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2 septembre 2016

Itinéraire d’un psychiatre humaniste Élisabeth Roudinesco, Le Monde des Livres, 2 septembre 2016

la psychiatrie relationnelle de Pierre Delion désaliéniste sur un demi siècle

par Philippe Grauer

La pratique hospitalière, le désaliénisme de la psychothérapie institutionnelle, une de nos inspirations fondatrices, Pierre Delion en est l’un des militants de la deuxième génération. Grâce à des personnalités comme lui cette discipline a poursuivi sur près d’un demi siècle son travail de fourmi psychiatrique humaniste, aujourd’hui menacé. Nourrissant le courant humaniste dont nous sommes précisément issus, et que nous nous efforçons, en une période contraire, de continuer à faire vivre et transmettre. Notre combat pour une psychothérapie par le sens et le rapport humain, adossé à cette vie-œuvre y puise une irrésistible vitalité. 


la psychiatrie relationnelle de Pierre Delion désaliéniste sur un demi siècle

une vie professionnelle exemplaire

Pierre Delion, partisan d’une médecine de la subjectivité interactive, retrace son parcours de soignant passionné. Un beau témoignage et une leçon de psychothérapie en institution, à lire galvaniquement. Que le parcours de cette vie professionnelle exemplaire inspire nos psychopraticiens relationnels et constitue une référence pour tous ceux qui ne sont pas près de renoncer dans nos professions à l’humanité de l’humanité.

Pierre Delion et Patrick Coupechoux, Mon combat pour une psychiatrie humaine, Albin Michel, 274 p., 19,50 €. À lire sans modération.

au commencement était la relation (Buber)

"La relation humaine ne constitue pas un supplément d’âme, un geste pour consoler ou pour faciliter la prise de médicaments, mais elle est le soin, elle est la psychiatrie. Une psychiatrie "transférentielle", capable de comprendre que, pour ce petit enfant autiste, ce qui compte le plus, ce n’est pas le médecin ou l’infirmier, mais Jeanine au tablier de laquelle il s’accroche, cette femme qui fait le ménage et les gâteaux, et qui va, elle aussi, avec toute l’équipe, le prendre par la main (avant-propos de Patrick Coupechoux)."

relation à la folie

Ainsi témoigne Pierre Delion, psychiatre psychanalyste praticien et théoricien de la psychothérapie institutionnelle, celle qui avec François Tosquelles a compris que le transfert psychotique diffère du névrotique. En d’autres termes que le système relationnel des fous est spécifique, et que les institutions soignantes étant conjointement à soigner autant que leurs pensionnaires (Hermann Simon, inspirateur de Tosquelles), si l’on ne prend pas en compte toutes ces tâches de façon conjointe on abandonne les patients et l’institution à un bien triste sort.

psychothérarapie relationnelle

Ce qui est en passe de se passer, dans les Trente calamiteuses régressives en cours. Quand Delion, procédant à l’inventaire raisonné de l’ensemble de sa pratique, parle de psychiatrie relationnelle, car il ne s’agit pas d’autre chose, l’expression revenant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, il indique que la psychiatrie s’inspire d’une doctrine psychothérapique comportant une éthique, une idéologie, une philosophie et vision du monde humain, des principes économiques et politiques. Son inspiration institutionnaliste le situe aux antipodes d’une psychiatrie par le protocole et le médicament en application de l’expertise détachée relevant d’une psychopathologie DSM.

interdisciplinaire

Toujours la combinaison d’une discipline ou méthode psychothérapique et d’une médecine psychique fait de la rencontre psychiatrique un objet de science humaine clinique complexe. J’avais dans un colloque au seuil de l’an 2000 à l’Assemblée nationale – c’était au temps où nous comptions pour quelque chose aux yeux de la République –, j’avais déjà noté publiquement que lorsqu’un psychiatre témoignait de son métier il se mettait à faire l’apologie de sa doctrine, à l’époque volontiers la psychanalyse (50 % des psychiatres alors s’y référaient), confondant sa profession de médecin et la discipline inspirant sa pratique, du fait qu’évidemment les deux étaient intégrées en un seul principe d’action, sans compter  que le psychanalyse en lui ne répugnait pas à prosélytiser.

