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Élisabeth Roudinesco ou la philosophie saisie par la psychanalyse

Le Cifp s’honore d’être la seule École de formation à la psychothérapie qui réserve une place importante à un enseignement en philosophie. Discipline voisine qui facilite la navigation interdisciplinaire, la sensibilité aux concepts et l’exercice de la critique, la philosophie est en passe de devenir une inspiratrice de poids dans l’avancée intellectuelle dont procède la psychothérapie relationnelle et la psychanalyse. Le Snppsy prépare un colloque sur cette convergence.

Élisabeth Roudinesco avec son dernier ouvrage, Philosophes dans la tourmente, mais avec, cette remarquable interview nous le rappelle, avec sa longue et fructueuse fréquentation des philosophes, dont on retiendra l’amitié avec Jacques Derrida. Car Élisabeth Roudinesco est femme d’amitié, illustrant ici pour notre bonheur cette philia qui fut au fondement de la grande philosophie hellénique.

Nous vous présentons cet entretien avant de l’intégrer à nos Textes et documents, il mérite largement sa mise en vedette éditoriale, vous allez tout de suite pouvoir juger de ce qu’apporte à la psychothérapie relationnelle, à la psychanalyse et à la phiosophie la pensée de cette intellectuelle d’envergure.

Le paradigme psychanalyse vs. psychothérapie qu’elle soutient renvoie à la psychothérapie comportementaliste, éventuellement à colloration de pensée magique. Une fois de plus, l’emploi du terme non spécifié de psychothérapie peut prêter à confusion. Dans un prochain article je soutiendrai tout cela.

Philippe Grauer



Élisabeth Roudinesco, historienne, Directrice de recherche à l’université Paris VII, est Chargée de conférences à l’École pratique des hautes études (IVème. Section).
Michel Rotfus est professeur de philosophie au Lycée international Honoré de Balzac, Paris 17ème.


Michel Rotfus : Depuis 1973, les programmes officiels d’enseignement de la philosophie en classes terminales font figurer l’inconscient dans la liste des notions, et Freud dans celle des auteurs. Vous utilisez cela comme un argument de fait pour dire qu’on peut considérer désormais que la psychanalyse fait partie de la philosophie, et que c’est évident. La preuve, c’est qu’elle est enseignée dans les programmes de philosophie. Ce raisonnement circulaire n’explique pas la relation privilégiée qui s’est nouée entre elles deux. Or, dans Pourquoi la psychanalyse ? vous dites que: «la France est le seul pays au monde où ont été réunies pendant un siècle les conditions nécessaires à une intégration réussie de la psychanalyse dans tous les secteurs de la vie culturelle» (1*) . Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là et que vous nommez «l’exception française»? Ne peut-on pas trouver un éclairage sur cette relation de ce côté-là ?

Élisabeth Roudinesco : Je suis d’accord: j’ai énoncé un paradoxe et vous avez raison de me le retourner. Si Freud est enseigné, c’est d’abord parce que ça a été une décision de le mettre au programme. On pourrait l’en retirer que la proposition n’en resterait pas moins vraie: l’œuvre de Freud est philosophique. C’est en soi une très bonne décision de l’avoir mise au programme. Mais ça n’est pas un hasard que ça ait eu lieu en France. C’est le seul pays au monde où l’œuvre de Freud a été commentée, et avec enthousiasme, d’abord par les écrivains, puis par les philosophes: c’est le monde de la culture qui l’a reçu. Il faut distinguer deux époques.

Dans la première, Freud est accueilli en France par les surréalistes, mais aussi par la Nouvelle revue française , Gide. Et même si Breton était un élève de Janet et que sa notion d’inconscient n’était pas freudienne, c’est vers Vienne et vers Freud que ce sont tournés les regards des écrivains. Puis ce sont les philosophes qui s’intéressent à lui: Politzer, Lefebvre; tout le groupe de La Recherche philosophique . Les phénoménologues aussi : Koyré, Kojève et même le premier Sartre. Dès ce moment-là, l’œuvre de Freud fait effraction. Ce sont aussi Bataille, les revues Arguments, le Minotaure, et toutes les revues littéraires, anthropologiques sociologiques, tous ces groupes qui mettent l’œuvre de Freud au centre de leurs préoccupations. En outre commencent les débats avec les communistes et les marxistes : même si ceux-ci rejettent la psychanalyse, il y a débat. D’une façon générale, la réception de l’œuvre de Freud en France se fait dans le débat et la réflexion critique. Alors qu’en 1926, en France, se crée la première société psychanalytique placée sous l’égide de l’ International Psychoanalytical Association (IPA), créée par Freud, les littéraires et les philosophes abordent un tout autre Freud, parce qu’ils le font de façon critique.

