Ce texte de référence, repris d’une communication au premier congrès(1*) de la FFdP à Dourdan probablement le 27 juin 1997, paru au numéro 100 d’Actua-psy, édité par le SNPPsy en janvier-février 1998, à partir duquel s’élabora la réflexion aboutissant au concept de psychothérapie relationnelle, s’articulant aux secteurs cardinaux organisés dans le concept de Carré psy, était devenu introuvable. Nous remercions Stéphane Ménil, aujourd’hui diplômé de l’école, qui, étudiant achevant sa formation au Cifp, a consacré la patience et la minutie nécessaires à son rétablissement.
Mis à part quelques améliorations minimes dans la constitution des paragraphes et l’usage des majuscules, et l’introduction de quatre intertitres facilitant la lecture, il vous est livré dans son intégrité et intégralité. Les acronymes sont d’époque, on n’a touché à rien pour le fond (depuis l’AFFOP s’est créée en se détachant de ce qui deviendrait la FF2P, pour continuer avec le SNPPsy une politique professionnelle différente, axée sur le métier plus que sur les méthodes). Dix ans déjà nous séparent de cette édition. On mesurera l’avancement de la situation, et l’actualité d’une pensée qui n’a pas pris de rides.
Si l’on va au fond, le débat pourrait porter sur la répartition des pluriels. Je considère la psychanalyse comme une, comportant de multiples courants, non contradictoires avec les principes de base freudiens, théorie de l’inconscient, primat de la sexualité, pulsion de mort pour être concis. Ce qui unifie le champ épistémique.
Et autorise à traiter de même celui de la psychothérapie relationnelle. Agissant dans le cadre d’un processus de subjectivation à partir du ressort de l’engagement relationnel entre deux sujets dont l’un s’ignore et l’autre alternativement se saisit et se perd de vue au cours de la cure, inconscient pris en compte, la psychothérapie relationnelle peut alors être considérée comme constituant un champ disciplinaire unifié, réparti en courants, disjointe des psychothérapies objectivistes et de principe prescriptif, opérant par le ressort de l’action d’un sujet sachant sur un consultant ignorant.
J’ai jusqu’ici avec Nicolas Duruz parlé de psychothérapie(s), utilisant avec lui le pluriel d’un S entre parenthèses pour marquer ce qui allait devenir pour moi la multiréférentialité. Cela renvoie aux courants à l’intérieur d’un champ disciplinaire fondé sur le Modèle 3 de Fourcade. Ce champ n’inclut pas toutes "les psychothérapies" puisqu’il exclut celles relevant de l’ordre prescriptif, comme par exemple la thérapie systémique(2*) ou l’hypnose. On saisit ici le principe d’une remaniement classificatoire, d’une taxinomie opérant à partir de la définition de traits pertinents, ce à quoi nous nous appliquons ailleurs (3*).
Bien entendu il existe des mixtes. Quel est leur statut ? Il y aura lieu de juger si la combinaison est suffisamment d’ordre relationnel, en d’autres termes quel composant régit l’autre (ou le faisceau des autres). Une partie de la problématique de la multiréférentialité réside là. En cas d’intégration la décision est facile à prendre, on peut déterminer quel est le modèle directeur – à proprement parler recteur. Je réserverais la multiréférentialité et la nécessité de maintenir la tension de l’ambiguïté (4*) à un ensemble dont les composants relèvent tous du modèle 3 (5*).
Il demeurera des cas douteux. Le doute et la zone grise sont partout, avec leur charge d’inconfort et de réconfort : gêne, risque, et liberté. Aucun modèle jamais ne peut légitimement prétendre à verrouiller la réalité, quoique la tentation dogmatisante et totalitariste soit toujours là. À nous de trouver le chemin d’assez de sagesse pour rendre la vie vivable, et les concepts utiles mais jamais tyranniques.
