par Philippe Grauer
Le DSM se débat dans les dérives où il a fini par s’embourber, depuis 1974 date à laquelle Bob Spitzer entreprit de s’en occuper. Une immense taxinomie à vocation scientifique, rationaliste en tout cas, avec une quantité de commissions d’experts chargés de trouver un accord par branches, un peu comme une encyclopédie, le DSM est devenu pour celui qui s’y investit l’œuvre d’une vie.
Agencement. La psychiatrie coiffe, ou domine, l’édifice graphique du carré psy que j’ai imaginé pour installer un principe d’ordre classificatoire [tiens, moi aussi !] dans ce qui à s’appeler le continent ou le champ psy se présentait comme un terrain vague. À la nuit tombante champ clos de luttes corporatistes et idéologiques entre déchirantes. Née des Lumières, la psychiatrie fonde ce qui deviendra l’édifice psy. Ce qui la concerne revêt une importance considérable, par répercussion, sur les trois autres disciplines de l’actuel carré.
Pour se constituer en science, depuis le XVIIIème siècle, la psychiatrie a dû s’en donner les moyens. D’abord un principe anthropologique et politique fondateur, les fous sont des êtres humains et ne sont jamais intégralement aliénés, au sens philosophique du terme. Changement de statut, le fou est d’abord un citoyen. Mythe fondateur, Pinel par un geste inaugural, les malades, qu’il faut traiter avec respect et humanité, il les délivre de leurs chaînes. Nous avons hérité de ce principe de Pinel inspirant une clinique d’accueil dans la douceur (traitement moral). Un siècle plus tard l’asile est une poubelle à déchets humains, quand ce n’est pas le terrible mouroir de l’Occupation. C’est aussi durant la même période que le colonel de l’Espagne républicaine François Tosquellas donne en France à la psychiatrie hospitalière sa dimension sociale, créant la psychothérapie institutionnelle, soignant en même temps l’institution et ses malades, dont nous sommes les héritiers.
Depuis le XVIIIème siècle l’invention de la psychiatrie passe par la mise en place des concepts propres à la nouvelle science en devenir. Il faut d’abord observer, systématiser, classer. Par l’étude et la classification des maladies nerveuses fonder une nosographie. On produit au cours du XIXème siècle de nombreux Traités, comportant de complexes organisations taxinomiques du domaine, sur le modèle des grandes classification botaniques et zoologiques, jusqu’au monumental Traité de psychiatrie d’Emil Kraepelin (1883-1909). Perfectionné, mué par Eugen Bleuler (l’inventeur de la schizophrénie s’appuyant sur le concept de Spaltung, clivage, dissociation, ancêtres de l’ambivalence) en 1911 en une véritable psychopathologie fondée sur la compréhension des signes et de leur sens (la dimension philosophique reste liée à la médecine. Janet fut d’abord philosophe).
Enfin la psychiatrie devint l’institution hospitalière de référence du soin aux maladies mentales. Soigner ? Mais comment ? À l’aube des années 1900 en Europe centrale les riches en grande difficulté psychique se réfugient dans des sortes de sanatoriums ou on pratique ce qu’Élisabeth Roudinesco nomme le nihilisme thérapeutique. On les balade sans les soigner d’un lieu hospitalier à l’autre. Degré zéro du traitement.
C’est paradoxalement en ville, avec des patients ambulatoires, des névrosés, des femmes dites hystériques – la maladie nerveuse à la mode (le phénomène de mode restera prégnant dans le domaine)(1), que Breuer et Freud (ce dernier sous l’influence conjointe de Charcot et Bernheim), prolongent la psychothérapie de Bernheim, abandonnent l’hypnose pour la cure par la parole associative, découvrent le conflit interne, l’inconscient, le transfert, cette relation surdéterminée, et le processus de subjectivation, dans le cadre d’une conception psychodynamique adaptée aux normaux (ou presque). Quelques grands mythes de référence permettront aux patients d’entrevoir un moyen de se représenter leur histoire selon une stéréotypie littéraire les tirant du roman bourgeois vers la tragédie grecque ou shakespearienne. Avouons qu’en l’absence de pharmacopée et d’étiologie physiologique assurée, la cure par la parole, dans le cadre d’un dialogue vivant(2), c’est génial.