l’engage du corps

Le médecin Delion d’autre part nous parle de langage du corps de façon simple et intelligible, quand il évoque le schizophrène ayant manqué de l’étrangler ou du tablier de Jeanine, "l’ASH qui fait des gâteaux". J’ignore si son parcours comme celui de son collègue Roger Gentis l’a conduit dans les parages de l’analyse bioénergétique, celle que j’affectionne parce qu’à l’instar de Lowen elle permet l’intégration psychanalyse et travail du corps, mais il connaît bien la technique toute simple de l’enveloppement humide vieux comme le monde, déjà pratiqué au XIX siècle avec humanité, et diffusé par quelques psychiatres dans les cercles des Nouvelles thérapies comme procédé d’expérienciation de soi, toujours sous surveillance et accompagnement d’autant plus chaleureux qu’on démarre par un coup de froid.

la triste affaire

Qu’on en soit à rappeler que le packing n’a rien à voir avec la torture (fantasme récurrent en matière de thérapie psychocorporelle vue de l’extérieur) prouve que les associations de malades (ici de parents de malades) se mêlent de plus en plus de stratégie des soins. Temps nouveaux, pour le meilleur et pour le pire, le temps du règne sans partage du pouvoir médical absolu n’est décidément plus ce qu’il était. On peut assister à des dérives de la chose, mais vu sous l’angle de la citoyenneté il n’y a pas en principe à le déplorer. Après tout dans le domaine de l’autisme quantité de psychiatres psychanalystes ont contribué efficacement à déconsidérer l’image de leur discipline de référence avec des pratiques et discours à base de "mère mortifère" qui ne contribue pas à les honorer. Le brutal changement de cap méthodologique imposé par les "dresseurs" s’effectua pas le biais d’une campagne de haine ayant pris la forme d’un "harcèlement professionnel". Ni "psychiatre lointain" ni "psychanalyste désinvolte", grande figure appelée à payer pour les autres, Delion s’est battu, et se trouva pétitionné "soutenu par la France entière". Il en reste durablement affecté, et nous tous atteints. La France en particulier depuis la fin du siècle précédent n’a pas ménagé ses psys d’avant-garde, qui ont contribué à son rayonnement durant un demi siècle. Cette tendance réactionnaire poursuit son œuvre de démolition. Professionnels de qualités décriés, population victime de l’opération Restauration, comme auraient dit Paul-Louis Courier et Stendhal, quelle époque !

thérapeutique des enveloppes de secours

De fait enveloppement et entourage bienfaisant et bienveillant des assistants de l’expérience, le packing restructure le schéma corporel et l’image du corps chez ceux que la dissociation disloque, chez les enfants auxquels l’ultime pratique de l’automutilation permet encore de confirmer qu’ils existent. Cette "thérapeutique des enveloppes de secours" (Anzieu) rejoint dans son principe la pratique ancestrale du contraste kinesthésique thermique chaud/froid, comme lors du bain glacé après étuve dont les normaux font leurs délices. Elle fut (ré)introduite en France par M.A. Woodbury[1] (travaillant avec P.-Cl. Racamier) en 1966 sous le titre d’enveloppements anaclitiques. Bien entendu les autistes souffrent, de mille façons souvent inimaginables, mais précisément la façon dont les packings chez Delion les apaise mérite d’être prise en considération. Scientifiquement parlant, les études réalisées à Chesnut Lodge semblaient caler cette pratique. Eh bien non. Des groupes de pressions ont actionné des ressorts politiques. N’oublions pas non plus qu’il s’agit de parts de budget importantes, la bataille pour le marché ça existe. Contre Delion le barbare, des groupes de pression ont emporté la décision de la HAS et des ministres. Il ne s’agit pas d’une simple polémique liée à la recherche. En prenant parti officiellement la HAS attaque une pratique que par ailleurs elle autorise, et de ce fait mine. Cela s’appelle un processus de dégradation.