Il demeurera également des cas de réserve. La référence en introduction au brulot de Sokal et Bricmont, qui ne pèse pas lourd devant l’autorité morale et scientifique de Derrida, Deleuze, Lacan, dont le génie ne saurait davantage se voir contester que celui de Mallarmé, lui aussi réputé "obscur", l’agression contre la "French Science" qui nous fait honneur à l’étranger, ainsi que l’usage problématique du pluriel pour désigner la psychanalyse, multiple mais singulière, ce qui induirait un pluriel symétrique regrettable pour désigner la psychothérapie relationnelle, peuvent se voir controverser. Nous maintenons sur ce point chacun son discours. Au lecteur de se soucier de cette controverse. Cela n’ôte pas à la réflexion que conduit Jean-Michel Fourcade dans son ensemble toute sa portée et pertinence scientifique.
Philippe Grauer
Bien que j’aie déjà abordé cette question au premier colloque de la Fédération française de psychothérapie en novembre 1997,(1*) j’ai souhaité reprendre ce thème aujourd’hui pour avoir le plaisir, après en avoir débattu avec mes collègues de l’Université de Paris 7 et de la FLdP, de partager ces réflexions avec mes collègues européens.
Le contenu de ma communication est né comme réponse à une situation à laquelle je me suis trouvé confronté plus particulièrement en dialoguant avec mes amis représentant les psychologues dans les instances nationales. Dans ces rencontres la question de la scientificité ou non-scientificité des savoirs et des formations des psychologues et des psychothérapeutes est toujours posée avec des réponses/affirmations mettant souvent la rigueur scientifique du côté des psychologues et la fragilité scientifique du côté des psychothérapeutes. Ces affirmations sont ensuite utilisées par les psychologues et, plus particulièrement en France, par les universitaires, pour disqualifier la validité et la légitimité du Savoir psychothérapeutique dans des querelles théoriques, guerres idéologiques, luttes pour les crédits et les postes ou pour une reconnaissance dans les médias et l’opinion des politiques et du public.
Ce débat n’agite pas seulement psychiatres, psychologues, psychanalystes et psychothérapeutes. L’ouvrage récent d’Alan Sokal et Jean Bricmont a été compris comme une vigoureuse remise en cause du caractère scientifique, donc de la validité, d’une part importante des productions françaises en Sciences humaines à travers les œuvres de J.B Baudrillard, G. Deleuze, J. Lacan, J. Derrida et d’autres.
J’ai pris l’habitude depuis plusieurs années de parler des psychologies et non plus de la psychologie et des psychanalyses et non plus de la psychanalyse(2*), comme il est légitime de parler des psychothérapies (3*)
Comme je l’écrivais déjà dans mon article Modernité et psychothérapies : la fin du monothéisme, l’ensemble des sciences humaines a vu depuis les années 50 se produire ce que les épistémologues avaient enregistré pour les sciences expérimentales du début de ce siècle et particulièrement pour la physique : la chute des métathéories prétendant être la seule théorie expliquant le fonctionnement de l’objet dont elles sont la science, l’apparition de plusieurs théories dites « partielles » à propos du même objet, théories différentes, contradictoires, discontinues les unes par rapport aux autres et pourtant toutes « vraies » puisque validées par diverses procédures de vérification.
Dans le domaine de la psychologie, la neuropsychologie expérimentale, la psychologie des tests, la psycho-sociométrie des groupes, la psychologie clinique sont des savoirs ayant des caractéristiques scientifiques opposées, ainsi que je le développerai dans la suite de ma communication. Dans le domaine des sciences sociales on a assisté à l’effondrement du marxisme comme dernière théorie à prétention globalisante.