Dans la deuxième période, après 1945, ce sont nettement les philosophes qui s’intéressent à Freud. Les écrivains du Nouveau Roman sont indifférents, voire hostiles à son œuvre alors que les phénoménologues continuent de s’y intéresser. À commencer par Sartre qui s’est toujours situé par rapport à la question freudienne, mais aussi Merleau-Ponty, quoique de façon latérale.

Parallèlement, toute une partie du monde psychiatrique français est sensible à l’œuvre de Freud: ceux qui sont marqués par la phénoménologie comme Minkowski. Ceux aussi qui sont ouverts au mouvement surréaliste. Déjà Henri Ey comme les partisans de la psychothérapie institutionnelle étaient sensibles à l’interrogation philosophique. Tout ce milieu était prêt à recevoir un autre Freud.

Puis dans les années 60, vient toute une génération pour laquelle l’œuvre de Freud va être présente ou centrale et dont nous sommes les héritiers : Canguilhem, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze. Mais aussi, dans le même temps, les anthropologues et en particulier Claude Lévi-Strauss. Il faut ici bien distinguer l’intérêt de ces intellectuels pour l’œuvre de Freud de leur aversion pour le mouvement psychanalytique, ses habitudes, son dogmatisme et ses rituels qui ressortissent à son organisation au niveau mondial. Dans ce contexte, Lacan va être une figure centrale, d’avant garde, et Foucault le dit très bien : sans lui, il n’y aurait pas eu cet intérêt des philosophes pour Freud. Dès 1950, alors même qu’il est encore peu connu, il relance le débat entre psychanalyse et philosophie. Il est le premier à réintroduire la philosophie allemande dans l’œuvre de Freud.

M.R. : Avec la réception de Lacan, les choses vont donc prendre un tour radicalement nouveau ?

É.R. : En effet. La deuxième génération, structuraliste, c’est-à-dire Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, sera marquée par Lacan. Quand Foucault dira cette phrase extraordinaire que Sartre et Lacan sont nos deux contemporains alternés, il a raison : l’un c’est la philosophie du sujet, l’autre celle de la structure. C’est d’ailleurs sur cela que repose mon livre (2*). Pendant tout un temps, celui de son enseignement oral, Lacan est ignoré : il n’est connu que d’un cercle restreint au-delà duquel on ne le comprend pas bien. Ceux qu’il admire, Merleau-Ponty, Jakobson, Lévi-Strauss, Canguilhem, le tiennent pour peu de choses et ça l’a désespéré. Mais en 1966, alors qu’il a 65 ans, les Écrits sont publiés. Du jour au lendemain, c’est un best-seller, comme Les mots et les choses , au même moment. On est dans une tout autre génération, qui est la mienne. Et cela je le sais pour l’avoir vécu : à cette époque-là, j’ai 22 ans, et je connaissais Lacan dans la vie parce qu’il était un ami de ma mère qui était elle même psychanalyste. Au fond, ça ne m’intéressait pas beaucoup. Je faisais partie de la « famille » mais je n’allais pas à son séminaire qui était perçu comme un truc de médecins. Étudiante en Lettres, je me suis mise à lire Foucault, Althusser, Derrida. Mais Freud pas du tout. La publication des Écrits , je peux en témoigner, sort Lacan du milieu psychanalytique : avec ce livre-là, on découvre un autre Lacan, mais aussi un autre Freud qu’on se met à lire ou à relire autrement. Tout d’un coup, on découvre une œuvre qui compte philosophiquement.

À ma connaissance, ce phénomène est unique au monde. Dans tous les autres pays, la voie intellectuelle est passée par autre chose que par la philosophie : dans les pays anglo-saxons, ce sont essentiellement les écrivains qui se sont intéressés à la psychanalyse. Aux États-Unis, ce sont plutôt les cinéastes. Les écrivains aussi, mais à partir de 1945, tout Hollywood est marqué par la culture freudienne. Dans les pays latino-américains, outre les mouvements d’ « Art Nouveau », équivalents du surréalisme, marquée par le désir du lien entre les cultures latino et européenne, la philosophie est éclectique et se nourrit de tout ce qui vient d’Europe ; dont la redécouverte de l’aspect philosophique de Freud à travers Althusser. En Allemagne, c’est encore autre chose: dans la reconstruction de l’après-nazisme, l’École de Francfort se reconstitue. Adorno et Horkheimer ont été profondément freudiens dans l’entre deux guerre, mails ils ont été les seuls. Pour l’ensemble, leur influence reste limitée au milieu philosophique allemand. Plus tard, l’intérêt pour l’œuvre de Freud va être relancé par la French Theory : Lacan, Foucault, Derrida, Deleuze, Althusser.

