âme d’avoir à vivre ainsi en animal social mutilé, en homme divisé, à la recherche de son identité personnelle et d’un sentiment d’appartenance. Certains finalement se résignent et rejoignent, en guise de communauté, la grisaille d’une « majorité silencieuse » ; d’autres trouvent refuge dans des « communautés » artificielles et marginales ; d’autres encore, chez qui la nature se révolte, se constituent en bandes de délinquants, en petites communautés de violence. Faute d’une culture collective, la jeunesse s’invente des sous-cultures, ayant chacune « son jargon, ses modèles, ses auteurs et son idéologie(42*).» Goodman souligne l’anormalité de cette situation : jamais le fossé des générations n’a été aussi profond qu’aujourd’hui dans l’histoire des hommes ; son ineptie : « la culture juvénile n’est que l’imitation absurde d’une culture absurde(43*)» ; son caractère dangereux : « Dressée en masse contre le monde adulte, dont le triomphe est inéluctable, la société des adolescents se veut farouchement incohérente(44*)», et illusoire, car, « pendant ce temps, tapis dans l’ombre, les attend le monde réel du Système Organisé auquel la plupart d’entre eux se plieront inévitablement.(45*)» Une pareille situation est source de violence. Élevée, non à l’intérieur mais à l’écart de la communauté, la jeunesse, comme on dit, « ne respecte plus rien ». Si l’on admet, avec Goodman, que l’attribut le plus sacré d’une société est sa réalité communautaire, la violence des jeunes s’explique alors comme une réponse viscérale à la disparition du sacré.
Les problèmes qui se posent à l’intérieur de l’école sont de même nature que ceux qui agitent la société. L’école a perdu sa vertu première qui est d’être une communauté : « communauté de jeunes et communauté de jeunes et d’adultes.(46*)» Les enseignants eux-mêmes ne forment pas une collectivité unie et homogène, chaque catégorie, animée de l’esprit de clan, se repliant sur elle-même, sur sa spécialité, son rang hiérarchique, la défense de ses intérêts corporatifs. Ombre furtive, fonctionnaire minuté, le professeur des temps modernes vient assurer ses heures de service et, son cours une fois débité, s’en retourne chez lui aussi discrètement qu’il est venu. Dans cet enseignement « de passe » où il vend son savoir aux Autorités, au lieu de remplir auprès de la jeunesse sa fonction sacrée d’initiateur, le maître, sauf exceptions qui confirment la règle, « ne se livre jamais en tant qu’être humain.(47*)» Dissimulant l’essentiel de ce qu’il est, il manque à l’essentiel de sa mission. De cela, de cette absence de contact personnel authentique, la jeunesse porte gravement témoignage : dans les grands centres urbains, disaient par exemple les Français (officiellement consultés sur le sujet en 1973),« un élève du secondaire sur deux (…) considère qu’il y a une barrière entre enseignants et enseignés », ajoutant que pour les étudiants d’université (63 % de mécontents) « l’université est un monde froid et anonyme.(48*)» Si le courant ne passe pas, quel savoir peut donc être transmis ? S’il n’y a pas une forme de communion, de communauté spirituelle, à l’intérieur de la classe et de l’école, comment empêcher que le monde adulte, représenté dans la vie scolaire par les maîtres, n’apparaisse aux jeunes générations comme la caricature d’une véritable communauté sociale ?
Sans initiation ni communauté, l’insertion des adolescents dans la société ne peut être que problématique et violente. À l’intérieur du système scolaire, notait (et déplorait) Goodman dès 1962, « les étudiants et le corps professoral sont comme des tribus méfiantes, sinon hostiles.(12*)» Que dirait-il aujourd’hui où, dans certaines écoles américaines, l’état de guerre est devenu un état endémique ? De ce point de vue, il semble que notre civilisation avancée (et l’Europe n’est pas en reste) recèle plus d’agressivité et de sauvagerie que les peuplades dites primitives, où généralement l’éducation faisait partie intégrante de la vie communautaire et se déroulait sans convulsions. Si aujourd’hui l’école tend à se transformer en un champ clos de conflits personnels et d’affrontements « politiques » ou nihilistes, cela est dû à l’existence d’une situation anthropologiquement insupportable plutôt qu’à un mécontentement d’origine sociale ou idéologique. L’homme a naturellement besoin de chaleur humaine et de communauté, de communication et de communion. Il a besoin de trouver un recours dans les autres comme d’être pour les autres un recours, de fournir des contrepoids à sa solitude et à sa faiblesse, de réparer sa division originelle par le réconfort d’une unité retrouvée. Mais dans la société et le système scolaire modernes, avec leur gigantisme, leurs cloisonnements et leurs spécialisations, on ne peut plus se rencontrer. Ce que l’école liée au système dominant a pour mission d’empêcher, c’est que les hommes, à nouveau réunis et fêtant leurs retrouvailles, ne se mettent à se suffire à eux-mêmes et à conspirer contre ceux qui règnent en les divisant.
Inutile, ruineuse et dangereuse, fondamentalement aliénée au système dominant, contraire aux exigences essentielles de la nature humaine : rien dans l’école d’aujourd’hui, telle qu’elle est ou telle qu’elle se dessine, ne trouve grâce auprès de Paul Goodman. Sa pensée produit comme un effet de vertige : par son ampleur, sa globalité, sa logique, sa puissance kafkaïenne et le fait que le système est lui-même vertigineux, mais aussi en raison de cette question lancinante qui s’inscrit spontanément en regard de chaque condamnation : « Quoi mettre à la place ? » L’absence du système est tout aussi vertigineuse que sa réalité.
On peut justement reprocher à Goodman de noircir le tableau, de généraliser hâtivement ici ou là, de tirer des conclusions universelles à partir d’un système spécifiquement américain ou occidental, de condamner le bon avec le mauvais et, en définitive, de prôner une « déscolarisation » qui risque, si on en pousse la logique jusqu’au bout, de faire le jeu des pires obscurantismes. Mais on ne peut lui reprocher d’avoir posé tout haut la question que beaucoup se posent tout bas : à quoi sert l’école des hommes dans une société qui se déshumanise ?
Le seul fait que l’éducation fasse problème est un mauvais signe pour un système social. La permanence du débat actuel sur l’école, la diversité des questions soulevées, la gravité des situations particulières et l’inefficience des réformes générales qui se succèdent et se surajoutent donnent une idée du fossé qui sépare aujourd’hui la société réelle de la société enseignée. Mais la lumière ne viendra sans doute pas de ces multiples débats, car le problème et sa solution sont ailleurs : « Peut-être bien que notre erreur fondamentale est d’accorder « directement trop d’attention à l’éducation des enfants et des adolescents, au lieu de leur offrir un monde adulte acceptable où ils puissent s’épanouir.(50*)» Une école qui ne va pas est le symptôme d’une société malade. Aussi est-ce la société, plus que le système d’éducation, qu’il faudrait songer à rendre meilleure. C’est pourquoi également, chez Goodman, le procès de l’école commence et finit toujours par celui de la société.