La psychanalyse a pu garder cette prétention de théorie globalisante malgré les attaques dont elle fait l’objet de la part des neurophysiologistes ou des systémistes(4*), malgré les nombreuses écoles qui s’opposent sous son étiquette, et parce qu’elle a su, dans sa branche française, faire sienne les innovations de pensée pourtant les plus contradictoires avec ses fondements (passer de la science psychique de l’individu à la pensée structuraliste sur ce même psychisme). Cette position ne peut être maintenue qu’au prix de quelques travestissements qui masquent les conflits théoriques à l’intérieur même du champ psychanalytique. Un excellent exemple de cette opération est représenté par l’article Chassez le Symbolique… il revient au galop (Autrement, Octobre 1982), dont les auteurs, citant Freud en début, puis uniquement Lacan, énoncent leurs positions théoriques lacaniennes comme étant celles de la psychanalyse freudienne…
Comme I’écrit Edmond Marc : « [La psychanalyse], solidement implantée aujourd’hui dans les universités et les institutions psychiatriques, a traité le plus souvent les nouvelles thérapies par l’ignorance, le mépris condescendant ou la condamnation théorique ; lorsque les psychanalystes prennent en compte ce type de démarche, c’est pour montrer qu’elle ne répond pas aux concepts, aux règles et aux techniques de la psychanalyse et donc qu’elle est, par là même, dénuée d’efficacité thérapeutique ; ou alors elle est qualifiée de pratique sauvage fortement déconseillée. Un exemple de ce raisonnement circulaire est l’usage qui est fait, pour étayer ce rejet, de l’accusation de passage à l’acte qui serait favorisé par les nouvelles thérapies ; en fait cette notion n’a de sens et de valeur qu’à l’intérieur du cadre psychanalytique et donc ne saurait être appliquée telle quelle aux nouvelles thérapies. Par ailleurs, lorsque l’on interroge les mêmes psychanalystes, ils reconnaissent n’avoir le plus souvent aucune expérience directe de ces pratiques et se réfugient derrière un point de vue épistémologique. »
Dans le souci et l’enjeu identitaire qui est le nôtre, comme il est celui des représentants des psychologues, parler de la psychologie et de la psychothérapie permet de faire passer auprès du corps social des signes et des représentations unitaires suffisamment cohérentes et fermées pour qu’elles soient adoptées par lui, et obtenir une place ainsi qu’un pouvoir cohérent avec cette représentation.
Le jeu social est alors joué et les juristes n’ont plus qu’à inventer ou modifier le Droit existant pour être en cohérence avec la légitimité sociale ainsi construite. L’enjeu est le même quand on continue de parler de la psychanalyse malgré I’hétérogénéité des théories et des pratiques. Je voudrais dire que la réalité, plus complexe, ainsi que la réflexion sur la construction des savoirs en psychologie et en psychothérapie justifie plutôt l’utilisation de pluriels.
Les travaux épistémologiques (c’est-à-dire la réflexion sur la construction du savoir) sont réputés arides. Et pourtant si nous n’examinons pas ces questions nous ne comprendrons pas la position scientifique qui fonde notre affirmation de la spécificité de la psychothérapie par rapport à la psychologie ou aux différents savoirs psychologiques. II nous faut revenir à des modèles centraux de la théorie du Savoir.
Le premier modèle que j’appellerai modèle 1, est celui du XIXe siècle qui concerne les sciences expérimentales : on définit un champ de la réalité qui devient I’objet de ce savoir, on émet des hypothèses théoriques, on définit les conditions de l’expérience qui permettra de vérifier la validité des hypothèses. L’expérience répétée donnera des résultats identiques qui permettront d’affirmer la cohérence de l’hypothèse, devenue Loi, avec la réalité. Dans ce cadre de pensée scientifique, une loi et la loi contraire ne peuvent être vraies à la fois ; et une loi et une seule est vraie : toute autre loi est non vraie. Dans ce cadre de pensée une théorie scientifique expérimentalement démontrée est vraie et tout autre théorie est fausse. Enfin l’objectif de cette vérité scientifique est de permettre la prédiction de l’avenir quand on manipule la réalité. Ceci permet de construire des procédures d’interventions qui permettent de modifier la réalité dans un sens prédictible.