Ce faisant la psychanalyse passe de la neurologie à la dynamique proprement psychique. Elle va jusqu’à laïciser le nouveau domaine, l’étendant à des praticiens non médecins. Avec elle entreprendre de soigner les gens en s’intéressant réellement à eux prenait sens. Le psychanalyste (un néologisme, comme un siècle plus tard psychopraticien relationnel) les aide au moins à se comprendre, à mettre en résolution (parfois seulement partielle) leurs conflits en souffrance, et prendre en charge leur déclinaison singulière de la condition humaine. Une révolution(3).
Qui allait en retour révolutionner la psychiatrie, domaine médical hospitalier de la folie et des cas graves. Jung apporte à Freud le cadeau du Burghölzli et de la psychose. Le XXème siècles serait celui de l’extension mondiale de la psychanalyse, et de son extension à la psychiatrie. La psychodynamique freudienne, comme référence théorique et clinique, fertilise, colonise, hégémonise, la psychiatrie, jusqu’à la fin des années 60.
Avec la découverte des neuroleptiques la psychiatrie va devenir médicamenteuse et les malades peuvent rentrer chez eux (en France, psychiatrie de secteur). Tout change. Le bio médical va récupérer de l’importance. Certes les nouvelles molécules ne guérissent pas, elles compensent, pallient, à des dégâts qu’on ne sait toujours pas réellement réparer (question d’étiologie). Sans compter bien sûr avec la dimension psychothérapique purement psychique (ah ! psychè et soma !) mis à jour nous venons de le voir par la psychanalyse (nouvelle profession et discipline, distincte). Mais dans plusieurs grands secteurs psychopathologiques on dispose à présent de drogues relativement efficaces. Un ennui, des études critiques (dont la fameuse expérience de Rosenhan – 1973, un bijou dans le genre) montrent que la psychiatrie américaine manque sérieusement de rigueur diagnostique. Apparemment pour prescrire au meilleur escient possible, les médecins que sont les psychiatres ont besoin d’un instrument classificateur adapté. N’oublions pas que nous sommes en médecine, où comme on sait, qui tient le diagnostic tient le traitement.
Pas si simple dans le domaine de la maladie mentale, plus artiste, où l’intuition et la prise en compte de l’histoire et de l’environnement de la personne compte beaucoup. Où un chercheur psychanalyste non médecin comme Devereux à la clinique Menninger de Topeka, Kansas, ou de grands psychiatres comme Bion en Grande Bretagne ont montré qu’on pouvait permettre à de grands traumatisés de guerre de se restaurer par la psychanalyse(4). Pourtant, même après la flambée novatrice de la psychologie humaniste américaine, le sur-mesure relationnel psychothérapique semble bien avoir fait son temps en psychiatrie.
L’American Psychiatric Association confie à un jeune chercheur dynamique le soin de réformer et concevoir à frais nouveaux le Manuel de référence existant (d’inspiration freudienne), un ouvrage pour spécialistes qui s’appelle DSM, datant d’après guerre, sans grande diffusion, sur le modèle généralisé d’un travail de recherche (statisticien et comportementaliste) qu’il vient de présenter, qu’ils trouvent prometteur.
Il s’appelle Bob Spitzer, a fait une psychanalyse, comme tout psychiatre de l’époque aux États-Unis. Il ne s’est pas contenté de cette expérience standard dont nombre de psychiatres de l’époque on rapporté que ça n’avait pas été pour eux transcendant. Original, il travaille avec Reich, très occupé à l’époque à expérimenter ses accumulateurs d’orgone. Il va jusqu’à pratiquer l’orgonothérapie parallèlement à ses fonctions d’enseignant. Déçu, il abandonne le domaine freudien et péri freudien, et s’oriente vers le comportementalisme. L’APA lui passe commande en 1974 en toute connaissance de cause. La machine infernale est lancée.