la folie sous contention

Précisément la question de l’enveloppement humide tire son intérêt du fait qu’elle permet de transformer la violence de la contention en contenance. Delion en fait un principe clinique général : au lieu d’enfermer et d’abandonner dans des liens ou une salle de contention[2] un patient en détresse, on l’accompagne jusqu’au bout sans lui administrer de médicament. Il insiste : "nous lui garantissons que nous ne le lâcherons pas, parce que la question de l’enfermement est bien celle de l’abandon : on enferme et on s’en va." Note du gestionnaire, ça coûte. Moins cher que l’attaque du lien humain, le jour où il faudra l’acquitter, la note.

la pédopsychiatrie publique risque de disparaître

À ce régime la pédopsychiatrie publique elle-même (elle ne date que 1972-3 en France) se trouve en fâcheuse posture, c’est cela que signifie la décision de la HAS. À considérer cette mésaventure significative on constate qu’à l’issue de l’ouverture et créativité de l’après guerre humaniste, culminant de 1970 à 90, nous assistons à un processus de verrouillage positiviste, cognitiviste, neuroscientifique et gestionnaire, avec mise en place de protocoles pour le coup glaciaux :"maintenant qu’il y a un protocole, vous pouvez les attacher sans problème." Nous entrons en Restauration. Bonjour la démocratie.

l’antipsychiatrie et les technocrates

L’ouvrage aborde encore la différenciation entre antipsychiatrie et psychothérapie institutionnelle. Pédagogie, vécue, on y distingue que le gauchisme antipsychiatrique pose l’équation suivante :
hôpital = enfermement,
ce qui donne à la ligne suivante
libération = destruction de l’hôpital.
Et le compte n’y est pas :"qu’on le veuille ou non la psychose a parfois besoin de structures suffisamment contenantes. Si celles-ci n’existent pas, c’est la prison qui en tient lieu." Décidément la contenance. En dernière analyse Delion décèle une sorte de collusion entre antipsychiatrie et technocratie. On comprend, venant d’un institutionnaliste pour qui soigner l’hôpital ça n’est aucunement le fermer, pour en définitive faire de la prison le dépotoir de ses abandons.

oui mais parfois les enfants ont besoin d’être engueulés

Le témoignage de Delion fait penser à celui de Yalom, son aîné existentiel, en matière de relation, en employant des termes similaires. Si le praticien entre en relation de façon authentique, l’authenticité contagieuse dynamisera la rencontre. Ainsi, si la relation n’est pas au rendez-vous, les parents comprendront instantanément et mettront en forme la souffrance familiale en réclamant de la Ritaline. Le rapport du dialogue est saisissant de ressemblance[3] :
"– Pourquoi de la Ritaline ?
– On a vu à la télé un pédopsychiatre qui la conseillait fortement.
– Oui, mais au moment où votre gosse n’est pas sympa, si vous vous laissiez aller à vos intuitions, que feriez-vous spontanément ?
– Je crois que je l’engueulerais. Mais je n’ose pas, parce qu’on dit qu’il ne faut pas engueuler les enfants.
– Oui mais parfois les enfants ont besoin d’être engueulés.
– Ah bon? Vous croyez docteur ?
– Oui je crois."
C’est ça qu’il appelle la fonction d’accueil (phorique en jargon, pour holding, soutien, réception).

diagnostic relationnel

C’est là, soutient-il, au cœur de la relation, que prend racine un diagnostic (nous sommes en médecine) à dimension humaine. "Le diagnostic contient déjà la relation transférentielle[4], là où se trouve "le transfert qui va permettre de soigner." Options antagonistes, expertise ou relation. L’expertise, "on reste extérieur à la question sur laquelle on est expert". Voici votre ordonnance maintenant rentrez chez vous avec votre problème, auquel je ne saurais prendre part. C’est l’espace individualiste libéral.