Ce modèle est celui des sciences physiques, chimiques mais aussi des sciences biologiques et médicales, théorisées par Claude Bernard. C’est aussi le modèle théorique qui sous-entend la psychologie dite expérimentale mais aussi la psychologie comportementale et psychologie systémiste.
Ce dernier rapprochement peut paraître critiquable puisque Watzlawick s’est opposé au modèle scientifique des sciences expérimentales sur deux points principalement:
– la remise en cause du principe classique de causalité définie comme monocausalité linéaire, au profit d’une pluricausalité avec un fonctionnement circulaire.
– L’entrée du praticien dans le système sur lequel il agit, ce qui le fait à son tour devenir partie du système humain avec lequel il est en interaction – ce qui le rapproche du savant du troisième modèle que j’exposerai plus loin.
Malgré ces différences je pense que la conception du savoir du psychologue systémiste et son rapport à l’objet de ce savoir comme théoricien et comme praticien reste le même que celui du savant du modèle (1). Il ne s’implique pas avec ses caractéristiques psychologiques personnelles dans la relation à l’objet et ses prescriptions relèvent de son analyse objectivante et de son savoir.
Pour preuves :
• Les formations.
• L’utilisation de protocoles construits a priori.
• La facilité avec laquelle les psychiatres se forment à la thérapie systémiste comme aux thérapies comportementales.
Celà posé, je connais de nombreux et puissants thérapeutes familiaux qui combinent le systémisme avec un sens de la relation et de l’inconscient (Virginia Satir, Maria Selvini). L’acteur qui agit sur l’objet, dans le cadre de cette conception de la science, se conçoit comme extérieur à l’objet sur lequel il expérimente ou agit pour obtenir des modifications de la réalité : l’acteur du changement agit par prescription ce qui le laisse extérieur à l’objet sur lequel il agit. D’autre part il agit avec un savoir qui n’est pas nécessairement connu par l’objet de ce savoir, cet objet pouvant être la pomme qui tombe, l’oxygène qu’on combine à une quantité double d’hydrogène pour produire de l’eau, la cellule sur laquelle on fait agir un médicament, l’individu humain ou le groupe à qui on prescrit telle suite de comportements ou tel code relationnel. Le prescripteur, hors du système sur lequel il agit, n’a pas la nécessité, pour acquérir le savoir qu’il va utiliser pour concevoir des prescriptions à suivre pour obtenir tel ou tel résultat, de se soumettre lui-même à ce savoir ou à une expérimentation personnelle de ces prescriptions. Le psychothérapeute comportementaliste ou systémiste relève de ce modèle-là.
L’autre modèle, modèle 2, est celui des sciences humaines « dures ». Dans ce modèle, qui concerne l’être humain seul comme objet, les personnes et le fait social, l’expérience pour vérifier les hypothèses au sens du modèle précédent n’est pas possible. Les hypothèses concernant les lois de fonctionnement ne peuvent être vérifiées par la construction d’une expérience scientifique mais par la répétition spontanée des faits mis en concordance les uns avec les autres, saisie et analysée par le biais de statistiques permettant de montrer l’existence de lois stables.
C’est aussi le modèle d’un certain savoir psychologique : celui des tests. C’est le modèle auquel Durkheim se réfère pour créer la science sociologique ; c’est le modèle de la psychosociologie des enquêtes par questionnaire sur des grands nombres ou sur des échantillons.
À part la question de l’expérience ce modèle ne diffère pas pour ses autres caractéristiques du modèle 1 précédent. C’était aussi le modèle du savoir de la psychanalyse conçue comme une science dans le projet initial de Freud. Dans sa recherche des lois du psychisme Freud restera jusqu’au bout avec l’ambition de construire une science ayant la même validité que les sciences médicales auxquelles il s’était formé. L’objet change c’est la psyché et non plus le corps. Mais l’objectif restera longtemps pour Freud de rechercher dans le traitement un effet prédictible grâce à un savoir répondant aux mêmes critères de scientificité que les sciences médicales, dans le but de guérir l’esprit malade ; à quarante ans sa fierté était d’avoir construit la « science des rêves ». De nombreux psychiatres sont encore dans ce modèle et peut-être plus de psychanalystes eux-mêmes qu’ils ne le croient, lorsqu’ils exigent le passage par la médecine pour former des psychanalystes « ayant l’esprit scientifique« .