M.R.: En France, donc, la philosophie a noué un rapport privilégié avec l’œuvre de Freud. Pourtant cette situation n’est pas dépourvue d’ambiguïté ni d’ironie si l’on songe à la critique sévère que Freud adresse à la philosophie, assimilée à une vision du monde, Weltanschauung dépourvue du caractère ouvert que revendique Freud pour sa théorie, fondée sur la recherche, et admettant le doute et le réexamen. Si l’on songe aussi à son hostilité nettement affirmée contre la philosophie, fabricatrice de visions du monde ?(3*). Cette question est-elle close ?

É.R. : La question n’est jamais close pour la bonne raison que les choses « reviennent », non pas à l’identique mais sous d’autres formes. Au sens où Derrida, recourant à Freud d’ailleurs, réfléchit sur une pensée qu’on croyait morte, ou écartée et qui revient : celle de Marx (4*). Freud a écarté la dimension philosophique en effet, parce que son modèle était la science. Il a d’abord voulu calquer la psychanalyse sur les sciences biologiques, et précisément sur l’évolutionnisme darwinien en rêvant de faire de la psychanalyse une science de la nature. Mais en même temps, très vite, il a abandonné ce modèle. Il a été tiraillé entre ce désir de scientificité, et la philosophie qui en a été le repoussoir. Tantôt il considérait la philosophie comme un système paranoïaque, tantôt, elle le fascinait. Je rappelle que dès le début de sa vie intellectuelle, alors étudiant admiratif de Brentano, il avait voulu être, lui-même, philosophe. Il était imprégné de philosophie, quoiqu’il en ait dit et qu’elle que soit la force avec laquelle il s’en est défendu. Je crois que Freud, de ce point de vue-là s’est profondément trompé. Non pas en privilégiant la question de l’autonomie de la psychanalyse, mais en imaginant qu’elle se situerait du côté de la science et des sciences dures. Cela ne s’est pas fait : dès que les sciences dites humaines basculent du côté des sciences dures, elles perdent leur âme. Et c’est tout le problème de la psychanalyse: elle n’est pas une médecine et si elle veut le devenir, elle est ridicule. Elle n’est pas une philosophie, et si elle veut le devenir, ça ne va pas. La psychanalyse comme la sociologie, l’anthropologie, doit avoir une autonomie à l’égard du prétendu modèle de la scientificité des sciences expérimentales.

Donc le débat n’est jamais clos: chaque fois qu’il y a un intérêt commun entre psychanalyse et philosophie, les deux progressent. Chaque fois que le débat a lieu avec les sciences dures, on assiste à une régression.

M.R.: La psychanalyse est fortement identifiée, par son noyau théorique, conceptuel, qu’est la métapsychologie . Si on accepte la définition deleuzienne de la philosophie comme productrice de concepts, alors elle est éminemment philosophique. Mais en ne privilégiant d’elle que cette dimension, ne risque-t-on pas de lui amputer quelque chose d’essentiel en la coupant de la clinique ? Et en articulant les deux, n’a-t-on pas affaire à un curieux objet : théorie à caractère philosophique, méta philosophique, ou quelque chose comme ça, qui aurait un statut très particulier et qui serait fondé sur une pratique propre ?

É.R. : Je suis parfaitement d’accord et Freud en était très conscient. Mais il disait très clairement que le jour où la clinique tuerait la recherche, il n’y aurait plus de psychanalyse. En ce sens que s’il n’y avait pas d’avancées théoriques pures, indépendamment de la clinique dans une réflexion qui s’articulerait aux autres sciences — dont les sciences humaines (ce que nous nommons aujourd’hui ainsi) —, il n’y aurait plus de psychanalyse du tout. Autrement dit, cette discipline a une partie médicale, une thérapeutique, qui est la clinique, et c’est là son drame. Mais c’est comme ça : elle est aussi faite pour soigner des gens, c’est une médecine de l’âme. Mais si elle n’est qu’une médecine de l’âme, alors elle n’est qu’une psychothérapie. Avec une conscience nouvelle, certes, mais elle reste un outil thérapeutique. Or elle est bien plus que cela. Et c’est l’ambivalence terrible de cette discipline, qui sera toujours fragile parce qu’assise sur des domaines différents. L’histoire montre quelque chose de tragique sur la psychanalyse sur quoi je me suis toujours interrogée : plus elle évolue professionnellement, plus il y a des
psychanalystes, plus elle s’étend avec ses associations et ses règles, plus elle bascule vers une pure activité clinique, thérapeutique, et plus les psychanalystes perdent alors toute emprise sur le champ du savoir. Ils cessent d’être des savants et des intellectuels pour devenir des thérapeutes. Et des bons, de haut niveau, probablement les meilleurs. Ce qui est très honorable. Et avec des avancées incontournables aujourd’hui, par exemple en pédopsychiatrie avec les travaux de Mélanie Klein et de Winnicott, ou bien sûr les perversions, sur la psychose.