quelle face du dieu regarder

Le Janus de la psychiatrie présente un autre visage, celui de Pierre Delion, pratiquant la relation qui implique, l’intersubjectivité à base d’authenticité, autre vision du monde, autre logique. Ces deux champs méthodologiques et éthiques, humanisme et relation ou neuro technocratie comportementaliste gestionnaire sont-ils mutuellement exclusifs ? vers quel nouvel hégémonisme ignorant la folie constitutive de la condition humaine se dirige la psychiatrie officielle contemporaine ? qu’en pensent les Trente neuf ? on dirait que ça recommence, que s’installe une sorte de nouvel aliénisme. Quand la psychiatrie entame son grand dérapage le carré psy se sent mal. Notre école et ce site, le SNPPsy, l’AFFOP, le PSY’G sont là pour ça, du côté de Pierre Delion, de Patrick Landman à sa manière, pour résister, maintenir et transmettre ce qui ne doit à aucun prix disparaître. Les options sont simples, comme dans les grandes fractures. C’est là qu’on mesure que nos professions sont pour une part militantes.

Résumons-nous :

Les termes du choix méthodologique, éthique, existentiel, idéologique, politique et citoyen sont les suivants :

 Faux self masquant les lézardes, changement d’aspect, mode comme si, comportementalisme. Maître mot, s’adapter. Jouer le type normal pour s’adapter à la société. "C’est là-dessus que porte le casus belli avec les comportementalistes". "Habileté sociale à acquérir : il ne sait pas embrasser, le lui enseigner." Y a-t-il un temps pour le "dressage" ? terrible dilemme en matière d’autisme en certains cas[5], en aucun jamais cas exclusivement.

 Authenticité réplique Delion. En relation, les gens son tels qu’ils sont, il est hors de question pour moi de les modifier." Mode comme ça, "moi je vais l’accompagner dans sa solitude parce qu’il ne sait pas déclarer sa flamme à une fille." Vous êtes comme vous êtes, venu vous adresser à moi, je vous accompagne, c’est le champ du relationnel, angoisse et étrangeté comprise – intelligemment et avec cœur partagée. Faisons ensemble un bout de chemin vers vous-même.

maîtrise des coûts maîtrise des patients, irresponsabilité de l’État

Choix décisif, orthopédie ou mise en œuvre du dialogue relationnel. Après tout pourquoi faudrait-il que tout le monde travaille pareil ? par contre chacun devrait pouvoir se situer et expliquer ses options, sans viser la suppression de l’autre. Fonction contenante ou maîtrise ? maîtrise des coûts, maitrise des patients, maîtrise du marché. Maîtrise, emprise, en route vers la médicalisation de l’existence que décrit Roland Gori reprenant le message de Foucault, et la course à la servitude volontaire.

retour au naturalisme par le passage à la case DSM

La grande régression présente un fond scientifique. Impossible de boucler ce compte-rendu de lecture sans repasser par la case DSM, tout juste évoquée au § 2 de cet article. L’opération DSM répond à une commande. Justifier les dépenses psychiatriques aux yeux des assurances américaines. Irruption de la gestion dans le soin. Pourquoi pas mais comment ? La maladie psychique malade de la gestion. Pour décrire de façon utilisable pour le comptable on redémarre une grille taxinomique. Comme du temps de Kraepelin, où la psychiatrie se souciait de classer, ne sachant guérir. Il en sortit deux protestations cliniques phares de tout le siècle, la phénoménologie clinique qui donna la psychothérapie existentielle et la psychanalyse, sorte de pré structuralisme darwinien à visage mythique, littéraire et humain, s’appuyant sur la psychologie et la psychiatrie de l’époque mais les pourvoyant d’un nouvel horizon, qui fut la science humaine clinique qui marqua le siècle.

les statistichiens au travail

Première erreur que dénonce Delion, on a pris non les loups pour des chiens mais la statistique pour la science, dérive épistémologique qui fit de l’outil, le chien de la statistique, le statistichien, un loup scientiste qui a dévoré toute crue la psychiatrie. Ça a dû en enchanter plus d’un, la libération de la domination d’une psychanalyse américaine médicaliste, normative, dogmatique. Mais pour récupérer son indépendance pourquoi du même coup s’automutiler ?