Les sciences physiques avec la microphysique ou l’astrophysique et la biologie ont ouvert les voies du troisième modèle lorsqu’elles ont été contraintes, pour comprendre les faits qu’elles étudiaient, d’inclure la présence et les caractéristiques de l’expérimentateur, l’instrument qui permet d’observer les phénomènes, dans le type de résultats et de lois que l’expérience permet de formuler.
Dans ce modèle (3) qu’on appellera des « sciences molles » pour l’opposer aux deux modèles précédents qu’on appelle des « sciences dures », deux caractéristiques diffèrent de celles des modèles précédents. L’expérience construite des sciences physiques n’a plus de sens ; le savoir ne peut se construire que par co-expérience du « savant » avec les sujets humains qui font l’objet de sa recherche. C’est ce que découvre la psychanalyse, puis la psychologie clinique dans sa part psychothérapeutique et, dans le même temps, la psychologie sociale clinique avec « l’observation participante(5*) » représentée aujourd’hui par Vincent de Gaulejac.
Repartons de la révolution psychanalytique. Malgré le projet scientifique et médical qui était le sien Freud découvre que ce savoir ne peut être compris, acquis développé par l’homme de science, le psychanalyste, que s’il analyse, comprend ce qui barre pour lui-même l’accès à ce savoir : les rapports entre son moi pensant/sentant et ses pulsions, organisés dans le meilleur des cas (celui du « savant » de structure névrotique) sur le mécanisme du refoulement et tous les mécanismes de défense dans leurs relations à l’intelligence et à la pensée. S’il ne reconnaît pas son propre inconscient, s’il n’en étudie pas le fonctionnement, l’apprenti « savant » psychanalyste ne pourra pas percevoir puis co-naître le fonctionnement du psychisme chez l’autre dans ses similitudes et ses différences avec le sien propre.
Être soi-même son propre objet de recherche, avec l’aide d’un savant qui a lui-même accompli une démarche semblable bien avant, est la condition préalable nécessaire pour percevoir l’existence et les lois de l’inconscient.
Cette caractéristique épistémologique entraîne une différence sinon une opposition, en ce qui concerne la formation du savant ainsi que la formation du praticien avec ce qui résultait dans ces domaines en cohérence avec les deux premiers modèles, différence tellement radicale que Freud, en 1926, à la suite du procès de Theodor Reik pour exercice illégal de la médecine, amené à prendre position sur la formation du psychanalyste, n’hésitera pas à écrire que la formation médicale est opposée à la formation du psychanalyste. Dans mes termes, concevoir l’acquisition du savoir psychanalytique selon le modèle (1) est une résistance à l’acquisition du savoir selon le modèle (3). Il défendra toujours l’analyse (et l’analyste) « laïque » contre la récupération du savoir psychanalytique et de la formation du psychanalyste dans le modèle (2) par les médecins.
Une deuxième caractéristique des hommes de science du modèle 3 est que – et cela est cohérent avec la première caractéristique – lorsqu’ils vont utiliser leur savoir dans des actions destinées à obtenir des changements prédictibles chez les objets/sujets de leur savoir, ils ne vont pas être en dehors de cette action pas plus qu’ils ne sont en dehors de ce savoir. C’est-à-dire qu’ils ne vont pas agir par des prescriptions mais par des relations – j’ai l’habitude de dire par la relation – dans lesquelles ils sont acteurs mais aussi agis et donc interagis. Le changement du patient est pensé, prévu, prédit dans la relation de transfert/contre-transfert où le psychanalyste est lui-même l’objet-sujet des transferts inconscients du patient qui mettent en route ses propres mécanismes inconscients.