Excellent organisateur et négociateur, Bob dynamise la mise au travail de nombreuses commissions, une par grande pathologie, arbitre et met d’accord les experts, un bataillon émergent de chercheurs choisi par lui désireux de réintégrer la psychiatrie dans le champ de la médecine biologique. Une performance, cinq ans de travail. Si Charcot est le Napoléon de l’hystérie, Bob Spitzer fut celui de la psychiatrie comportementaliste américaine – et de sa globalisation. L’ouvrage correspond à la situation. Une nouvelle découpe nosologique, appropriée aux impétueux appétits des laboratoires pharmaceutiques, ayant compris qu’il y avait des milliards à gagner à tirer profit d’une heureuse conjonction de ses recherches et de la nouvelle classification sur-compartimentant exactement à la mesure de ses besoins et appétits le territoire statistico-diagnostique.
Fait sociologique marquant, le DSM-III, paru en 1980, devient en quelques années un long seller. Ça y est, la psychiatrie américaine, puis mondiale du fait de la globalisation, s’est dissociée de la psychanalyse et plus généralement du modèle dynamique (qui sera pour une grande part celui de la psychologie humaniste américaine). La psychanalyse et plus généralement l’approche fondée sur la dynamique de subjectivation décrochent de la psychiatrie. Il en résultera le face à face épistémologique, éthique et idéologique, d’une profession de santé non médicale d’une part(5) (attention, lisez la note), et de la tendance à la médicalisation de l’existence fondée sur le comportementalisme et l’homme neuronal et biochimique d’autre part.
Curieusement, Robert Spizer est aussi connu pour son attitude de négociateur avisé au cours des années 70 dans l’épisode du retrait de l’homosexualité du catalogue DSM (1973). On mesure par là au passage, comme le faisait remarquer Zarifian, le degré de « scientificité » du catalogue DSM. Et puis coup de théâtre, voici Spitzer qui publie en 2001 une étude sur la capacité de reconversion à une sexualité « normale » des homosexuels, sur laquelle il mettra 12 ans à revenir. En tout cas ça n’empêchera pas les homosexuels reconnaissants de faire de lui le parrain du mariage gay. L’Histoire est une science humaine passionnante.
Au DSM-III succédera logiquement le DSM-IV, direction Allen Francès, fier de son œuvre mais dénonçant ces maudits labos de Big Pharma qui vous pervertissent le travail si soigneusement ficelé. Devenu opposant au DSM-5 (la typographie a changé pour un chiffre 5 arabe, signe du seul progrès incontesté du DSM disent les humoristes), l’héritier de Spitzer milite à présent pour sauver les normaux (6) de la dérive irrésistible du DSM surpathologisant l’ensemble de la population. Comme le dirait Patrick Landman, le combat continue.
– Michel Rotfus, DSM, mon amour – Nouvelle dispute sur la nature de l’âme humaine, précédé de « nous sommes les mainteneurs avec la psychanalyse de l’alternative libérale à la médicalisation DSM de l’existence » par Philippe Grauer [mis en ligne le 2 janvier 2016].
– Patrick Landman, Dangerosité du DSM5, précédé de « Les fausses évidences » par Philippe Grauer [Octobre 2013].
– Pam BELLUCK & Benedict CAREY, DSM 5 – Le guide de la psychiatrie perd le contact avec la science [Il s’agit d’un plaidoyer pour le Research Domain Criteria, ou RDoC.], mis en ligne le 6 mai 2013.
– Gilles-Olivier SILVAGNI, précédé de « Devoir de résistance » par Philippe GRAUER, Stop DSM – Patrick Landman : Tristesse buiseness, mis en ligne le 29 avril 2013.
– Patrick LANDMAN, L’Autisme et la querelle des classifications nosographiques
, précédé de « Au DSM mal conçu source de confusion, l’alternative de la CFTMEA », Par Philippe Grauer [mis en ligne le 3 mars 2012].
– Marcelle MAUGIN à la Journée d’Étude AFFOP-SNPPsy « Sauvons le sujet », DSM-4 – Souriez vous êtes « renommés », précédé de « le DSM sème le trouble et pourrait récolter la tempête », par Philippe Grauer [mis en ligne le 9 mai 2012].
– DSM
– CFTMEA
– CIM
– DSM V
– RANDOLPH Michael, L’ombre toujours portée de Kraepelin sur le Carré psy.
précédé de « Au sein du Carré psy ça continue de batailler – médicalisation de l’existence vs. orientation subjective humaniste » par Philippe Grauer. La question du néo kraepelinisme aujourd’hui.
par Élisabeth Roudinesco
Né le 22 mai 1932 à White Plains (État de New York), le psychiatre américain Robert Leopold Spitzer est mort à Seattle le 25 décembre 2015 après avoir consacré toute sa vie à l’élucidation des troubles mentaux.