herboristerie

Seconde erreur d’orientation, le choix d’une classification à la Linné, naturaliste "ambition de mettre en fiches l’ensemble de la nature", un travail "d’herboriste". Régression à Kraepelin, pas anti Freud, anté Freud. Comme le dirait ce dernier on croit rêver.

le CFTM de Misès

À vrai dire c’est moins le principe classificateur qui dérange Delion, que le formatage systémique adopté, l’orientation méthodologique DSM à partir du III : décrire déduire, aucun intérêt pour l’angoisse (on revient avant Kierkegaard, quelle avancée dans le recul !). À quoi il oppose la CFTM de Roger Misès (dont la récente parution fut annoncée ici même par Patrick Landman), qui permet un diagnostic dynamique, à mesure que le processus relationnel se développe. Bah ! pourquoi pas ? l’essentiel étant de soutenir le diagnostic de la relation.

la psychiatrie garante de la relation ?

Le reste est bien connu, la psychologisation médicalisation, l’individu seul responsable de ce qui lui arrive (un soupçon de toute-puissance ?), posant la question du statut de la science dans notre société et de l’empiètement du scientisme, exclusif de la dimension relationnelle. Le reste, c’est on l’a vu la confusion méthodologique HAS, dont au demeurant les cliniciens ont rapidement quitté le groupe d’expertise sans que cela dérange outre mesure.

Conclusion, développement sur la désertification relationnelle, science sans conscience ruyne de l’âme. Seconde conclusion avec la phrase paradoxale de Tosquelles, "la médecine est une spécialité de la psychiatrie", à savoir avec la disparition programmée de cette dernière, que deviendrait la complexité intersubjective (nous sommes tout de même toujours là pour nous en occuper de notre côté) ?

secteur en mouvement

Il a fallu en 1945 "faire le contraire de l’asile" qui venait d’enregistrer la mort de 45 000 malades (dont Camille Claudel). Une des caractéristiques de Saint Alban, fut que, petite unité, ils eurent un peu moins de difficulté avec le ravitaillement, maître mot de la France Occupée, qui le fut principalement à trouver de quoi manger, les nazis avec le recul pouvant être réputés spécialisés dans l’administration de la mort par la faim, une torture lente et dégradante. Donc à Saint Alban on mit les fous à la disposition des agriculteurs du coin comme travailleurs agricoles adjoints, ce qui rapporta son pesant de rutabagas, et contribua par ailleurs à caler leur folie, reprise en débriefing à l’hôpital en équipe.

faire le contraire de l’horreur

Faire le contraire, signifia aussi en finir avec l’asilaire, ressemblant à s’y méprendre au concentrationnaire. Les choses évoluèrent, jusqu’à la victoire finale de la mise en place de la psychiatrie de secteur. Dans le cadre de laquelle certains militèrent pour une organisation selon les standards de la psychothérapie institutionnelle, fondée sur la relation – Delion insiste sur le terme, d’où les clubs, cafés et autres lieux de parole transversale, analysés en supervision, où l’ensemble du personnel, dont maman balai-gâteaux, apprit à se retrouver "sujet de l’inconscient institutionnel", à dignité professionnelle égale : "un infirmier psychiatrique n’est pas plus con qu’un psychiatre". Cela peut aussi s’appeler psychiatrie citoyenne.

silence on standardise

Le secteur, comme le reste, se dépiaute, pour devenir de la psychiatrie gestionnaire, l’exact antagoniste de l’institutionnelle. Ainsi Oury envoya sur les roses le fonctionnaire venu rétablir les normes hygiéniques d’une cuisine modernisée, où d’ailleurs on ne ferait plus la cuisine, livrée par camions thermiques. Il avait pas loin de 100 ans et l’autre repartit d’où il était venu. Oury mort, il pourrait revenir, et ruiner 50 ans de pratique de psychiatrie novatrice à Laborde, qui s’épuiserait en vain à obtenir une dérogation aux directives européennes sur l’emballage des fromages promus fromages thérapeutiques.