La gestion de cette relation ne se fera en sécurité que si l’analyste a déjà acquis une connaissance suffisante de lui-même, de sa personnalité, de ses propres mécanismes inconscients pour repérer le connu, le su autant que l’inconnu et l’insu en lui-même et en l’autre, ce qui le conduit à construire de nouveaux savoirs et aussi, bien souvent, à faire à ce qui reste incompris la part qu’il a toujours dans l’infini mystère de la vie. Même lorsque la théorie qui les fonde est autre que l’une ou l’autre des nombreuses théories psychanalytiques, les sciences psychothérapeutiques (et psychologiques et psychosociologiques dites « cliniques ») qui ont dans leur clinique pour outil d’action la relation relèvent du même modèle scientifique et sont fondées à exiger dans la procédure de construction et d’acquisition du savoir ainsi que dans la formation du praticien, un travail qui lui donne une connaissance poussée de sa propre personnalité (incluant (ou pas) ses caractéristiques inconscientes).
Voilà pourquoi nous, psychothérapeutes, qui travaillons par la relation et dans la relation, nous avons, presque cent ans après la découverte de l’inconscient, généralisé l’exigence freudienne à l’ensemble du savoir et des pratiques psychothérapeutiques (par la déclaration de Strasbourg). Cette exigence nous a amenés à construire des formations de savants et praticiens différentes de celles du modèle 3 des psychologues cliniciens ou des psychothérapeutes formés dans le cadre des enseignements universitaires. Ces enseignements théoriques – même accompagnés de stages qui permettent une sensibilisation au champ psychothérapeutique et un début de questionnement sur sa propre personnalité –, ne permettent pas d’acquérir une connaissance suffisamment approfondie de soi-même et de ses capacités, avec entraînement à la Relation.
Ceci explique aussi nos « voisins »/ « cousins » psychologues français lorsqu’ils élaborent un projet européen de formation des psychologues à la « fonction » psychothérapeutique – puisqu’ils ne veulent pas reconnaître la différence de profession – soient amenés à ajouter cinq années de « formation » aux cinq années du DESS psychologie clinique. Mais, comme Freud à propos de la médecine, je dirai que cette formation initiale (théorique et sans travail psychothérapeutique personnel) est une déformation. Les apports théoriques préalables à l’expérience personnelle, permettent une résistance difficilement surmontable aux surprises éveillantes, et formatrices en profondeur, que provoque un travail sur soi-même préalable à toute formation théorique.
Voilà le pilier central de notre différence avec les psychologues « expérimentalistes », les psychologues cliniciens formés en France et avec les psychiatres : ils n’ont pas une formation en cohérence avec le modèle 3 de construction du Savoir des psychothérapeutes travaillant avec la relation. Vient s’ajouter à tout cela cette autre caractéristique que j’ai signalée plus haut et qui concerne aujourd’hui aussi bien les sciences du modèle (1) que celles relevant des modèles (2) et (3) – et cela ne simplifie pas notre recherche d’identité ni notre recherche de différence avec les psychologues cliniciens.
Depuis la rupture entre la psychologie expérimentale, dite « scientifique », et la psychanalyse d’une part, et, d’autre part, la fin de la prétention psychanalytique d’être le seul savoir vrai concernant le psychisme (par quels artifices nous présente-t-on les théories kleinienne ou lacanienne, pour ne parler que d’elles, comme des développements directs et cohérents de la théorie freudienne !) les sciences psychologiques et psychothérapeutiques sont dans le même état épistémologique que, au début du XXe siècle, celui des sciences exactes ou « dures » : la fin des métathéories exclusives dans la logique du modèle (1), la multiplicité des théories « partielles » toutes vraies, toutes utiles, mais non cohérentes les unes avec les autres, ayant toutes, quoiqu’en disent les tenants de la rigueur universitaire, des critères de validité scientifique – au sens des modèles (2) ou (3) – comparables.