Même si le « connais-toi toi-même » socratique n’est pas la même chose et nous le savons, il y a aussi tout cet aspect qu’on trouvait présent dans les vieilles Écoles philosophiques, et qui incluait la dimension thérapeutique. Il y a eu une « pharmacie », un pharmakon philosophique qui a eu tendance à disparaître en même temps que la médecine s’est séparée de cette dimension philosophique pour devenir « scientifique ». Dans nos sociétés, la thérapeutique est devenue prégnante, et plus la demande thérapeutique augmente, plus la psychanalyse s’instrumentalise au service d’une simple psychothérapie. Tout le champ de l’interrogation théorique bascule du côté des chercheurs en histoire, en littérature, en philosophie et du domaine savant, tandis que la partie doctrinale de la recherche cesse d’être la propriété du domaine psychanalytique qui se dogmatise dans des écoles professionnelles et qui se rétrécit. C’est un mouvement que je qualifierais à mon grand regret d’inéluctable, parce que ça s’est produit partout. Nous en sommes là, aujourd’hui, sauf en France: les meilleurs travaux sur la psychanalyse sont faits par des gens qui ne sont pas psychanalystes, qu’ils aient été ou non analysés . Osons le dire et disons le bien.

M.R.: Comment aborderiez-vous ce double aspect de l’œuvre de Freud, la métapsychologie et la clinique, dans le cadre d’un enseignement philosophique en classe terminale, qui est, en fait, un enseignement inaugural?


É.R.
: Ce qui est fascinant avec Freud, c’est qu’en effet, on a les deux aspects. C’est très différent avec les psychologues de sa génération comme Janet qui était pourtant philosophe de formation. Entre les Études sur l’hystérie et l’ Interprétation des rêves , la clinique et la doctrine, j’aurais tendance à choisir le deuxième. Même si certains textes comme les Cinq leçons permettent de concilier les deux.

M.R.: Et concernant la spécificité de Freud ?

É.R. : Il ne s’agit pas de déclarer simplement et de façon dogmatique que Freud a fait rupture et qu’il n’y a qu’à le croire. Et pour l’expliquer à des élèves d’une classe de philosophie, je dirais qu’à la différence de tous les autres psychologues de son époque, il a ramené les phénomènes psychiques et chacun d’entre nous à la culture grecque, à la tragédie, et à Œdipe . À Œdipe de Sophocle. Non pas à un Œdipe psychologisé (on nous a fait le coup de la famille oedipienne et Freud aussi l’a fait, et en cela, il est impardonnable), mais à Sophocle. Le geste fondateur, a été de ramener chaque sujet, avec son histoire singulière, son intimité, ses petits problèmes de cœur et de famille, aux grandes tragédies de l’humanité. Aucun psychologue de cette époque n’a eu l’audace de ramener l’histoire d’Œdipe ou celle d’Hamlet à une petite affaire privée. Et cela, me paraît plus important que la métapsychologie. Je m’en suis expliqué dans le dialogue avec Derrida(5*), je ne défends la métapsychologie que contre la psychologisation. Là, en effet, il faut cet appareil conceptuel parce que sinon, il n’y a pas de différence avec les psychologues. Mais toute la force de Freud, c’est moins la métapsychologie que de ramener toute la clinique aux grandes œuvres de l’histoire de l’humanité, d’avoir ramené le sujet dans le tragique de l’histoire. D’où l’importance de Totem et tabou , l’ Interprétation des rêves, L’avenir d’une illusion , et Malaise dans la culture . Et là on est bien dans un enjeu philosophique : la confrontation du sujet à son destin. Dans une classe de philosophie, on doit pouvoir se permettre d’opérer les rectifications critiques nécessaires à l’égard des vulgarisations abusives de psychologie de bazar faites par un psychanalyste qui leur explique à la télévision ce qu’est le complexe d’Œdipe.

M.R.: Justement, dans vos livres, vous opposez l’homme tragique à l’homme comportemental. Or bien des élèves ont une croyance »spontanée » dans le rôle prépondérant des déterminismes biologiques comme dans celui des conditionnements de toutes sortes. Le professeur de philosophie, n’a-t-il pas là un rôle particulier à jouer en montrant ce qui différencie et oppose ces deux modèles de l’humain et la complexité des enjeux ?