pour une psychopathologie relationnelle

Où c’est la psychiatrie relationnelle ou c’est l’Evidence Based Psychiatry, la psychiatrie fondée sur la preuve, mais pas la preuve d’amour, ils ne connaissent pas, eux c’est le scientisme, la psychiatrie baisée par l’évidence d’un comportementalisme agressif, neurologique exclusif, comportementaliste (celui qui fournit des "evidences", des preuves) et gestionnaire.  Devinez ce qui est en train de gagner ? avec le système actuel, Delion ne serait jamais devenu professeur des universités. Gori raconte très bien ça, comment la course obligée aux publications en anglais, dans des revues strictement formatées, qui vous fournissent en points, interdit qu’on pratique en même temps comme le fit Delion. D’ailleurs la pratique, sauf pour en parler mais à distance, l’actuelle recherche s’en fout, ça tombe bien. C’est bien le problème. La modernisation de la psychiatrie aurait pu voir s’installer, dans le cadre même de la médecine, une psychopathologie relationnelle. Résultat contraire, rares sont les facultés de médecine où l’on peut se former ne serait-ce qu’aux neurosciences et à la psychopathologie. Triomphe dur des sciences dures. Cette induration est-elle partie pour durer ?  les psychiatres demandent une vraie formation à la psychothérapie (donc relationnelle ?), note Delion.

les inadéquats, où es-tu Ionesco ?

Les vents contraires soufflent mauvais. Qu’allons devenir, que va devenir une psychiatrie qui a besoin de secteurs flexibles et interdisciplinaires ? la pensée néolibérale infiltre tout. Connaissez-vous la nouvelle catégorie des inadéquats ? docteur, il y a beaucoup trop d’inadéquats dans votre service. Il va falloir faire le ménage. Dans ce que Delion appelle la République des faux-selfs, de nombreux inadéquats dégagés finissent dans la rue. Pas grave, derrière, il y a la clochardise ou la prison. La poubelle, l’abandon. Quel beau modèle de société. Hugo où es-tu ? qui va écrire les nouveaux Misérables ?

djihadisme,  secteur et travail relationnel

La souffrance psychique de masse dont parle pour finir Delion, ne mentionne pas le djihadisme. Et Allah sait combien souffrent ces familles de jeunes partis en Syrie offrir leur jeune vie au Moloch de l’islamofascisme. On se préoccupe de "déradicalisation", a-t-on songé à équiper la psychiatrie de secteur pour prendre en charge cette immense douleur ? et comment organiser l’aide et le soutien nécessaire aux victimes des attentats ? le secteur en effet pourrait assurer pour une grande part la fonction d’accueil en pareille matière. Sinon, avec une psychiatrie centrée sur le symptôme conduisant à la chosification de la personne, avec une politique de déstressement d’urgence sans suivi sur des années par des psychiatres, psychothérapeutes, psychopraticiens relationnels, on n’ira pas loin, et les naufrageurs continueront.

comme si comme ça, où va la démocratie, où allons-nous ?

"Plus on creuse le fossé entre ce que les citoyens paraissent être et ce qu’ils sont vraiment, plus on s’éloigne de la démocratie." Plus les comme si captifs du faire semblant et de l’image à produire, prennent la place des comme ça, les authentiques, moins ça marche. La démocratie "ne fonctionne que si le représentant du peuple est quelqu’un d’authentique." À commencer par le psychiatre. Et nous-mêmes. Nous restons déterminés, en nous appuyant dans notre pratique sur les principes de la psychiatrie relationnelle de notre Pierre Delion, à tout faire pour maintenir ce qui doit l’être dans ce domaine. Et vous ?

[1] Importante récompense à qui me dévoilera quels sont les prénoms de ce Dr. Woodbury.

[2] "Je reviendrai quand vous serez calmé", les salles de contention, véritables lieux de torture, elles, se multiplient ces derniers temps. Question de temps ça en économise.

[3] C’est nous qui avons retypographié le passage.