Personnage haut en couleur, confiant dans les vertus de l’approche rationnelle de l’être humain, il avait été formé dans le giron du freudisme classique qui, dans les années 1940, dominait les études de psychiatrie. Mais bientôt il se tourna vers les thèses de Wilhelm Reich (1897-1957), lequel avait été incarcéré au pénitencier de Lewisburg, en Pennsylvanie, pour avoir commercialisé ses « accumulateurs d’orgone », destinés à soigner l’impuissance sexuelle. Doué d’une belle indépendance d’esprit et d’une forte ténacité, Spitzer n’hésita pas à pratiquer l’orgon-thérapie tout en poursuivant sa carrière d’enseignant et de clinicien à la New York University School of Medicine puis à l’université de Columbia.
Déçu par les théories de Reich et par celles des psychanalystes freudiens, de plus en plus orthodoxes et fermés à la modernité, il considéra qu’il fallait trouver une solution scientifique, et non pas psychique ou sociale, à la question des troubles de l’âme. C’est alors qu’il fut pressenti par l’American Psychiatric Association (APA) pour réviser la troisième édition du « Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux » (DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders).
Entre 1952 et 1968, les deux premiers DSM étaient axés sur les catégories de la psychanalyse et de la psychiatrie classique, c’est-à-dire sur une nomenclature des affections psychiques qui correspondait à l’étude de la subjectivité humaine : on y distinguait des normes et des pathologies, des névroses, des psychoses, des dépressions, etc… Mais, à partir des années 1970, sous la pression des laboratoires et des départements de neurosciences, soucieux de créer une vaste science du cerveau où seraient mélangées des maladies dégénératives et des névroses légères, cette approche dite “dynamique” fut contestée au profit d’une description des comportements.
Convaincu d’être l’artisan d’une nouvelle révolution scientifique, Spitzer s’entoura de quatorze comités, composés chacun d’une multitude d’experts. Cette équipe procéda entre 1970 et 1980 à un “balayage athéorique” du phénomène psychique substituant à la terminologie classique un jargon nosologique digne des médecins de Molière. Les concepts de la psychiatrie furent bannis au profit de la seule notion de trouble (disorder) qui permit de faire entrer dans le Manuel 292 maladies imaginaires : la timidité, l’angoisse de mourir, la peur de perdre son travail, le syndrome traumatique consécutif à un acte violent, etc… Dans le DSM-IV, publié en 1994, on en comptabilisera 350 et dans les versions suivantes bien plus encore.
Mais Spitzer dut aussi affronter les homosexuels, groupés en associations, qui exigeaient de ne plus figurer dans le DSM au titre de malades mentaux. Il tenta de distinguer plusieurs catégories : les « ego-dystoniques » et les autres, ce qui n’avait aucun sens puisqu’un homosexuel atteint de troubles n’est pas différent d’un hétérosexuel présentant la même pathologie. Finalement, en 1973, les homosexuels obtinrent leur déclassification à la suite d’un vote de l’APA, décision qui n’avait rien de scientifique.
Spitzer continua à penser que l’on pouvait, par des cures adéquates, convertir les homosexuels en hétérosexuels. Il s’y employa pendant des années. Enfin, en 2012, il reconnut ses torts : « Je dois à la communauté gay des excuses pour mon étude qui prétendait à l’efficacité de la thérapie réparatrice. » Spitzer ne manquait pas d’audace face à l’adversité et il n’eut pas toujours tort, notamment quand en 1975 il refusa d’inclure le racisme parmi les troubles mentaux. Humaniste et visionnaire, il fut l’artisan sincère de la plus grande utopie jamais rêvée par la psychiatrie : construire un discours universel sur les troubles mentaux valable pour la planète entière. Le plus étonnant c’est que le DSM a atteint son objectif au point d’être devenu l’outil dominant de toute la psychiatrie biologique contemporaine, mais aussi le « monstre » le plus contesté par une majorité de psychiatres qui rendent hommage aujourd’hui à l’inventeur d’une classification dont ils récusent les principes.