É.R. : Ce qu’a montré la psychanalyse, c’est la singularité d’une expérience subjective qui place l’inconscient, la mort et la sexualité au cœur de l’âme humaine. L’inconscient freudien repose sur ce paradoxe d’un sujet libre qui a perdu la maîtrise de son intériorité, qui selon la formule que vous utilisez certainement, n’est plus « maître dans sa propre maison. »(6*) . Le sujet freudien est libre, doué d’une raison qui vacille à l’intérieur d’elle-même. Il est un être parlant, capable d’analyser la signification de ses rêves, de se remémorer et d’explorer sa subjectivité, de s’affronter au refoulement et au conflit interne, de travailler son déterminisme inconscient pour s’en émanciper. Il n’est ni la machine comportementale des psychologues, ni l’homme neuronal des biologistes porteur d’une mémoire génétique.

Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, au moment où la psychiatrie devient essentiellement une pharmacothérapie, et où les nouvelles thérapies comportemantalo-cognitivistes se développent, on voit un attrait grandissant pour le bouddhisme et la méditation transcendantale. Toutes sortes de choses a-théoriques. Mais qui regardent tout de même la classe de philosophie, non? Ou qu’on peut regarder en les examinant pour ce qu’elles se donnent, comme des solutions possibles au malaise existentiel, remplaçant à leur manière les anciennes philosophies qui proposaient leur pharmakon.

Le mouvement historique actuel, qui se radicalise, tend à transformer de plus en plus les hommes en objets. La société devient dépressive en refusant toute idée de culpabilité, de désir, de conscience, d’inconscient. C’est-à-dire de subjectivité. Il reste alors l’individu, mesurable dans ses agissements, dans ses réussites ou ses échecs qui sont quantifiés, comme on quantifie ses traumatismes, pour n’avoir plus à s’interroger sur leur origine. Ou alors pour expliquer comment, par exemple, les variations de sérotonine permettent enfin de comprendre la cause exclusive du suicide (7*). Pour ces esprits « scientifiques » on dispose là de la clé de la compréhension de la dépression qui ne serait due qu’à une baisse de l’activité de la sérotonine. Ainsi, croient-ils, la logique chimico-biologique amène enfin dans la lumière de la compréhension rationnelle les obscurités de cet acte foncièrement humain. Le tragique de la mort de Cléopâtre, de Socrate, de Werther, ou d’Emma Bovary est ramené à l’effet d’une simple molécule. Et les travaux sociologiques, historiques, philosophiques, littéraires ou psychanalytiques, de Durkheim à Maurice Pinguet (8*) sont enfin renvoyés à la préhistoire du savoir scientifique (9*), gouvernement du corps et de l’esprit par une politique qui érige la biologie en système totalisant ?

M.R. : N’est-on pas aussi, en lien avec cela, devant l’émergence d’un nouveau paradigme, celui de la dépression, qui vient se substituer à celui de l’hystérie, corrélatif de l’homme tragique ?

É.R. : Tout se passe comme si cette chose-là, le bio-pouvoir, tendait de plus en plus à s’installer. Comme si la rébellion, voire la subversion devenait de plus en plus illusoire remplacées par un enfermement sécuritaire, par le conformisme et l’hygiénisme. Cette nouvelle barbarie se manifeste par une tristesse de l’âme et l’impuissance du sexe. Face aux dépressions qui prolifèrent dans nos sociétés démocratiques, le renoncement à explorer l’inconscient découle ainsi d’un véritable processus psychologique de normalisation. La dépression est une entité molle, aux contours nosologiques mal définis (10*). Elle est un corollaire de l’abandon de la lutte constitutive de la liberté dans nos sociétés démocratiques modernes.

Le déclin de perspective révolutionnaire conduit à rechercher dans les « camisoles chimiques » le changement de comportement subjectif. L’ « homme nouveau », lisse, évite ses passions. Les succès de la pharmacologie engendrent ainsi de nouvelles aliénations. La régression de la psychanalyse est liée à l’idée que toute rébellion deviendrait impossible, et la pharmacologie devient l’outil indispensable des sociétés démocratiques.

Un indicateur permet de mesurer l’impact de cette mutation, qui est mondiale : l’évolution du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux , ( DSM ) (11*). Dans sa première version, élaborée en 1952 par l’ American Psychiatric Association , il tenait compte des acquis de la psychanalyse et de la psychiatrie dynamique (12*) qui avait intégré comme moyen de traitement, la dimension relationnelle intersubjective, défendant l’idée que les troubles psychiques et mentaux relevaient pour l’essentiel de l’histoire inconsciente du sujet, de sa place dans la famille, et de sa relation à l’environnement social. Avançons à grandes enjambées. Où en sommes nous aujourd’hui ? Après plusieurs révisions successives et dans son état actuel depuis 94, le DSM fait mondialement autorité, adopté par l‘Association mondiale de psychiatrie, fondée par Henri EY en 1950, puis par l’OMS et, même s’il faudrait pouvoir expliquer tout cela longuement et en détail, disons que la psychiatrie est ramenée dans le champ d’une médecine bio-physiologique excluant toute référence à la subjectivité.