[4] En psychanalyse comme on sait le ressort relationnel s’appelle transfert.

[5] C’est là que peut jouer le concept de multiréférentialité : en cas de contradiction systémique, jamais les deux en même temps. C’est l’inverse de l’intégratif, de l’ordre du bricolage : un des deux modèles bidouillé combiné avec l’autre lui-même aménagé.


Élisabeth Roudinesco, Le Monde des Livres, 2 septembre 2016

Le Monde des Livres, 2 septembre 2016

Pierre Delion et Patrick Coupechoux, Mon combat pour une psychiatrie humaine, Albin Michel, 274 p., 19,50 €.

Pierre Delion, né en 1950, a eu la bonne idée de retracer son itinéraire, avec l’aide de son ami Patrick Coupechoux, dans un bel ouvrage qui permet au lecteur de saisir, sur le vif, ce que fut en France, pendant une quarantaine d’années, l’approche des pathologies de l’enfance et de l’adolescence : anorexie, autisme, schizophrénie, toxicomanie, délinquance, etc. Issu d’un milieu modeste – ses parents tenaient une quincaillerie à Tuffé (Sarthe) –, Delion eut très tôt la volonté d’être médecin. C’est le curé du village qui propose à son père de l’inscrire au collège Sainte-Croix du Mans, tenu par des jésuites. À leur contact, il reçoit un enseignement aussi laïc que celui délivré par l’école républicaine.

Après s’être orienté vers la psychiatrie, il découvre au CHU d’Angers la terrible réalité de l’asile :  » Les salles avec quinze patients attachés à leurs lits, les arriérés, les délirants, les schizophrènes, les autistes qui se tapent la tête contre le radiateur : la cour des miracles. «  Cependant, comme tous les psychiatres de sa génération, il croise l’aventure de la psychothérapie institutionnelle dont il deviendra l’un des meilleurs représentants. Issu de la Résistance, ce courant dit  » désaliéniste  » met en avant une thérapeutique plurielle de la folie qui vise à abolir l’enfermement en proposant une triple prise en charge des patients : sociale, psychique, biologique.

Ayant acquis les plus hautes distinctions hospitalo-universitaires, Delion est nommé en 2003 professeur de pédopsychiatrie au CHU de Lille, ce qui lui permet de réaliser son rêve : un travail d’équipe qui associe instituteurs, soignants, infirmiers, psychologues au service des enfants en souffrance et de leurs familles. On trouve dans ce livre une magnifique description des activités quotidiennes de ces hommes et de ses femmes animés d’un même désir de faire de la psychiatrie une médecine de la subjectivité, en s’appuyant autant sur la psychanalyse que sur les traitements cérébraux et médicamenteux, ou encore, dans les cas d’automutilation, sur la vieille technique de l’enveloppement (packing) qui permet à l’enfant de trouver son image corporelle. Et, parfois, on est bouleversé par des histoires ordinaires. Celle de cet enfant autiste, par exemple, qui explore sans cesse la cuvette des toilettes tout en étant agrippé au tablier de Jeanine, la cuisinière du service qui lui fait des gâteaux. Invité à monter sur un poney, il lui soulève la queue pour sentir l’odeur du crottin. Progressivement, grâce à la ténacité de l’équipe, il changera d’attitude.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Delion aborde la disparition de cette psychiatrie humaniste qu’il a tant aimée et qui est désormais remplacée par une neuro-pédagogie dogmatique visant à regrouper toutes les pathologies en un seul syndrome dénué de signification : le trouble envahissant du développement (TED). Par cette désignation unique, on peut diminuer le coût des traitements de longue durée et liquider les équipes, quitte à brader la passion de soigner qui donne un sens à la subjectivité humaine. En lisant ce livre, on se dit que le regard qu’une société porte sur ses fous est à l’image de ce qu’elle pense d’elle-même. Et Delion en conclut que, si la psychiatrie contemporaine est dans une telle crise, c’est que  » notre fonctionnement démocratique l’est aussi « . On ne saurait mieux dire.