Alors je dis souvent à mes étudiants : ne vous laissez pas impressionner quand un psychologue clinicien, un psychiatre ou un psychanalyste disent quelque chose comme « seul mon Savoir est scientifique, le vôtre ne l’est pas ». Il y a plusieurs vérités maintenant dans les sciences dures ou molles, comme il y a plusieurs chambres dans la maison du père.
Je voudrais évoquer enfin ce que je ne peux appeler que paradoxalement, et vous allez comprendre pourquoi, un quatrième modèle du savoir. En effet ce modèle que je caractériserai ainsi, de façon extrêmement synthétique, dit : il n’y a pas de Savoir à statut scientifique possible dans les sciences humaines.
Le savoir est renvoyé au statut de l’Imaginaire et du Symbolique, catégories théorisées par Lacan et reprises par les épistémologues lacaniens. Toute tentative de construire un savoir sur le psychisme, de le lier à un savoir sur ce qui est d’un autre ordre (biologie ou chimie, etc.), d’articuler ces deux ordres ou d’élaborer un savoir sur cette articulation, comme le fait par exemple Max Pagès ou comme je le fais dans mon livre sur les patients-limites, est interprété comme déni de la rupture entre les ordres psychique et non-psychique, comme angoisse ou terreur de l’insu, du non prévisible, du non maîtrisable, en un dernier mot : de l’inconscient, pris ainsi dans une nouvelle acception d’impossible-conscient.
Cette radicalisation du non-savoir entre deux ordres opposés s’étend aussi au soit-disant savoir psychanalytique : tout le courant génétique, celui de Freud, d’Anzieu, est lui-même renvoyé à l’imaginaire, donc à l’illusion en ce qui concerne son statut de savoir scientifique positif. Un autre aspect de cette position épistémologique concerne la relation client-thérapeute : dans le travail avec l’inconscient, se mettre en posture d’attendre du prédictible et du connu ferme l’accueil à ce qui est imprédictible.
En décrivant quatre modèles heuristiques, j’ai bien conscience de procéder à ce que certains ressentiront comme une schématisation appauvrissante. Mais elle me semble utile pour bien comprendre ce qui est central pour chacun de ces modèles et ce qui les différencie, ainsi que les savoirs qui en résultent.
Dans notre réalité complexe nos savoirs proviennent des quatre modèles et non seulement nous utilisons des théories variées relevant du modèle (3) mais aussi d’autres venant du (2) et même du (1) ! Une des questions que cela pose – et pas seulement pour les théoriciens de la psychothérapie intégrative et multiréférentielle – est : comment articulons-nous ces différents savoirs en théorie et en pratique ?
Les batailles légales et institutionnelles qui opposent psychiatres, psychologues et psychothérapeutes ne recouvrent pas seulement une âpre lutte pour le partage d’un marché économique entre divers corporatismes. Elles renvoient aussi à des différences profondes que théoriciens, praticiens et public perçoivent mais sans savoir toujours comment les comprendre. Pour cela il m’a paru utile de partager quelques repères épistémologiques pour tenter de clarifier sur quels points les uns et les autres se ressemblent ou se différencient.
L’unité entre psychothérapies et psychothérapeutes modèle (2) (comportementalistes et systémistes) et ceux du modèle (3) ne sera pas facile à démontrer ni à gérer. Les psychologues cliniciens et les psychiatres le sentent fort légitimement. D’autre part cette compréhension des fondements épistémologiques de la Déclaration de Strasbourg a eu pour nous pour conséquence une approche critique du CEP (Certificat européen de psychothérapie) adopté par l’EAP (Association européenne de psychothérapie) en juillet 1997 : trop théorique, pas assez clinicien et l’élaboration de la mise en place d’une double procédure pour la reconnaissance des professionnels, l’une jouant une fonction d’instance tierce par rapport à l’autre : certification par les écoles d’une part, et habilitation par des pairs, d’autre part. Mais ceci est à développer pour l’avenir.
Mis en ligne le 4 décembre 2006