Tout cela semble nous éloigner de la classe de philosophie. Et pourtant ! Cette évolution de la psychiatrie est corrélative de l’essor de la psychopharmacologie. La psychiatrie délaisse le modèle nosographique (13*) au profit d’une classification des comportements. La psychothérapie est réduite à une technique d’effacement des symptômes. Le médicament répond toujours à un état symptomatique : qu’il s’agisse d’angoisse, d’agitation, de mélancolie, ou de simple anxiété, c’est la face visible du mal qui va être traitée, ce qui permet d’éviter d’en rechercher les causes. L’efficacité pragmatique se substitue à l’investigation de l’efficacité symbolique. Le patient est orienté vers une position de moins en moins conflictuelle, et donc de plus en plus dépressive. À la place des passions le calme, à la place du désir, l’absence du désir, à la place du sujet le néant, à la place de l’histoire, la fin de l’histoire. Autre façon de prétendre atteindre l’ataraxie des Anciens, ou de tendre vers le souverain bien. Autre façon aussi de revisiter une bonne partie du programme de philosophie !

M.R.: Derrière cette autre figure possible de l’humain au psychisme naturalisé, on voit se profiler les critiques actuelles, pour certaines virulentes, de la psychanalyse. Certaines d’entre elles méritent-elles selon vous figurer à la suite des critiques désormais classiques, comme celles de Popper ou de Wittgenstein ?

É.R. : Non! Parce que ces « critiques » relèvent de la haine, et d’une haine de procureurs dans un procès à charge. Ces auteurs cherchent dans les textes le moyen d’abaisser le texte. Je préfère m’en tenir aux critiques faites par les philosophes, même les plus dures : c’est bien plus intéressant d’étudier Deleuze ou Derrida qu’Adolf Grünbaum ou Mikkel Borch-Jakobsen qui écrivent des sottises (14*). Il y a vingt ans, Borch-Jakobsen écrivait des choses intéressantes, en montrant que Freud, tout au début n’était pas né ex nihilo. Il montrait ses sources. Mais son évolution est semblable à celle qui a fait passer de Furet à Stéphane Courtois pour l’histoire de la Révolution française et du communisme : l’histoire de toute une génération qui a cru à une idée a été rabattue sur le stalinisme. Les livres de Borch-Jakobsen depuis 15 ans ne sont qu’à charge et en deviennent mensongers. Lui et Grünbaum connaissent parfaitement le corpus freudien et ils le lisent de cette façon très moderne qui s’appelle le délire d’interprétation. C’est cette méthode d’interprétation qui finit par faire dire à un texte le contraire de ce qu’il dit. Le commentaire est une très bonne chose quand c’est fait, par exemple par Derrida. C’est même extraordinaire, parce que ça vous fait retravailler le texte. Mais avec ces deux-là, on ne voit plus le rapport entre le commentaire et le texte. Et pourtant, reprocher à un auteur de ne pas être ce qu’on aurait voulu qu’il soit, ça peut donner des chefs d’œuvres. Quand André Breton reproche à Freud de ne pas être André Breton, ça donne quand même Nadja .


M.R.:
Par exemple quand Grünbaum reproche à Freud de ne pas avoir conservé le modèle neurophysiologique.

É.R. : Oui, et ça a donné quelque chose de très pauvre. Il aurait été plus intéressant de s’interroger sur la raison de savoir pourquoi. Si c’est pour dire que l’œuvre de Freud s’arrête en 1895, c’est à dire au moment où elle commence, moi je veux bien (15*) … mais alors il faut faire autre chose dans la vie…Plutôt que de reprocher à Freud l’abandon de ce modèle, sans se demander pourquoi il l’a abandonné, pour ensuite en faire un faussaire ? Parce que tout de même, Grünbaum finit dans son livre par accuser Freud de toutes les turpitudes possibles et inimaginables, tout en étant fasciné.

Je crois que cette haine est très particulière. Je m’intéresse beaucoup à la haine. Dans mon dernier livre , la caractéristique des philosophes dont je parle, c’est la détestation dont ils ont été l’objet, Canguilhem peut-être mis à part. Le sommet de la haine et de la détestation, on peut croire que c’est Marx, mais c’est Freud. L’objet absolu de la haine, c’est le marquis de Sade mais cela, il l’ a absolument voulu. Cet être incroyable a, par sa perversion et son aversion de la loi, érigé sa vie et son œuvre dans le but de faire horreur. Que Sade provoque une telle détestation, c’est voulu par lui-même. Il se pose en rebut abject de l’humanité. Mais en revanche, je trouve très intéressante la question de savoir pourquoi Marx et Freud ont été tellement haïs ; en même temps que je trouve inimaginable cette haine même. Marx encore, on peut parvenir à comprendre cette façon rétroactive de lui reprocher, non pas le Goulag, mais quelque chose de l’idée communiste qui ne marche pas et qu’il faut réviser, puisqu’il y a une répétition, puisque la Révolution s’est quand même terminée dans la Terreur. On peut vouloir rester révolutionnaire mais il faut savoir où on va si on n’arrête pas la révolution. C’est-à-dire vers ce passage par la mort, pour renaître. Et ça, c’est une vraie question.

Mais dans le cas de Freud, et c’est une autre vraie question, passionnante et d’une autre nature, cette haine n’a aucun besoin pour exister et se déchaîner que son objet soit réel. On invente un massacre, l’équivalent d’un goulag dont on n’a pas la moindre trace, la moindre preuve ; et on reconstruit les textes, on les falsifie, on glose. C’est une haine qui rend, d’une certaine manière, inventif.

Ainsi, dans Le livre noir de la psychanalyse Freud est traité de menteur, faussaire, dissimulateur, plagiaire, propagandiste, père incestueux, mais aussi de tyran autoritaire qui a trompé le monde entier avec une doctrine fausse. La plupart des autres grands représentants de la psychanalyse, Mélanie Klein, Anna Freud, Jacques Lacan, Françoise Dolto, sont tout aussi maltraités. Dans un texte mal écrit, mal ficelé, et à coups d’affirmations péremptoires, fausses et sans fondements. Les mouvements psychanalytiques sont dénoncés comme des lieux de corruption et les analystes comme des criminels, responsables de la mort de 10 000 toxicomanes en France, pour avoir prétendument contribué à empêcher la diffusion des traitements de substitution. L’ouvrage est d’autant plus pervers que, en dehors de ses cinq principaux signataires — une éditrice, un historien et trois thérapeutes comportementalistes violemment anti-freudiens — il inclut également des auteurs dont les articles peuvent être des critiques de la psychanalyse ou de Freud, mais qui n’ont rien à voir avec cette position ultra destructrice et qui à leur insu, ont peut-être servi de caution à l’entreprise. Ce n’est pas un livre scientifiquement sérieux, c’est un réquisitoire fanatique qui se situe dans la tradition de l’école dite « révisionniste »(16*) .

M.R.: Il n’est pas possible d’aborder comme un ensemble homogène, les différentes critiques tournées contre Freud et la psychanalyse. Comme vous venez de le dire, ils n’ont pas tous également le même degré de sérieux ou d’intérêt. Frank Sulloway, c’est encore autre chose ?

É.R. : Effectivement, ils sont différents entre eux. Frank Sulloway a fait un travail remarquable (17*) et qui est une référence. On l’a fait rééditer chez Fayard, avec une préface de Michel Plon. Je ne partage pas l’idée que Freud est resté un « biologiste de l’esprit ». Mais quel travail, quelle érudition! Si on le lit bien, on voit qu’il n’est pas, dans ce livre, un anti-freudien violent. Le problème est que le même Sulloway, après ce livre-là, a dérapé totalement.

Comme caché au milieu de tous ces gens dont nous venons de parler, très différents d’eux, il y a Jacques Benesteau (18*). Le livre est préfacé par Jacques Corrazé. Tous les deux sont dans la mouvance du Front national et du Club de l’Horloge. Benesteau vient d’être débouté d’une plainte en diffamation qu’il a déposé contre moi à la suite de la publication dans les Temps modernes d’un article dans lequel j’avais relevé des passages qualifiés d' » antisémitisme masqué « (19*). Deux auteurs du Livre noir — Cottraux et Van Rillaer avaient fait l’éloge de ce livre à plusieurs reprises.

M.R.: Et certainement d’autres encore. Ou bien ils sont ignares, stupides et aveugles, ou bien ils partagent la même sensibilité. Dans tous les cas de figure, c’est inexcusable. Mais restons-en là.

Dans votre dernier livre, auquel cette querelle anti freudienne a fait de l’ombre, vous réunissez la plupart de ceux à qui vous avez fait référence dans notre entretien, et auquel vous consacrez, à chacun, un chapitre : Canguilhem, Sartre, Foucault, Althusser, Deleuze, Derrida. À qui vous rendez aussi un hommage. C’est tout à la fois, un livre de témoignage, d’amitié et de combat. À la fin de votre entretien avec Derrida, vous faites référence à l’idée de Ferenczi qui voulait fonder une Société des amis de la psychanalyse et Derrida la reprend à son compte. En lisant Philosophes dans la tourmente , j’ai eu le sentiment que vous même accepteriez de vous reconnaître comme « amie de la philosophie » ou plutôt de ce quelque chose de commun que ces philosophes, ont en partage, dans leurs différences.

É.R. : « Amie des philosophes », pourquoi pas ? ce qui signifie aussi une liberté dans l’engagement, et la possibilité d’un retrait nécessaire à la critique. Ma relation à ces philosophes, avant de devenir une relation d’ « amitié », est d’abord celle qui me lie à des « parents terribles ». Il y a longtemps que je voulais les réunir. Après la mort de Derrida, alors que j’avais déjà écrit la plupart de ces textes, j’ai voulu rendre hommage à tous ceux qui avaient marqué ma vie.

J’ai écrit ce texte sur Althusser, qui lui, est inédit. Ça faisait longtemps que je voulais écrire sur le sottisier psychanalytique qui avait été produit sur lui avant et après sa mort. En rendant cet hommage à ces personnes et ces philosophes aussi divers, je voulais, par certains côtés, parler aussi de ma propre division interne, puisque je suis divisé entre Canguilhem d’un côté et Derrida de l’autre. Ils ne se ressemblent pas du tout. J’ai été marquée par toute cette histoire qui est celle d’un conflit. Vous avez remarqué que ces philosophes passent leur temps à se disputer entre eux, que personne n’est d’accord. Et comme tous ceux de ma génération, je suis l’enfant terrible de « parents » qui ne cessent pas de se déchirer. Sur une période très concentrée, sur à peu près dix ans, aller suivre en même temps le séminaire de Deleuze, celui de Lacan, de Foucault, connaître Althusser et Derrida en même temps, c’est une aventure intellectuelle peu banale et redoutablement formatrice. Et tous ces gens qui ne sont jamais d’accord se sont tous confrontés à la question de la psychanalyse, de la psychologie, de l’engagement. Et ils sont aussi des écrivains. Et puis il y a ceux sur qui j’aurais aussi souhaité écrire, les envies auxquelles j’ai dû renoncer, rajouter Lyotard, et Simone de Beauvoir. Simone de Beauvoir parce que Le Deuxième sexe est un grand livre de psychanalyse. Beauvoir est la première à introduire les théories américaines sur la sexualité féminine. J’aurais voulu la faire dialoguer avec Lévi-Strauss. Ce qui fait que je trouve mon livre inachevé. Mais il faut bien conclure.

J’avais envie, dans cette époque un peu bête, conformiste, marquée par le cognitivisme, et par cette sottise barbare qui nous revient, de témoigner de cet héritage qui est de plus en plus actuel. On a vécu un moment étrange, bizarre : la parution de best-seller qu’ont été les Écrits , Les mots et les choses, Pour Marx, en 65 et 66 , philosophies au fond très universitaires, très sophistiquées. Aujourd’hui, Dits et écrits est lu de façon très limitée. On a l’impression que plus personne ne lit rien. Et Spectres de Marx qui est pour moi un très grand livre, fait comprendre que ça revient, que ça peut revenir sous d’autres formes. Spectres de Marx, spectres de Freud. La même idée peut être réinventée.

Canguilhem critique la psychologie en 1950…. Trente ans après il voit, avec justesse, la barbarie dans la neurobiologie. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, cognitivistes et philosophes de l’esprit (20*) s’en prennent à lui.

Foucault… Jamais la justesse de ses thèses ne s’est autant vérifiée. Quand il a fait la critique de Lacan, celle de la psychiatrie dynamique, on le trouvait extrémiste, on ne comprenait pas. Aujourd’hui, on le relit autrement : quand on voit ce qu’est devenu la psychiatrie, on se dit que Foucault nous donne les instruments les meilleurs pour critiquer le bio-pouvoir.. Les prisons ? Aujourd’hui, c’est bien pire.

Derrida, au début, je pensais qu’il était extrémiste avec sa façon de conduire la déconstruction, qu’il fallait préserver les bonnes vieilles fonctions symboliques de Lévi-Strauss et de Lacan. Mais il avait raison, absolument raison. Il a accompagné la modernité. Et il avait raison avant tout le monde sur ce qu’allait devenir le monde moderne. L’intérêt pour les animaux, les femmes, la déconstruction de la famille, des souverainetés… Je me dis que c’est avec ces philosophes, avec ce qu’ils nous apportent et dont ils ne se sont pas forcément rendu compte eux-mêmes, qu’on va retravailler ce qu’est en train de devenir le monde moderne. Que l’élite des jeunes intellectuels va s’en emparer pour permettre à toutes les révoltes et aux rébellions contre l’emprise des nouvelles barbaries de l’ère industrielle de ne pas se transformer en rebellions fictives baudrillardesques. Tout est encore indistinct : entrons-nous dans une « période sombre » dont parle Hannah Arendt, ou dans une de celle où, comme l’a fait Canguilhem, peut se manifester un esprit de résistance et la capacité de savoir dire NON ? L’avenir le dira.